I Du côté de chez Swann
À MONSIEUR GASTON CALMETTE
Comme un témoignage de profonde
et affectueuse reconnaissance.
MARCEL PROUST
PREMIÈRE PARTIE
Combray
I
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à
peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le
temps de me dire : « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la
pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais
poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma
lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce
que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ;
il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église,
un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette
croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne
choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les
empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle
commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées
d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais
libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais
bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes
yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme
une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me
demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement des
trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant
les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se
hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être
gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des
actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère
qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du
retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller
qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une
allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C'est l'instant où le malade,
qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé
par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel
bonheur, c'est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés,
il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui
donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les
pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa
porte a disparu. C'est minuit ; on vient d'éteindre le gaz ; le
dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans
remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts
réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des
boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de
goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés
les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité
duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant j'avais rejoint sans
effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes
terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et
qu'avait dissipée le jour – date pour moi d'une ère nouvelle – où on
les avait coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en
retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper
aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais
complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme
naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du
plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui
me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y
rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien
lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait quelques moments
à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé
par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les
traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout
entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir
de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une
réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais
oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des
heures, l'ordre des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant
et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé
jusqu'à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que
vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans
une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de
son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première
minute de son réveil, il ne saura plus l'heure, il estimera qu'il vient à peine
de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une position encore plus déplacée et
divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le
bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le
fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace, et au moment d'ouvrir
les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre
contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et
détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu
où je m'étais endormi, et quand je m'éveillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais
où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j'étais ; j'avais
seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l'existence comme il
peut frémir au fond d'un animal ; j'étais plus dénué que l'homme des
cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j'étais, mais
de quelques-uns de ceux que j'avais habités et où j'aurais pu être – venait
à moi comme un secours d'en haut pour me tirer du néant d'où je n'aurais pu
sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de
civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de
chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur
est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par
l'immobilité de notre pensée en face d'elles. Toujours est-il que, quand je me
réveillais ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir
où j'étais, tout tournait autour de moi dans l'obscurité, les choses, les pays,
les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la forme
de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la
direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la
demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de
ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait
dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la
forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même
que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le
logis en rapprochant les circonstances, lui, – mon corps, – se
rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour
des fenêtres, l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y
endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à
deviner son orientation, s'imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un
grand lit à baldaquin et aussitôt je me disais : « Tiens, j'ai fini
par m'endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j'étais
à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon
corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon
esprit n'aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de
verre de Bohême, en forme d'urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la
cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents,
en des jours lointains qu'en ce moment je me figurais actuels sans me les
représenter exactement et que je reverrais mieux tout à l'heure quand je serais
tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude ; le
mur filait dans une autre direction : j'étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup,
à la campagne ; mon Dieu ! il est au moins dix heures, on doit avoir
fini de dîner ! J'aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs
en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant
d'endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans
nos retours les plus tardifs, c'étaient les reflets rouges du couchant que je
voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre genre de vie qu'on mène à Tansonville,
chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je
trouve à ne sortir qu'à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je
jouais jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m'habiller
pour le dîner, de loin je l'aperçois, quand nous rentrons, traversée par les
feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais
que quelques secondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me
trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions
dont elle était faite, que nous n'isolons, en voyant un cheval courir, les
positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j'avais revu tantôt
l'une, tantôt l'autre, des chambres que j'avais habitées dans ma vie, et je
finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient
mon réveil ; chambres d'hiver où quand on est couché, on se blottit la
tête dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plus disparates : un
coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et
un numéro des Débats roses, qu'on finit par cimenter ensemble selon la
technique des oiseaux en s'y appuyant indéfiniment ; où, par un temps
glacial le plaisir qu'on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l'hirondelle
de mer qui a son nid au fond d'un souterrain dans la chaleur de la terre), et
où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un
grand manteau d'air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se
rallument, sorte d'impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la
chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de
souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties
voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer, et qui se sont refroidies ;
– chambres d'été où l'on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune
appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu'au pied du lit son échelle enchantée,
où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la
pointe d'un rayon ; – parfois la chambre Louis XVI, si
gaie que même le premier soir je n'y avais pas été trop malheureux et où les
colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s'écartaient avec tant de
grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire
celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la
hauteur de deux étages et partiellement revêtue d'acajou, où dès la première
seconde j'avais été intoxiqué moralement par l'odeur inconnue du vétiver, convaincu
de l'hostilité des rideaux violets et de l'insolente indifférence de la pendule
qui jacassait tout haut comme si je n'eusse pas été là ; – où une étrange
et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles
de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel
accoutumé un emplacement qui n'était pas prévu ; – où ma pensée, s'efforçant
pendant des heures de se disloquer, de s'étirer en hauteur pour prendre
exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu'en haut son
gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j'étais
étendu dans mon lit, les yeux levés, l'oreille anxieuse, la narine rétive, le
cœur battant : jusqu'à ce que l'habitude eût changé la couleur des rideaux,
fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé,
sinon chassé complètement, l'odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur
apparente du plafond. L'habitude ! aménageuse habile mais bien lente et
qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une
installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de
trouver, car sans l'habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant
à nous rendre un logis habitable.
Certes, j'étais bien éveillé maintenant, mon corps avait
viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour
de moi, m'avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis
approximativement à leur place dans l'obscurité ma commode, mon bureau, ma
cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j'avais beau savoir
que je n'étais pas dans les demeures dont l'ignorance du réveil m'avait en un
instant sinon présenté l'image distincte, du moins fait croire la présence
possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne
cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande
partie de la nuit à me rappeler notre vie d'autrefois, à Combray chez ma
grand-tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me
rappeler les lieux, les personnes que j'y avais connues, ce que j'avais vu d'elles,
ce qu'on m'en avait raconté.
002
À Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi, longtemps
avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de
ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et
douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les
soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne
magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à
l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle
substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles
apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un
vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce
que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma
chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue
supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme
dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la
première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux
dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre
la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la
pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui
n'était autre que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on
glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et
il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture
bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les
voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité
mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un
instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma
grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son
attitude avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux
indications du texte ; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne
pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais
le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se
bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même,
d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout
obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme
ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel
s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure
pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître
aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes
projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour
de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me
causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre
que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention
à elle qu'à lui-même. L'influence anesthésiante de l'habitude ayant cessé, je
me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma
chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en
ceci qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant
le maniement m'en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de
corps astral à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la
salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de
Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait
sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les
malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes
de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Après le dîner, hélas, j'étais bientôt obligé de quitter
maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s'il faisait beau, dans
le petit salon où tout le monde se retirait s'il faisait mauvais. Tout le monde,
sauf ma grand-mère qui trouvait que « c'est une pitié de rester enfermé à
la campagne » et qui avait d'incessantes discussions avec mon père, les
jours de trop grande pluie, parce qu'il m'envoyait lire dans ma chambre au lieu
de rester dehors. « Ce n'est pas comme cela que vous le rendrez robuste et
énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de
prendre des forces et de la volonté. » Mon père haussait les épaules et il
examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant
de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect
attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de
ses supériorités. Mais ma grand-mère, elle, par tous les temps, même quand la
pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les précieux
fauteuils d'osier de peur qu'ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le
jardin vide et fouetté par l'averse, relevant ses mèches désordonnées et grises
pour que son front s'imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle
disait : « Enfin, on respire ! » et parcourait les allées
détrempées – trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau
jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé
depuis le matin si le temps s'arrangerait – de son petit pas enthousiaste
et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu'excitaient dans son âme l'ivresse
de l'orage, la puissance de l'hygiène, la stupidité de mon éducation et la
symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d'elle d'éviter à sa jupe
prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu'à une hauteur
qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand-mère avaient lieu
après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer : c'était – à
un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme
un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies
sur la table à jeu – si ma grand-tante lui criait : « Bathilde !
viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la taquiner,
en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent
que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient
défendues à mon grand-père, ma grand-tante lui en faisait boire quelques
gouttes. Ma pauvre grand-mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas
goûter au cognac ; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma
grand-mère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si
humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu'elle
faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son
regard en un sourire où, contrairement à ce qu'on voit dans le visage de
beaucoup d'humains, il n'y avait d'ironie que pour elle-même, et pour nous tous
comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu'elle chérissait sans
les caresser passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grand-tante, le spectacle des vaines prières de ma grand-mère et de sa
faiblesse, vaincue d'avance, essayant inutilement d'ôter à mon grand-père le
verre à liqueur, c'était de ces choses à la vue desquelles on s'habitue plus
tard jusqu'à les considérer en riant et à prendre le parti du persécuteur assez
résolument et gaiement pour se persuader à soi-même qu'il ne s'agit pas de
persécution ; elles me causaient alors une telle horreur, que j'aurais
aimé battre ma grand-tante. Mais dès que j'entendais : « Bathilde, viens
donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » déjà homme par la
lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand
il y a devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais pas
les voir ; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la
salle d'études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l'iris, et que
parfumait aussi un cassis sauvage poussé au-dehors entre les pierres de la
muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entrouverte. Destinée
à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d'où l'on voyait pendant
le jour jusqu'au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge
pour moi, sans doute parce qu'elle était la seule qu'il me fût permis de fermer
à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable
solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas ! je
ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son
mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l'incertitude qu'ils
projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand-mère, au cours de ces
déambulations incessantes, de l'après-midi et du soir, où on voyait passer et
repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et
sillonnées, devenues au retour de l'âge presque mauves comme les labours à l'automne,
barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené
là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un
pleur involontaire.
003
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que
maman viendrait m'embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir
durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l'entendais
monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa
robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de
paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui
allait le suivre, où elle m'aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte
que ce bonsoir que j'aimais tant, j'en arrivais à souhaiter qu'il vînt le plus
tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n'était pas
encore venue. Quelquefois quand, après m'avoir embrassé, elle ouvrait la porte
pour partir, je voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois
encore », mais je savais qu'aussitôt elle aurait son visage fâché, car la
concession qu'elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m'embrasser,
en m'apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites
absurdes, et elle eût voulu tâcher de m'en faire perdre le besoin, l'habitude, bien
loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le
pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme
qu'elle m'avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit
sa figure aimante, et me l'avait tendue comme une hostie pour une communion de
paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m'endormir. Mais
ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient
doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à
cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait
habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage,
était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois
pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu'il avait fait ce mauvais mariage,
parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le
dîner, à l'improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand
marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non
pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son
bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le
déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double tintement
timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde
aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il être ? »
mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ; ma grand-tante
parlant à haute voix, pour prêcher d'exemple, sur un ton qu'elle s'efforçait de
rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n'est plus
désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu'on est
en train de dire des choses qu'elle ne doit pas entendre ; et on envoyait
en éclaireur ma grand-mère, toujours heureuse d'avoir un prétexte pour faire un
tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au
passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel,
comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de
son fils que le coiffeur a trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand-mère
allait nous apporter de l'ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand
nombre possible d'assaillants, et bientôt après mon grand-père disait :
« Je reconnais la voix de Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu'à
la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut
front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que
nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les
moustiques et j'allais, sans en avoir l'air, dire qu'on apportât les sirops ;
ma grand-mère attachait beaucoup d'importance, trouvant cela plus aimable, à ce
qu'ils n'eussent pas l'air de figurer d'une façon exceptionnelle, et pour les
visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était
très lié avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme
excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour
interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée. J'entendais
plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours
les mêmes sur l'attitude qu'avait eue M. Swann le père, à la mort de sa
femme qu'il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l'avait pas vu
depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann
possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu'il n'assistât pas
à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre
mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil.
Tout d'un coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s'était écrié :
« Ah ! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce
beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon
étang dont vous ne m'avez jamais félicité ? Vous avez l'air comme un bonnet
de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Ah ! on a beau dire, la vie a du
bon tout de même, mon cher Amédée ! » Brusquement le souvenir de sa
femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher
comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie,
il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu'une question
ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d'essuyer
ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la
mort de sa femme, mais pendant les deux années qu'il lui survécut, il disait à
mon grand-père : « C'est drôle, je pense très souvent à ma pauvre
femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois. » « Souvent, mais
peu à la fois, comme le pauvre père Swann », était devenu une des phrases
favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus
différentes. Il m'aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon
grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant
jurisprudence pour moi, m'a souvent servi dans la suite à absoudre des fautes
que j'aurais été enclin à condamner, ne s'était récrié : « Mais
comment ? c'était un cœur d'or ! »
004
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son
mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma
grand-tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu'il ne vivait plus du
tout dans la société qu'avait fréquentée sa famille et que sous l'espèce d'incognito
que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient – avec la
parfaite innocence d'honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un
célèbre brigand – un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami
préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés
de la haute société du faubourg Saint-Germain.
L'ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine
que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de
son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d'alors se faisaient de la
société une idée un peu hindoue et la considéraient comme composée de castes
fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu'occupaient
ses parents, et d'où rien, à moins des hasards d'une carrière exceptionnelle ou
d'un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une
caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change ; le « fils
Swann » se trouvait faire partie pour toute sa vie d'une caste où les
fortunes, comme dans une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel
revenu. On savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait
donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était « en
situation » de frayer. S'il en connaissait d'autres, c'étaient relations
de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme étaient mes
parents, fermaient d'autant plus bienveillamment les yeux qu'il continuait, depuis
qu'il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir ; mais il y avait
fort à parier que ces gens inconnus de nous qu'il voyait, étaient de ceux qu'il
n'aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l'on
avait voulu à toute force appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût
personnel, entre les autres fils d'agents de situation égale à celle de ses
parents, ce coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce que, très
simple de façons et ayant toujours eu une « toquade » d'objets
anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il
entassait ses collections et que ma grand-mère rêvait de visiter, mais qui
était situé quai d'Orléans, quartier que ma grand-tante trouvait infamant d'habiter.
« Êtes-vous seulement connaisseur ? Je vous demande cela dans votre
intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes par les marchands »,
lui disait ma grand-tante ; elle ne lui supposait en effet aucune
compétence et n'avait pas haute idée même au point de vue intellectuel d'un
homme qui dans la conversation évitait les sujets sérieux et montrait une
précision fort prosaïque non seulement quand il nous donnait, en entrant dans
les moindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma
grand-mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son
avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque
désobligeant et se rattrapait en revanche s'il pouvait fournir sur le musée où
il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Mais
d'habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque fois
une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi
ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre
cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand-tante,
mais sans qu'elle distinguât bien si c'était à cause du rôle ridicule que s'y
donnait toujours Swann ou de l'esprit qu'il mettait à les conter : « On
peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann ! » Comme elle
était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de
faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, qu'il aurait pu, s'il
avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l'Opéra, qu'il était le
fils de M. Swann qui avait dû laisser quatre ou cinq millions, mais que c'était
sa fantaisie. Fantaisie qu'elle jugeait du reste devoir être si divertissante
pour les autres, qu'à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier
lui apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s'il y avait du
monde, de lui dire : « Eh bien ! Monsieur Swann, vous habitez
toujours près de l'Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train
quand vous prenez le chemin de Lyon ? » Et elle regardait du coin de
l'œil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l'on avait dit à ma grand-tante que ce Swann qui, en
tant que fils Swann était parfaitement « qualifié » pour être reçu
par toute la « belle bourgeoisie », par les notaires ou les avoués
les plus estimés de Paris (privilège qu'il semblait laisser tomber un peu en
quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente ; qu'en
sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu'il rentrait se coucher, il
rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que
jamais l'œil d'aucun agent ou associé d'agent ne contempla, cela eût paru aussi
extraordinaire à ma tante qu'aurait pu l'être pour une dame plus lettrée la
pensée d'être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu'il
allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans
un empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre reçu à
bras ouverts ; ou – pour s'en tenir à une image qui avait plus de
chance de lui venir à l'esprit, car elle l'avait vu peinte sur nos assiettes à
petits fours de Combray – d'avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se
saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante de trésors insoupçonnés.
Un jour qu'il était venu nous voir à Paris après dîner en s'excusant
d'être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du cocher qu'il
avait dîné « chez une princesse », – « Oui, chez une princesse
du demi-monde ! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans
lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand-tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme
elle croyait qu'il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait tout
naturel qu'il ne vînt pas nous voir l'été sans avoir à la main un panier de pêches
ou de framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages d'Italie il m'eût
rapporté des photographies de chefs-d'œuvre.
On ne se gênait guère pour l'envoyer quérir dès qu'on avait
besoin d'une recette de sauce gribiche ou de salade à l'ananas pour des grands
dîners où on ne l'invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour
qu'on pût le servir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la
conversation tombait sur les princes de la Maison de France : « des
gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n'est-ce
pas », disait ma grand-tante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une
lettre de Twickenham ; elle lui faisait pousser le piano et tourner les
pages les soirs où la sœur de ma grand-mère chantait, ayant pour manier cet
être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie d'un enfant qui joue avec un
bibelot de collection sans plus de précautions qu'avec un objet bon marché. Sans
doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien
différent de celui que créait ma grand-tante, quand le soir, dans le petit
jardin de Combray, après qu'avaient retenti les deux coups hésitants de la
clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu'elle savait sur la famille
Swann, l'obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma
grand-mère, sur un fond de ténèbres, et qu'on reconnaissait à la voix. Mais
même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes
pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont
chacun n'a qu'à aller prendre connaissance comme d'un cahier des charges ou d'un
testament ; notre personnalité sociale est une création de la pensée des
autres. Même l'acte si simple que nous appelons « voir une personne que
nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence
physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui,
et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement
la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par
suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de
nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente
enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons
cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. Sans
doute, dans le Swann qu'ils s'étaient constitué, mes parents avaient omis par
ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui
étaient cause que d'autres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient
les élégances régner dans son visage et s'arrêter à son nez busqué comme à leur
frontière naturelle ; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage
désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le
vague et doux résidu – mi-mémoire, mi-oubli – des heures oisives
passées ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou
au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L'enveloppe corporelle
de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs
relatifs à ses parents, que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant,
et que j'ai l'impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui
en est distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j'ai connu plus tard
avec exactitude je passe à ce premier Swann – à ce premier Swann dans lequel je
retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d'ailleurs ressemble
moins à l'autre qu'aux personnes que j'ai connues à la même époque, comme s'il
en était de notre vie ainsi que d'un musée où tous les portraits d'un même
temps ont un air de famille, une même tonalité – à ce premier Swann rempli de
loisir, parfumé par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d'un
brin d'estragon.
Pourtant un jour que ma grand-mère était allée demander un
service à une dame qu'elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à
cause de notre conception des castes elle n'avait pas voulu rester en relations
malgré une sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis de la célèbre
famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : « Je crois que vous
connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes. »
Ma grand-mère était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui
donnait sur des jardins et où Mme de Villeparisis lui
conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur
boutique dans la cour et chez qui elle était entrée demander qu'on fît un point
à sa jupe qu'elle avait déchirée dans l'escalier. Ma grand-mère avait trouvé
ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le
giletier était l'homme le plus distingué, le mieux qu'elle eût jamais vu. Car
pour elle, la distinction était quelque chose d'absolument indépendant du rang
social. Elle s'extasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant
à maman : « Sévigné n'aurait pas mieux dit ! » et en
revanche, d'un neveu de Mme de Villeparisis qu'elle avait
rencontré chez elle : « Ah ! ma fille, comme il est commun ! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas de
relever celui-ci dans l'esprit de ma grand-tante, mais d'y abaisser Mme de Villeparisis.
Il semblait que la considération que, sur la foi de ma grand-mère, nous
accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de
ne rien faire qui l'en rendît moins digne et auquel elle avait manqué en
apprenant l'existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le
fréquenter. « Comment, elle connaît Swann ? Pour une personne que tu
prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon ! » Cette opinion de mes
parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage
avec une femme de la pire société, presque une cocotte que, d'ailleurs il ne
chercha jamais à présenter, continuant à venir seul chez nous, quoique de moins
en moins, mais d'après laquelle ils crurent pouvoir juger – supposant que
c'était là qu'il l'avait prise – le milieu, inconnu d'eux, qu'il
fréquentait habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann
était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X…,
dont le père et l'oncle avaient été les hommes d'État les plus en vue du règne
de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits faits qui
pouvaient l'aider à entrer par la pensée dans la vie privée d'hommes comme Molé,
comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchanté d'apprendre que
Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma grand-tante au contraire
interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann : quelqu'un qui
choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors
de sa « classe » sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclassement.
Il lui semblait qu'on renonçât d'un coup au fruit de toutes les belles
relations avec des gens bien posés, qu'avaient honorablement entretenues et
engrangées pour leurs enfants les familles prévoyantes (ma grand-tante avait
même cessé de voir le fils d'un notaire de nos amis parce qu'il avait épousé
une altesse et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils de
notaire à celui d'un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons d'écurie,
pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontés). Elle blâma le
projet qu'avait mon grand-père d'interroger Swann, le soir prochain où il
devait venir dîner, sur ces amis que nous lui découvrions. D'autre part les
deux sœurs de ma grand-mère, vieilles filles qui avaient sa noble nature, mais
non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère
pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. C'étaient des personnes d'aspirations
élevées et qui à cause de cela même étaient incapables de s'intéresser à ce qu'on
appelle un potin, eût-il même un intérêt historique, et d'une façon générale à
tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux.
Le désintéressement de leur pensée était tel, à l'égard de tout ce qui, de près
ou de loin semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif – ayant
fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu'à dîner la conversation
prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles
demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers –, mettait
alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un véritable
commencement d'atrophie. Si alors mon grand-père avait besoin d'attirer l'attention
des deux sœurs, il fallait qu'il eût recours à ces avertissements physiques
dont usent les médecins aliénistes à l'égard de certains maniaques de la
distraction : coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame
d'un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et du
regard, moyens violents que ces psychiatres transportent souvent dans les
rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude
professionnelle, soit qu'ils croient tout le monde un peu fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où
Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de
vin d'Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d'un
tableau qui était à une exposition de Corot, il y avait ces mots : « de
la collection de M. Charles Swann », nous dit : « Vous avez
vu que Swann a “les honneurs” du Figaro ? — Mais je vous ai
toujours dit qu'il avait beaucoup de goût, dit ma grand-mère. — Naturellement
toi, du moment qu'il s'agit d'être d'un autre avis que nous », répondit
ma grand-tante qui sachant que ma grand-mère n'était jamais du même avis qu'elle,
et n'étant pas bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours
raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma
grand-mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les
siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma grand-mère ayant
manifesté l'intention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma
grand-tante le leur déconseilla. Chaque fois qu'elle voyait aux autres un
avantage si petit fût-il qu'elle n'avait pas, elle se persuadait que c'était
non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir à les
envier. « Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais
bien que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme
cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout qu'on m'en parlât. »
Elle ne s'entêta pas d'ailleurs à persuader les sœurs de ma grand-mère ; car
celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l'art de dissimuler sous
des périphrases ingénieuses une allusion personnelle qu'elle passait souvent
inaperçue de celui même à qui elle s'adressait. Quant à ma mère elle ne pensait
qu'à tâcher d'obtenir de mon père qu'il consentît à parler à Swann non de sa
femme mais de sa fille qu'il adorait et à cause de laquelle disait-on il avait
fini par faire ce mariage. « Tu pourrais ne lui dire qu'un mot, lui
demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon
père se fâchait : « Mais non ! tu as des idées absurdes. Ce
serait ridicule. »
005
Mais le seul d'entre nous pour qui la venue de Swann devint
l'objet d'une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C'est que les soirs où des
étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma
chambre. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite m'asseoir à table, jusqu'à
huit heures où il était convenu que je devais monter ; ce baiser précieux
et fragile que maman me confiait d'habitude dans mon lit au moment de m'endormir
il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder
pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans
que se répandît et s'évaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où j'aurais
eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que
je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la
liberté d'esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention
des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu'ils
ferment une porte, pour pouvoir, quand l'incertitude maladive leur revient, lui
opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l'ont fermée. Nous étions
tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On
savait que c'était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda d'un air
interrogateur et on envoya ma grand-mère en reconnaissance. « Pensez à le
remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu'il est délicieux et la
caisse est énorme », recommanda mon grand-père à ses deux belles-sœurs.
« Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand-tante. Comme c'est
confortable d'arriver dans une maison où tout le monde parle bas ! — Ah !
voilà M. Swann. Nous allons lui demander s'il croit qu'il fera beau demain »,
dit mon père. Ma mère pensait qu'un mot d'elle effacerait toute la peine que
dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le
moyen de l'emmener un peu à l'écart. Mais je la suivis ; je ne pouvais me
décider à la quitter d'un pas en pensant que tout à l'heure il faudrait que je
la laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir
comme les autres soirs la consolation qu'elle vînt m'embrasser. « Voyons, monsieur
Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille ; je suis sûre qu'elle
a déjà le goût des belles œuvres comme son papa. — Mais venez donc vous
asseoir avec nous tous sous la véranda », dit mon grand-père en s'approchant.
Ma mère fut obligée de s'interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une
pensée délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force
à trouver leurs plus grandes beautés : « Nous reparlerons d'elle
quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n'y a qu'une
maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de
mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table de fer. J'aurais
voulu ne pas penser aux heures d'angoisse que je passerais ce soir seul dans ma
chambre sans pouvoir m'endormir ; je tâchais de me persuader qu'elles n'avaient
aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de m'attacher à
des idées d'avenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au-delà de l'abîme
prochain qui m'effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu
convexe comme le regard que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par
aucune impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à
condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie
qui m'eût touché ou distrait. Comme un malade, grâce à un anesthésique, assiste
avec une pleine lucidité à l'opération qu'on pratique sur lui, mais sans rien
sentir, je pouvais me réciter des vers que j'aimais ou observer les efforts que
mon grand-père faisait pour parler à Swann du duc d'Audiffret-Pasquier, sans
que les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune gaieté.
Ces efforts furent infructueux. À peine mon grand-père eut-il posé à Swann une
question relative à cet orateur qu'une des sœurs de ma grand-mère aux oreilles
de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et qu'il
était poli de rompre, interpella l'autre : « Imagine-toi, Céline, que
j'ai fait la connaissance d'une jeune institutrice suédoise qui m'a donné sur
les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce qu'il y a de
plus intéressants. Il faudra qu'elle vienne dîner ici un soir. — Je crois
bien ! répondit sa sœur Flora, mais je n'ai pas perdu mon temps non plus. J'ai
rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et
à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s'y prend pour
composer un rôle. C'est tout ce qu'il y a de plus intéressant. C'est un voisin
de M. Vinteuil, je n'en savais rien ; et il est très aimable. — Il
n'y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables », s'écria ma
tante Céline d'une voix que la timidité rendait forte et la préméditation, factice,
tout en jetant sur Swann ce qu'elle appelait un regard significatif. En même
temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le remerciement
de Céline pour le vin d'Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de
congratulation et d'ironie, soit simplement pour souligner le trait d'esprit de
sa sœur, soit qu'elle enviât Swann de l'avoir inspiré, soit qu'elle ne pût s'empêcher
de se moquer de lui parce qu'elle le croyait sur la sellette. « Je crois
qu'on pourra réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora ; quand
on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans
s'arrêter. — Ce doit être délicieux », soupira mon grand-père dans l'esprit
de qui la nature avait malheureusement aussi complètement omis d'inclure la
possibilité de s'intéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la
composition des rôles de Maubant, qu'elle avait oublié de fournir celui des
sœurs de ma grand-mère du petit grain de sel qu'il faut ajouter soi-même pour y
trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du comte de
Paris. « Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a
plus de rapports que cela n'en a l'air avec ce que vous me demandiez, car sur
certains points les choses n'ont pas énormément changé. Je relisais ce matin
dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C'est dans le volume sur
son ambassade d'Espagne ; ce n'est pas un des meilleurs, ce n'est guère qu'un
journal, mais du moins un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une
première différence avec les assommants journaux que nous nous croyons obligés
de lire matin et soir. — Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où
la lecture des journaux me semble fort agréable… », interrompit ma tante
Flora, pour montrer qu'elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans Le
Figaro. « Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent ! »
enchérit ma tante Céline. « Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce
que je reproche aux journaux c'est de nous faire faire attention tous les jours
à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre
vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons
fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les
choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les… Pensées de
Pascal ! (il détacha ce mot d'un ton d'emphase ironique pour ne pas avoir
l'air pédant). Et c'est dans le volume doré sur tranches que nous n'ouvrons qu'une
fois tous les dix ans », ajouta-t-il en témoignant pour les choses
mondaines ce dédain qu'affectent certains hommes du monde, « que nous
lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a
donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. »
006
Mais regrettant de s'être laissé aller à parler même légèrement de choses
sérieuses : « Nous avons une bien belle conversation, dit-il
ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces “sommets” », et se
tournant vers mon grand-père : « Donc Saint-Simon raconte que
Maulévrier avait eu l'audace de tendre la main à ses fils. Vous savez, c'est ce
Maulévrier dont il dit : “Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille
que de l'humeur, de la grossièreté et des sottises.” — Épaisses ou non, je
connais des bouteilles où il y a tout autre chose », dit vivement Flora, qui
tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d'Asti s'adressait
aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit : « “Je ne
sais si ce fut ignorance ou panneau”, écrit Saint-Simon, “il voulut donner la
main à mes enfants. Je m'en aperçus assez tôt pour l'en empêcher.” » Mon
grand-père s'extasiait déjà sur « ignorance ou panneau », mais Mlle Céline,
chez qui le nom de Saint-Simon – un littérateur – avait empêché l'anesthésie
complète des facultés auditives, s'indignait déjà : « Comment ? vous
admirez cela ? Eh bien ! c'est du joli ! Mais qu'est-ce que cela
peut vouloir dire ; est-ce qu'un homme n'est pas autant qu'un autre ?
Qu'est-ce que cela peut faire qu'il soit duc ou cocher s'il a de l'intelligence
et du cœur ? Il avait une belle manière d'élever ses enfants, votre
Saint-Simon, s'il ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens.
Mais c'est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? »
Et mon grand-père navré, sentant l'impossibilité, devant cette obstruction, de
chercher à faire raconter à Swann, les histoires qui l'eussent amusé disait à
voix basse à maman : « Rappelle-moi donc le vers que tu m'as appris
et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! oui ! : “Seigneur,
que de vertus vous nous faites haïr !” Ah ! comme c'est bien ! »
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on
serait à table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du
dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas l'embrasser
à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç'avait été dans ma chambre. Aussi
je me promettais, dans la salle à manger, pendant qu'on commencerait à dîner et
que je sentirais approcher l'heure, de faire d'avance de ce baiser qui serait
si court et furtif, tout ce que j'en pouvais faire seul, de choisir avec mon
regard la place de la joue que j'embrasserais, de préparer ma pensée pour
pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que
m'accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne
peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait d'avance
de souvenir, d'après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se
passer de la présence du modèle. Mais voici qu'avant que le dîner fût sonné mon
grand-père eut la férocité inconsciente de dire : « Le petit a l'air
fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir. » Et
mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand-mère et que ma
mère la foi des traités, dit : « Oui, allons, va te coucher. »
Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner.
« Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme
cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte ! » Et il me
fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de l'escalier,
comme dit l'expression populaire, à « contrecœur », montant contre
mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu'elle ne lui avait pas, en
m'embrassant, donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m'engageais
toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte
absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque
soir et la rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que
sous cette forme olfactive mon intelligence n'en pouvait plus prendre sa part. Quand
nous dormons et qu'une rage de dents n'est encore perçue par nous que comme une
jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de l'eau
ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c'est un
grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse
débarrasser l'idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C'est
l'inverse de ce soulagement que j'éprouvais quand mon chagrin de monter dans ma
chambre entrait en moi d'une façon infiniment plus rapide, presque instantanée,
à la fois insidieuse et brusque, par l'inhalation – beaucoup plus toxique
que la pénétration morale – de l'odeur de vernis particulière à cet
escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer
les volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir
le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m'ensevelir dans le lit de fer
qu'on avait ajouté dans la chambre parce que j'avais trop chaud l'été sous les
courtines de reps du grand lit, j'eus un mouvement de révolte, je voulus
essayer d'une ruse de condamné. J'écrivis à ma mère en la suppliant de monter
pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi
était que Françoise, la cuisinière de ma tante qui était chargée de s'occuper
de moi quand j'étais à Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que
pour elle, faire une commission à ma mère quand il y avait du monde lui
paraîtrait aussi impossible que pour le portier d'un théâtre de remettre une
lettre à un acteur pendant qu'il est en scène. Elle possédait à l'égard des
choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil
et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce que lui
donnait l'apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces
comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse
exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger
dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l'on en jugeait par l'entêtement
soudain qu'elle mettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous
lui donnions, semblait avoir prévu des complexités sociales et des raffinements
mondains tels que rien dans l'entourage de Françoise et dans sa vie de
domestique de village n'avait pu les lui suggérer ; et l'on était obligé
de se dire qu'il y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal
compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu'il
y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d'une usine de produits
chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le
miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, l'article
du code à cause duquel il était peu probable que sauf le cas d'incendie
Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann pour un aussi petit
personnage que moi, exprimait simplement le respect qu'elle professait non
seulement pour les parents – comme pour les morts, les prêtres et les rois –
mais encore pour l'étranger à qui on donne l'hospitalité, respect qui m'aurait
peut-être touché dans un livre mais qui m'irritait toujours dans sa bouche, à
cause du ton grave et attendri qu'elle prenait pour en parler, et davantage ce
soir où le caractère sacré qu'elle conférait au dîner avait pour effet qu'elle
refuserait d'en troubler la cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté,
je n'hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n'était pas du tout moi qui
avais voulu écrire à maman, mais que c'était maman qui, en me quittant, m'avait
recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement à un objet
qu'elle m'avait prié de chercher ; et elle serait certainement très fâchée
si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme
les hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que les nôtres, elle
discernait immédiatement, à des signes insaisissables pour nous, toute vérité
que nous voulions lui cacher ; elle regarda pendant cinq minutes l'enveloppe
comme si l'examen du papier et l'aspect de l'écriture allaient la renseigner
sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son code elle
devait se référer. Puis elle sortit d'un air résigné qui semblait signifier :
« C'est-il pas malheureux pour des parents d'avoir un enfant pareil ! »
Elle revint au bout d'un moment me dire qu'on n'en était encore qu'à la glace, qu'il
était impossible au maître d'hôtel de remettre la lettre en ce moment devant
tout le monde, mais que, quand on serait aux rince-bouche, on trouverait le
moyen de la faire passer à maman. Aussitôt mon anxiété tomba ; maintenant
ce n'était plus comme tout à l'heure pour jusqu'à demain que j'avais quitté ma
mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans doute (et doublement parce
que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer
invisible et ravi dans la même pièce qu'elle, allait lui parler de moi à l'oreille
puisque cette salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant
encore, la glace elle-même – le « granité » – et les
rince-bouche me semblaient recéler des plaisirs malfaisants et mortellement
tristes parce que maman les goûtait loin de moi, s'ouvrait à moi et, comme un
fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu'à
mon cœur enivré l'attention de maman tandis qu'elle lirait mes lignes. Maintenant
je n'étais plus séparé d'elle ; les barrières étaient tombées, un fil
délicieux nous réunissait. Et puis, ce n'était pas tout : maman allait
sans doute venir !
007
L'angoisse que je venais d'éprouver, je pensais que Swann s'en
serait bien moqué s'il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au
contraire, comme je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le
tourment de longues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être,
n'aurait pu me comprendre ; lui, cette angoisse qu'il y a à sentir l'être
qu'on aime dans un lieu de plaisir où l'on n'est pas, où l'on ne peut pas le
rejoindre, c'est l'amour qui la lui a fait connaître, l'amour, auquel elle est
en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée ;
mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu'il ait encore fait
son apparition dans notre vie, elle flotte en l'attendant, vague et libre, sans
affectation déterminée, au service un jour d'un sentiment, le lendemain d'un
autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l'amitié pour un camarade. Et la
joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me
dire que ma lettre serait remise, Swann l'avait bien connue aussi cette joie
trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous
aimons, quand arrivant à l'hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque
bal, redoute ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant
dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il
nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là.
Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d'urgent à dire à sa
parente ou amie, il nous assure que rien n'est plus simple, nous fait entrer
dans le vestibule et nous promet de nous l'envoyer avant cinq minutes. Que nous
l'aimons – comme en ce moment j'aimais Françoise –, l'intermédiaire
bien intentionné qui d'un mot vient de nous rendre supportable, humaine et
presque propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous
croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de
nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par
lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des
cruels mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien
démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des
plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons ; voici
qu'un des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel
que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre
maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous
y intervenons, nous l'avons créé presque : le moment où on va lui dire que
nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient
pas être d'une essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de
plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir puisque l'ami bienveillant
nous a dit : « Mais elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera
beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que de s'ennuyer là-haut. »
Hélas ! Swann en avait fait l'expérience, les bonnes intentions d'un tiers
sont sans pouvoir sur une femme qui s'irrite de se sentir poursuivie jusque
dans une fête par quelqu'un qu'elle n'aime pas. Souvent, l'ami redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon
amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m'avoir
prié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces
mots : « Il n'y a pas de réponse » que depuis j'ai si souvent
entendu des concierges de « palaces » ou des valets de pied de
tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui s'étonne : « Comment, il
n'a rien dit, mais c'est impossible ! Vous avez pourtant bien remis ma
lettre. C'est bien, je vais attendre encore. » Et – de même qu'elle
assure invariablement n'avoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge
veut allumer pour elle, et reste là, n'entendant plus que les rares propos sur
le temps qu'il fait échangés entre le concierge et un chasseur qu'il envoie
tout d'un coup en s'apercevant de l'heure, faire rafraîchir dans la glace la
boisson d'un client – ayant décliné l'offre de Françoise de me faire de la
tisane ou de rester auprès de moi, je la laissai retourner à l'office, je me
couchai et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes
parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je
sentis qu'en écrivant ce mot à maman, en m'approchant au risque de la fâcher, si
près d'elle que j'avais cru toucher le moment de la revoir, je m'étais barré la
possibilité de m'endormir sans l'avoir revue, et les battements de mon cœur, de
minute en minute devenaient plus douloureux parce que j'augmentais mon
agitation en me prêchant un calme qui était l'acceptation de mon infortune. Tout
à coup mon anxiété tomba, une félicité m'envahit comme quand un médicament
puissant commence à agir et nous enlève une douleur : je venais de prendre
la résolution de ne plus essayer de m'endormir sans avoir revu maman, de l'embrasser
coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d'être ensuite fâché pour
longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui résultait
de mes angoisses finies me mettait dans une allégresse extraordinaire, non
moins que l'attente, la soif et la peur du danger. J'ouvris la fenêtre sans
bruit et m'assis au pied de mon lit ; je ne faisais presque aucun
mouvement afin qu'on ne m'entendît pas d'en bas. Dehors, les choses semblaient,
elles aussi, figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune,
qui doublant et reculant chaque chose par l'extension devant elle de son reflet,
plus dense et concret qu'elle-même, avait à la fois aminci et agrandi le
paysage comme un plan replié jusque-là, qu'on développe. Ce qui avait besoin de
bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement
minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières
délicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait
circonscrit. Exposés sur ce silence qui n'en absorbait rien, les bruits les
plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l'autre bout de la
ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu'ils
semblaient ne devoir cet effet de lointain qu'à leur pianissimo, comme ces
motifs en sourdine si bien exécutés par l'orchestre du Conservatoire, que
quoiqu'on n'en perde pas une note on croit les entendre cependant loin de la
salle du concert et que tous les vieux abonnés – les sœurs de ma
grand-mère aussi quand Swann leur avait donné ses places – tendaient l'oreille
comme s'ils avaient écouté les progrès lointains d'une armée en marche qui n'aurait
pas encore tourné la rue de Trévise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous
celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences
les plus graves, bien plus graves en vérité qu'un étranger n'aurait pu le
supposer, de celles qu'il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes
vraiment honteuses. Mais dans l'éducation qu'on me donnait, l'ordre des fautes
n'était pas le même que dans l'éducation des autres enfants et on m'avait
habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n'y en avait
pas contre lesquelles j'eusse besoin d'être plus soigneusement gardé) celles
dont je comprends maintenant que leur caractère commun est qu'on y tombe en
cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne
déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j'étais excusable
d'y succomber ou même peut-être incapable d'y résister. Mais je les
reconnaissais bien à l'angoisse qui les précédait comme à la rigueur du
châtiment qui les suivait ; et je savais que celle que je venais de
commettre était de la même famille que d'autres pour lesquelles j'avais été
sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j'irais me mettre sur le
chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu'elle verrait
que j'étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me
laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c'était
certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j'aimais
encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c'était maman, c'était lui dire
bonsoir, j'étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce
désir pour pouvoir rebrousser chemin.
J'entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann ;
et quand le grelot de la porte m'eut averti qu'il venait de partir, j'allai à
la fenêtre. Maman demandait à mon père s'il avait trouvé la langouste bonne et
si M. Swann avait repris de la glace au café et à la pistache. « Je l'ai
trouvée bien quelconque, dit ma mère ; je crois que la prochaine fois il
faudra essayer d'un autre parfum. — Je ne peux pas dire comme je trouve
que Swann change, dit ma grand-tante, il est d'un vieux ! » Ma
grand-tante avait tellement l'habitude de voir toujours en Swann un même
adolescent, qu'elle s'étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l'âge
qu'elle continuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient à lui
trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et méritée des
célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n'a pas de
lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et
que les moments s'y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre
des enfants. « Je crois qu'il a beaucoup de soucis avec sa coquine de
femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C'est
la fable de la ville. » Ma mère fit remarquer qu'il avait pourtant l'air
bien moins triste depuis quelque temps. « Il fait aussi moins souvent ce
geste qu'il a tout à fait comme son père de s'essuyer les yeux et de se passer
la main sur le front. Moi je crois qu'au fond il n'aime plus cette femme. — Mais
naturellement il ne l'aime plus, répondit mon grand-père. J'ai reçu de lui il y
a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis empressé de ne
pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments, au moins d'amour,
pour sa femme. Hé bien ! vous voyez, vous ne l'avez pas remercié pour l'asti »,
ajouta mon grand-père en se tournant vers ses deux belles-sœurs. « Comment,
nous ne l'avons pas remercié ? Je crois, entre nous, que je lui ai même
tourné cela assez délicatement, répondit ma tante Flora. — Oui, tu as très
bien arrangé cela : je t'ai admirée, dit ma tante Céline. — Mais toi
tu as été très bien aussi. — Oui, j'étais assez fière de ma phrase sur les
voisins aimables. — Comment, c'est cela que vous appelez remercier ! s'écria
mon grand-père. J'ai bien entendu cela, mais du diable si j'ai cru que c'était
pour Swann. Vous pouvez être sûres qu'il n'a rien compris. — Mais voyons, Swann
n'est pas bête, je suis certaine qu'il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas
lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin ! » Mon père et ma
mère restèrent seuls, et s'assirent un instant ; puis mon père dit :
« Hé bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher. — Si tu
veux, mon ami, bien que je n'aie pas l'ombre de sommeil ; ce n'est pas
cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir si éveillée ; mais
j'aperçois de la lumière dans l'office et puisque la pauvre Françoise m'a
attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te
déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui
donnait sur l'escalier. Bientôt, je l'entendis qui montait fermer sa fenêtre. J'allai
sans bruit dans le couloir ; mon cœur battait si fort que j'avais de la
peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d'anxiété, mais d'épouvante
et de joie. Je vis dans la cage de l'escalier la lumière projetée par la bougie
de maman. Puis je la vis elle-même ; je m'élançai. À la première seconde, elle
me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa
figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en
effet pour bien moins que cela on ne m'adressait plus la parole pendant
plusieurs jours. Si maman m'avait dit un mot, ç'aurait été admettre qu'on
pouvait me reparler et d'ailleurs cela peut-être m'eût paru plus terrible
encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait se
préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole c'eût été le
calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de le
renvoyer ; le baiser qu'on donne à un fils qu'on envoie s'engager alors qu'on
le lui aurait refusé si on devait se contenter d'être fâché deux jours avec lui.
Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé
se déshabiller et, pour éviter la scène qu'il me ferait, elle me dit d'une voix
entrecoupée par la colère : « Sauve-toi, sauve-toi, qu'au moins ton père
ne t'ait pas vu ainsi attendant comme un fou ! » Mais je lui répétais :
« Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que le reflet de la
bougie de mon père s'élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche
comme d'un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me
trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : « Rentre
dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop tard, mon père était
devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n'entendit :
« Je suis perdu ! »
Il n'en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des
permissions qui m'avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés
par ma mère et ma grand-mère parce qu'il ne se souciait pas des « principes »
et qu'il n'y avait pas avec lui de « Droit des gens ». Pour une
raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier
moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu'on ne pouvait m'en
priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps
avant l'heure rituelle, il me disait : « Allons, monte te coucher, pas
d'explication ! » Mais aussi, parce qu'il n'avait pas de principes (dans
le sens de ma grand-mère), il n'avait pas à proprement parler d'intransigeance.
Il me regarda un instant d'un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut
expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit :
« Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n'as pas envie
de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n'ai besoin de rien. — Mais,
mon ami, répondit timidement ma mère, que j'aie envie ou non de dormir, ne
change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant… — Mais il ne s'agit
pas d'habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit
a du chagrin, il a l'air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas
des bourreaux ! Quand tu l'auras rendu malade, tu seras bien avancée !
Puisqu'il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le
grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne
suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. »
On ne pouvait pas remercier mon père ; on l'eût agacé
par ce qu'il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement ;
il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le
cachemire de l'Inde violet et rose qu'il nouait autour de sa tête depuis qu'il
avait des névralgies, avec le geste d'Abraham dans la gravure d'après Benozzo
Gozzoli que m'avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu'elle a à se
départir du côté d'Isaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l'escalier,
où je vis monter le reflet de sa bougie n'existe plus depuis longtemps. En moi
aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et
de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies
nouvelles que je n'aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont
devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a
cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La
possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de
temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots
que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je
me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé ; et c'est
seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je
les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les
bruits de la ville pendant le jour qu'on les croirait arrêtées mais qui se
remettent à sonner dans le silence du soir.
008
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment
où je venais de commettre une faute telle que je m'attendais à être obligé de
quitter la maison, mes parents m'accordaient plus que je n'eusse jamais obtenu
d'eux comme récompense d'une belle action. Même à l'heure où elle se
manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce
quelque chose d'arbitraire et d'immérité qui la caractérisait et qui tenait à
ce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d'un
plan prémédité. Peut-être même que ce que j'appelais sa sévérité, quand il m'envoyait
me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma grand-mère, car sa
nature, plus différente en certains points de la mienne que n'était la leur, n'avait
probablement pas deviné jusqu'ici combien j'étais malheureux tous les soirs, ce
que ma mère et ma grand-mère savaient bien ; mais elles m'aimaient assez
pour ne pas consentir à m'épargner de la souffrance, elles voulaient m'apprendre
à la dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour
mon père, dont l'affection pour moi était d'une autre sorte, je ne sais pas s'il
aurait eu ce courage : pour une fois où il venait de comprendre que j'avais
du chagrin, il avait dit à ma mère : « Va donc le consoler. »
Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d'aucun
remords ces heures si différentes de ce que j'avais eu le droit d'espérer, quand
Françoise, comprenant qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire en voyant
maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me
gronder, lui demanda : « Mais Madame, qu'a donc Monsieur à pleurer
ainsi ? » maman lui répondit : « Mais il ne sait pas
lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi vite le grand lit et
montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, ma tristesse n'était
plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu'on
venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n'étais pas
responsable ; j'avais le soulagement de n'avoir plus à mêler de scrupules
à l'amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n'étais pas non
plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines,
qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et m'avait
fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m'élevait à la dignité de
grande personne et m'avait fait atteindre tout d'un coup à une sorte de puberté
du chagrin, d'émancipation des larmes. J'aurais dû être heureux : je ne l'étais
pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui
devait lui être douloureuse, que c'était une première abdication de sa part
devant l'idéal qu'elle avait conçu pour moi, et que pour la première fois elle,
si courageuse, s'avouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter
une victoire c'était contre elle, que j'avais réussi comme auraient pu faire la
maladie, des chagrins, ou l'âge, à détendre sa volonté, à faire fléchir sa
raison et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une triste date.
Si j'avais osé maintenant, j'aurais dit à maman : « Non je ne veux
pas, ne couche pas ici. » Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste
comme on dirait aujourd'hui, qui tempérait en elle la nature ardemment
idéaliste de ma grand-mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait,
elle aimerait mieux m'en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas
déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de
jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à
arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n'aurait pas
dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que
n'avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d'une main
impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d'y faire
apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors
je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi,
être tout d'un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de
pleurer. Comme elle sentit que je m'en étais aperçu, elle me dit en riant :
« Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi
bêtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu n'as pas
sommeil ni ta maman non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque
chose, prenons un de tes livres. » Mais je n'en avais pas là. « Est-ce
que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta grand-mère
doit te donner pour ta fête ? Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne
rien avoir après-demain ? » J'étais au contraire enchanté et maman
alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier
qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce premier
aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à couleurs du
Jour de l'An et les vers à soie de l'an dernier. C'était La Mare au Diable, François
le Champi, La Petite Fadette et Les Maîtres sonneurs. Ma grand-mère,
ai-je su depuis, avait d'abord choisi les poésies de Musset, un volume de
Rousseau et Indiana ; car si elle jugeait les lectures futiles
aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elle ne pensait pas que les
grands souffles du génie eussent sur l'esprit même d'un enfant une influence
plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent
du large. Mais mon père l'ayant presque traitée de folle en apprenant les
livres qu'elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à
Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir
mon cadeau (c'était un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le
médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle s'était
rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. « Ma fille, disait-elle
à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de mal
écrit. »
En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont
on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les
belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les
satisfactions du bien-être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à
quelqu'un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des
couverts, une canne, elle les cherchait « anciens », comme si leur
longue désuétude ayant effacé leur caractère d'utilité, ils paraissaient plutôt
disposés pour nous raconter la vie des hommes d'autrefois que pour servir aux
besoins de la nôtre. Elle eût aimé que j'eusse dans ma chambre des
photographies des monuments ou des paysages les plus beaux. Mais au moment d'en
faire l'emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle
trouvait que la vulgarité, l'utilité reprenaient trop vite leur place dans le
mode mécanique de représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et
sinon d'éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d'y
substituer pour la plus grande partie de l'art encore, d'y introduire comme
plusieurs « épaisseurs » d'art : au lieu de photographies de la
Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se
renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas
représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de
Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du
Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d'art de plus. Mais si le
photographe avait été écarté de la représentation du chef-d'œuvre ou de la
nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour
reproduire cette interprétation même. Arrivée à l'échéance de la vulgarité, ma
grand-mère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si l'œuvre n'avait
pas été gravée, préférant, quand c'était possible, des gravures anciennes et
ayant encore un intérêt au-delà d'elles-mêmes, par exemple celles qui
représentent un chef-d'œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir
aujourd'hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation,
par Morghen). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l'art
de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L'idée que je pris de
Venise d'après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était
certainement beaucoup moins exacte que celle que m'eussent donnée de simples
photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma
grand-tante voulait dresser un réquisitoire contre ma grand-mère, des fauteuils
offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première
tentative qu'on avait faite pour s'en servir, s'étaient immédiatement effondrés
sous le poids d'un des destinataires. Mais ma grand-mère aurait cru mesquin de
trop s'occuper de la solidité d'une boiserie où se distinguaient encore une
fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui
dans ces meubles répondait à un besoin, comme c'était d'une façon à laquelle
nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières de dire
où nous voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne langage, par l'usure
de l'habitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand qu'elle me
donnait pour ma fête, étaient pleins ainsi qu'un mobilier ancien, d'expressions
tombées en désuétude et redevenues imagées, comme on n'en trouve plus qu'à la
campagne. Et ma grand-mère les avait achetés de préférence à d'autres comme
elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier
gothique ou quelqu'une de ces vieilles choses qui exercent sur l'esprit une
heureuse influence en lui donnant la nostalgie d'impossibles voyages dans le
temps.
Maman s'assit à côté de mon lit ; elle avait pris François
le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient
pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n'avais jamais
lu encore de vrais romans. J'avais entendu dire que George Sand était le type
du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi
quelque chose d'indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration
destinés à exciter la curiosité ou l'attendrissement, certaines façons de dire
qui éveillent l'inquiétude et la mélancolie, et qu'un lecteur un peu instruit
reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simplement – à
moi qui considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de
semblables, mais comme une personne unique, n'ayant de raison d'exister qu'en
soi – une émanation troublante de l'essence particulière à François le
Champi. Sous ces événements si journaliers, ces choses si communes, ces
mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L'action
s'engagea ; elle me parut d'autant plus obscure que dans ce temps-là, quand
je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose.
Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le récit, s'ajoutait, quand
c'était maman qui me lisait à haute voix, qu'elle passait toutes les scènes d'amour.
Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans l'attitude
respective de la meunière et de l'enfant et qui ne trouvent leur explication
que dans les progrès d'un amour naissant me paraissaient empreints d'un profond
mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom
inconnu et si doux de « Champi » qui mettait sur l'enfant, qui le portait
sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma
mère était une lectrice infidèle c'était aussi, pour les ouvrages où elle
trouvait l'accent d'un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et
la simplicité de l'interprétation, par la beauté et la douceur du son. Même
dans la vie, quand c'étaient des êtres et non des œuvres d'art qui excitaient
ainsi son attendrissement ou son admiration, c'était touchant de voir avec
quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel
éclat de gaieté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un
enfant, tel rappel de fête, d'anniversaire, qui aurait pu faire penser ce
vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce
jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire
toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma
grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui
apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout
dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute
affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d'y être reçu, elle
fournissait toute la tendresse naturelle, toute l'ample douceur qu'elles
réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi
dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait
pour les attaquer dans le ton qu'il faut, l'accent cordial qui leur préexiste et
les dicta, mais que les mots n'indiquent pas ; grâce à lui elle
amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l'imparfait
et au passé défini la douceur qu'il y a dans la bonté, la mélancolie qu'il y a
dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait
commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les
faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme
uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie
sentimentale et continue.
Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la
douceur de cette nuit où j'avais ma mère auprès de moi. Je savais qu'une telle
nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand désir que j'eusse au
monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était
trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que l'accomplissement
qu'on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et
exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais
quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus ; puis
demain soir était encore lointain ; je me disais que j'aurais le temps d'aviser,
bien que ce temps-là ne pût m'apporter aucun pouvoir de plus, puisqu'il s'agissait
de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître
plus évitables l'intervalle qui les séparait encore de moi.
009
C'est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit,
je me ressouvenais de Combray, je n'en revis jamais que cette sorte de pan
lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l'embrasement
d'un feu de Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent
dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à
la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l'amorce de l'allée
obscure par où arriverait M. Swann, l'auteur inconscient de mes tristesses,
le vestibule où je m'acheminais vers la première marche de l'escalier, si cruel
à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide
irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à
porte vitrée pour l'entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même
heure, isolé de tout ce qu'il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l'obscurité,
le décor strictement nécessaire (comme celui qu'on voit indiqué en tête des
vieilles pièces pour les représentations en province), au drame de mon
déshabillage ; comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés
par un mince escalier, et comme s'il n'y avait jamais été que sept heures du
soir. À vrai dire, j'aurais pu répondre à qui m'eût interrogé que Combray
comprenait encore autre chose et existait à d'autres heures. Mais comme ce que
je m'en serais rappelé m'eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la
mémoire de l'intelligence, et comme les renseignements qu'elle donne sur le
passé ne conservent rien de lui, je n'aurais jamais eu envie de songer à ce
reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C'était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard,
celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d'attendre longtemps les
faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes
de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans
une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au
jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre,
entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous
appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées
par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous
cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il
est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la
sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet
objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que
nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui
n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand
un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais
froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je
refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de
ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été
moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement,
accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai
à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de
madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau
toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire
en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause.
Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses
désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour,
en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était
pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était
liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne
devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ?
Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus
que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il
est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair
que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais
ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins
de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au
moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure,
pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit.
C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes
les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le
chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son
bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est
en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis
faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état
inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité,
de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de
le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la
première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je
demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation
qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la
ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles
et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon
esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette
distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une
tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets
en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens
tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque
chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est,
mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur
des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image,
le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais
il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet
neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées mais je ne
peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de
me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la
saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de
quelle époque du passé il s'agit.
Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce
souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de
si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant
je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il
remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher
vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile,
de toute œuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en
pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se
laissent remâcher sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était
celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que
ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui
dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé
dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait
rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant
souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur
image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ;
peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire,
rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes – et celle
aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son
plissage sévère et dévot – s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient
perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais,
quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la
destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent
encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la
ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque
impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine
trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore
et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait
si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint
comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin,
qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que
seul j'avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le
matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant
déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si
le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper
dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là
indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se
colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages
consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre
jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et
les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et
ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et
jardins, de ma tasse de thé.
010
II
Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de
fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n'était qu'une
église résumant la ville, la représentant, parlant d'elle et pour elle aux
lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante
sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos
laineux et gris des maisons rassemblées qu'un reste de remparts du Moyen Âge
cernait çà et là d'un trait aussi parfaitement circulaire qu'une petite ville
dans un tableau de primitif. À l'habiter, Combray était un peu triste, comme
ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées
de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l'ombre devant elles,
étaient assez obscures pour qu'il fallût dès que le jour commençait à tomber
relever les rideaux dans les « salles » ; des rues aux graves
noms de saints (desquels plusieurs se rattachaient à l'histoire des premiers
seigneurs de Combray) : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était la
maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du
Saint-Esprit sur laquelle s'ouvrait la petite porte latérale de son jardin ;
et ces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peinte
de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde,
qu'en vérité elles me paraissent toutes, et l'église qui les dominait sur la
Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique ; et
qu'à certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue
Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l'Oiseau – à la vieille
hôtellerie de l'Oiseau Flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de
cuisine qui s'élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi
chaude – serait une entrée en contact avec l'Au-delà plus merveilleusement
surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève
de Brabant.
011
La cousine de mon grand-père – ma grand-tante – chez
qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort de
son mari, mon oncle Octave, n'avait plus voulu quitter, d'abord Combray, puis à
Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait »
plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique,
de maladie, d'idée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur
la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par
opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et
qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant
chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleur d'images
gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma
tante n'habitait plus effectivement que deux chambres contiguës, restant l'après-midi
dans l'une pendant qu'on aérait l'autre. C'étaient de ces chambres de province
qui – de même qu'en certains pays des parties entières de l'air ou de la
mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne
voyons pas – nous enchantent des mille odeurs qu'y dégagent les vertus, la
sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et
morale que l'atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes,
et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines
et renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide de tous les fruits de l'année
qui ont quitté le verger pour l'armoire ; saisonnières, mais mobilières et
domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain
chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et
rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d'une
paix qui n'apporte qu'un surcroît d'anxiété et d'un prosaïsme qui sert de grand
réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L'air y était
saturé de la fine fleur d'un silence si nourricier, si succulent que je ne m'y
avançais qu'avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins
encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je
venais seulement d'arriver à Combray : avant que j'entrasse souhaiter le
bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où
le soleil, d'hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà
allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d'une odeur
de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de four » de
campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite
que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne
pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l'hivernage ; je
faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours
revêtus d'un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les
appétissantes odeurs dont l'air de la chambre était tout grumeleux et qu'avait
déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée
du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en
faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson »
où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais
plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais
toujours avec une convoitise inavouée m'engluer dans l'odeur médiane, poisseuse,
fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.
Dans la chambre voisine, j'entendais ma tante qui causait
toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu'assez bas parce qu'elle
croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu'elle eût
déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule,
sans dire quelque chose, parce qu'elle croyait que c'était salutaire pour sa
gorge et qu'en empêchant le sang de s'y arrêter, cela rendrait moins fréquents
les étouffements et les angoisses dont elle souffrait ; puis, dans l'inertie
absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance
extraordinaire ; elle les douait d'une motilité qui lui rendait difficile
de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle
se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule
forme d'activité. Malheureusement, ayant pris l'habitude de penser tout haut, elle
ne faisait pas toujours attention à ce qu'il n'y eût personne dans la chambre
voisine, et je l'entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut
que je me rappelle bien que je n'ai pas dormi » (car ne jamais dormir
était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la
trace : le matin Françoise ne venait pas « l'éveiller », mais « entrait »
chez elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on
disait qu'elle voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et
quand il lui arrivait de s'oublier en causant jusqu'à dire : « ce qui
m'a réveillée » ou « j'ai rêvé que », elle rougissait et se
reprenait au plus vite).
Au bout d'un moment, j'entrais l'embrasser ; Françoise
faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle
demandait à la place sa tisane et c'était moi qui étais chargé de faire tomber
du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu'il fallait
mettre ensuite dans l'eau bouillante. Le dessèchement des tiges les avait
incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s'ouvraient les
fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la
façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient
l'air des choses les plus disparates, d'une aile transparente de mouche, de l'envers
blanc d'une étiquette, d'un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées
ou tressées comme dans la confection d'un nid. Mille petits détails inutiles – charmante
prodigalité du pharmacien – qu'on eût supprimés dans une préparation
factice, me donnaient, comme un livre où on s'émerveille de rencontrer le nom d'une
personne de connaissance, le plaisir de comprendre que c'était bien des tiges
de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare, modifiées, justement
parce que c'étaient non des doubles, mais elles-mêmes et qu'elles avaient
vieilli. Et chaque caractère nouveau n'y étant que la métamorphose d'un
caractère ancien, dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons
verts qui ne sont pas venus à terme ; mais surtout l'éclat rose, lunaire
et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où
elles étaient suspendues comme de petites roses d'or – signe, comme la
lueur qui révèle encore sur une muraille la place d'une fresque effacée, de la
différence entre les parties de l'arbre qui avaient été « en couleur »
et celles qui ne l'avaient pas été – me montrait que ces pétales étaient
bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs de
printemps. Cette flamme rose de cierge, c'était leur couleur encore, mais à
demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu'était la leur maintenant et
qui est comme le crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans l'infusion
bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une
petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment
amolli.
D'un côté de son lit était une grande commode jaune en bois
de citronnier et une table qui tenait à la fois de l'officine et du
maître-autel, où, au-dessous d'une statuette de la Vierge et d'une bouteille de
Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des ordonnances de
médicaments, tout ce qu'il fallait pour suivre de son lit les offices et son
régime, pour ne manquer l'heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l'autre
côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait
du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la
chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu'elle commentait ensuite
avec Françoise.
012
Je n'étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu'elle me
renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste
front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n'avait pas encore
arrangé ses faux cheveux, où les vertèbres transparaissaient comme les pointes
d'une couronne d'épines ou les grains d'un rosaire, et elle me disait :
« Allons, mon pauvre enfant, va-t'en, va te préparer pour la messe ; et
si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas s'amuser trop longtemps
avec vous, qu'elle monte bientôt voir si je n'ai besoin de rien. »
Françoise, en effet, qui était depuis des années à son
service et ne se doutait pas alors qu'elle entrerait un jour tout à fait au
nôtre délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait
eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie
passait encore l'hiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu
Françoise que, le 1er janvier, avant d'entrer chez ma
grand-tante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me
disait : « Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner
que tu m'entendes dire : “Bonjour Françoise” ; en même temps je te
toucherai légèrement le bras. » À peine arrivions-nous dans l'obscure
antichambre de ma tante que nous apercevions dans l'ombre, sous les tuyaux d'un
bonnet éblouissant, raide et fragile comme s'il avait été de sucre filé, les
remous concentriques d'un sourire de reconnaissance anticipé. C'était Françoise,
immobile et debout dans l'encadrement de la petite porte du corridor comme une
statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de
chapelle, on distinguait sur son visage l'amour désintéressé de l'humanité, le
respect attendri pour les hautes classes qu'exaltait dans les meilleures
régions de son cœur l'espoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec
violence et disait d'une voix forte : « Bonjour, Françoise. » À
ce signal mes doigts s'ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la
recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray
je ne connaissais personne mieux que Françoise, nous étions ses préférés, elle
avait pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de
considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au
prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles
que noue entre les membres d'une famille la circulation d'un même sang, autant
de respect qu'un tragique grec), le charme de n'être pas ses maîtres habituels.
Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de n'avoir pas
encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où
souvent il faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de
sa fille et de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce qu'on comptait
faire de lui, s'il ressemblerait à sa grand-mère.
Et quand il n'y avait plus de monde là, maman qui savait que
Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait d'eux
avec douceur, lui demandait mille détails sur ce qu'avait été leur vie.
Elle avait deviné que Françoise n'aimait pas son gendre et
qu'il lui gâtait le plaisir qu'elle avait à être avec sa fille, avec qui elle
ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait
les voir, à quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant :
« N'est-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de s'absenter et si vous
avez Marguerite à vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais
vous vous ferez une raison ? » Et Françoise disait en riant :
« Madame sait tout ; Madame est pire que les rayons X (elle disait x
avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante,
d'employer ce terme savant), qu'on a fait venir pour Mme Octave
et qui voient ce que vous avez dans le cœur », et disparaissait, confuse
qu'on s'occupât d'elle, peut-être pour qu'on ne la vît pas pleurer ; maman
était la première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir que sa
vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de l'intérêt, être
un motif de joie ou de tristesse pour une autre qu'elle-même. Ma tante se
résignait à se priver un peu d'elle pendant notre séjour, sachant combien ma
mère appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui était
aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le
tuyautage éclatant et fixe avait l'air d'être en biscuit, que pour aller à la
grand-messe ; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, qu'elle
fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir l'air de rien faire, la
seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l'eau chaude ou du
café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle était un de ces
serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au
premier abord à un étranger, peut-être parce qu'ils ne prennent pas la peine de
faire sa conquête et n'ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu'ils
n'ont aucun besoin de lui, qu'on cesserait de le recevoir plutôt que de les
renvoyer ; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les maîtres
qui ont éprouvé leurs capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément
superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un
visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité.
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents
eussent tout ce qu'il leur fallait, remontait une première fois chez ma tante
pour lui donner sa pepsine et lui demander ce qu'elle prendrait pour déjeuner, il
était bien rare qu'il ne lui fallût pas donner déjà son avis ou fournir des
explications sur quelque événement d'importance :
« Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil
est passée plus d'un quart d'heure en retard pour aller chercher sa sœur ;
pour peu qu'elle s'attarde sur son chemin cela ne me surprendrait point qu'elle
arrive après l'élévation.
— Hé ! il n'y aurait rien d'étonnant, répondait
Françoise.
— Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt, vous
auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois
grosses comme celles de la mère Callot ; tâchez donc de savoir par sa
bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à
toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.
— Il n'y aurait rien d'étonnant qu'elles viennent de
chez M. le Curé, disait Françoise.
— Ah ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait
ma tante en haussant les épaules, chez M. le Curé ! Vous savez bien
qu'il ne fait pousser que de méchantes petites asperges de rien. Je vous dis
que celles-là étaient grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais
comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.
« Françoise, vous n'avez pas entendu ce carillon qui m'a
cassé la tête ?
— Non, madame Octave.
— Ah ! ma pauvre fille, il faut que vous l'ayez
solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C'était la Maguelone qui
était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec
elle et ils ont tourné par la rue de l'Oiseau. Il faut qu'il y ait quelque
enfant de malade.
— Eh ! là, mon Dieu, soupirait Françoise, qui ne
pouvait pas entendre parler d'un malheur arrivé à un inconnu, même dans une
partie du monde éloignée, sans commencer à gémir.
— Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche
des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau.
Voilà-t-il pas que j'avais oublié qu'elle a passé l'autre nuit. Ah ! il
est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que j'ai fait de ma
tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps,
ma fille.
— Mais non, madame Octave, mon temps n'est pas si cher ;
celui qui l'a fait ne nous l'a pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s'éteint
pas. »
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au
cours de cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais
quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave
que ma tante sentait qu'elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise
monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la
maison.
« Mais, madame Octave, ce n'est pas encore l'heure de
la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ?
— Mais non, Françoise, disait ma tante, c'est-à-dire si,
vous savez bien que maintenant les moments où je n'ai pas de faiblesse sont
bien rares ; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans
avoir eu le temps de me reconnaître ; mais ce n'est pas pour cela que je
sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil
avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux sous de sel
chez Camus. C'est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c'est.
— Mais ça sera la fille à M. Pupin », disait
Françoise qui préférait s'en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà
deux fois depuis le matin chez Camus.
« La fille à M. Pupin ! Oh ! je vous
crois bien ma pauvre Françoise ! Avec cela que je ne l'aurais pas reconnue !
— Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je
veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l'avoir
déjà vue ce matin.
— Ah ! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait
qu'elle soit venue pour les fêtes. C'est cela ! Il n'y a pas besoin de
chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir
tout à l'heure Mme Sazerat venir sonner chez sa sœur pour le
déjeuner. Ce sera ça ! J'ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec
une tarte ! Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.
— Dès l'instant que Mme Goupil a de la
visite, madame Octave, vous n'allez pas tarder à voir tout son monde rentrer
pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure », disait
Françoise qui, pressée de redescendre s'occuper du déjeuner, n'était pas fâchée
de laisser à ma tante cette distraction en perspective.
« Oh ! pas avant midi », répondait ma tante d'un
ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d'œil inquiet, mais furtif
pour ne pas laisser voir qu'elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à
apprendre qui Mme Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif,
et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus d'une heure.
« Et encore cela tombera pendant mon déjeuner ! » ajouta-t-elle
à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une distraction suffisante
pour qu'elle n'en souhaitât pas une autre en même temps. « Vous n'oublierez
pas au moins de me donner mes œufs à la crème dans une assiette plate ? »
C'étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante s'amusait à
chaque repas à lire la légende de celle qu'on lui servait ce jour-là. Elle
mettait ses lunettes, déchiffrait : Ali-Baba et les quarante voleurs, Aladin
ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant : « Très bien, très
bien. »
« Je serais bien allée chez Camus… » disait
Françoise en voyant que ma tante ne l'y enverrait plus.
« Mais non, ce n'est plus la peine, c'est sûrement Mlle Pupin.
Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien. »
Mais ma tante savait bien que ce n'était pas pour rien qu'elle
avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne « qu'on ne connaissait
point » était un être aussi peu croyable qu'un dieu de la mythologie, et
de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s'était produite, dans la
rue du Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des
recherches bien conduites n'eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux
aux proportions d'une « personne qu'on connaissait », soit
personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu'ayant tel
degré de parenté avec des gens de Combray. C'était le fils de Mme Sauton
qui rentrait du service, la nièce de l'abbé Perdreau qui sortait du couvent, le
frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui
était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l'émotion de croire
qu'il y avait à Combray des gens qu'on ne connaissait point simplement parce qu'on
ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à
l'avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu'ils
attendaient leurs « voyageurs ». Quand le soir, je montais, en
rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si j'avais l'imprudence de lui
dire que nous avions rencontré, près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père
ne connaissait pas : « Un homme que grand-père ne connaissait point, s'écriait-elle.
Ah ! je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue de cette
nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père était mandé.
« Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle ?
un homme que vous ne connaissiez point ? — Mais si, répondait mon
grand-père, c'était Prosper, le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf.
— Ah ! bien », disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge ;
haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait : « Aussi
il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point ! »
Et on me recommandait d'être plus circonspect une autre fois et de ne plus
agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement
bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par
hasard passer un chien « qu'elle ne connaissait point », elle ne
cessait d'y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d'induction
et ses heures de liberté.
« Ce sera le chien de Mme Sazerat »,
disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d'apaisement et pour
que ma tante ne se « fende pas la tête ».
« Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat ! »
répondait ma tante dont l'esprit critique n'admettait pas si facilement un fait.
« Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin
a rapporté de Lisieux.
— Ah ! à moins de ça.
— Il paraît que c'est une bête bien affable », ajoutait
Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, « spirituelle comme une
personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de
gracieux. C'est rare qu'une bête qui n'a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame
Octave, il va falloir que je vous quitte, je n'ai pas le temps de m'amuser, voilà
bientôt dix heures, mon fourneau n'est seulement pas éclairé, et j'ai encore à
plumer mes asperges.
— Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c'est
une vraie maladie d'asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer
nos Parisiens !
— Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils
rentreront de l'église avec de l'appétit et vous verrez qu'ils ne les mangeront
pas avec le dos de la cuiller.
— Mais à l'église, ils doivent y être déjà ; vous
ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner. »
013
Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j'accompagnais
mes parents à la messe. Que je l'aimais, que je la revois bien, notre Église !
Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était
dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous
conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l'église
et de leurs doigts timides prenant de l'eau bénite, pouvait, répété pendant des
siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l'entailler de
sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle
bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière
des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, n'étaient
plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues
douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre
équarrissure qu'ici elles avaient dépassées d'un flot blond, entraînant à la
dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du
marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs, elles s'étaient résorbées, contractant
encore l'elliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la
disposition de ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres d'un mot dont
les autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient
jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il
gris dehors, on était sûr qu'il ferait beau dans l'église ; l'un était
rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de
cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre (et
dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand
il n'y a pas d'office – à l'un de ces rares moments où l'église aérée, vacante,
plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l'air
presque habitable comme le hall, de pierre sculptée et de verre peint, d'un
hôtel de style Moyen Âge – on voyait s'agenouiller un instant Mme Sazerat,
posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu'elle
venait de prendre chez le pâtissier d'en face et qu'elle allait rapporter pour
le déjeuner) ; dans un autre une montagne de neige rose, au pied de
laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière qu'elle
boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté
des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans
doute qui empourprait le retable de l'autel de tons si frais qu'ils semblaient
plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s'évanouir que
par des couleurs attachées à jamais à la pierre) ; et tous étaient si
anciens qu'on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la
poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu'à la corde la trame de
leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut compartiment
divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme
un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI ;
mais soit qu'un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à
travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux
incendie, l'instant d'après elle avait pris l'éclat changeant d'une traîne de
paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique
qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois
humides, comme si c'était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueuses
stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien ; un
instant après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence
profonde, l'infrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur
quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que
toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il était aussi
reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que
sur le pavé de la place ou la paille du marché ; et, même à nos premiers
dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre
fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique
et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de
myosotis en verre.
Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement
d'Esther (la tradition voulait qu'on eût donné à Assuérus les traits d'un roi
de France et à Esther ceux d'une dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles
leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un
éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d'Esther au-delà du dessin
de leur contour, le jaune de sa robe s'étalait si onctueusement, si grassement,
qu'elle en prenait une sorte de consistance et s'enlevait vivement sur l'atmosphère
refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du
panneau de soie et de laine, mais ayant « passé » dans le haut, faisait
se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches
jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique
illumination d'un soleil invisible. Tout cela et plus encore les objets
précieux venus à l'église de personnages qui étaient pour moi presque des
personnages de légende (la croix d'or travaillée disait-on par saint Éloi et
donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en porphyre et
en cuivre émaillé) à cause de quoi je m'avançais dans l'église, quand nous
gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le paysan s'émerveille
de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur
passage surnaturel, tout cela faisait d'elle pour moi quelque chose d'entièrement
différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l'on peut dire, un
espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, déployant
à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en
chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mètres, mais
des époques successives d'où il sortait victorieux ; dérobant le rude et
farouche XIe siècle
dans l'épaisseur de ses murs, d'où il n'apparaissait avec ses lourds cintres
bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que
creusait près du porche l'escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les
gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de
plus grandes sœurs, pour le cacher aux étrangers, se placent en souriant devant
un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu ; élevant dans le ciel
au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait le
voir encore ; et s'enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où,
nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la
membrane d'une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous
éclairaient d'une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel
une profonde valve – comme la trace d'un fossile – avait été creusée,
disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la
princesse franque, s'était détachée d'elle-même des chaînes d'or où elle était
suspendue à la place de l'actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans
que la flamme s'éteignît, s'était enfoncée dans la pierre et l'avait fait
mollement céder sous elle ».
014
L'abside de l'église de Combray, peut-on vraiment en parler ?
Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d'élan
religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait
était en contrebas, sa grossière muraille s'exhaussait d'un soubassement en moellons
nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n'avait rien de particulièrement
ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur excessive, et le
tout avait plus l'air d'un mur de prison que d'église. Et certes, plus tard, quand
je me rappelais toutes les glorieuses absides que j'ai vues, il ne me serait
jamais venu à la pensée de rapprocher d'elles l'abside de Combray. Seulement, un
jour, au détour d'une petite rue provinciale, j'aperçus, en face du croisement
de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées
en haut et offrant le même aspect asymétrique que l'abside de Combray. Alors je
ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y
était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié :
« L'Église ! »
L'église ! Familière ; mitoyenne, rue
Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin
et la maison de Mme Loiseau, qu'elle touchait sans aucune
séparation ; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son numéro
dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numéros, et où il semble que
le facteur aurait dû s'arrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant
d'entrer chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il
y avait pourtant entre elle et tout ce qui n'était pas elle une démarcation que
mon esprit n'a jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseau avait
beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de
laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs
n'avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que d'aller
rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées contre la sombre façade de l'église,
les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi ; entre les
fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s'appuyaient, si mes yeux ne
percevaient pas d'intervalle, mon esprit réservait un abîme.
On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant
sa figure inoubliable à l'horizon où Combray n'apparaissait pas encore ; quand
du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon père l'apercevait
qui filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous
sens son petit coq de fer, il nous disait : « Allons, prenez les
couvertures, on est arrivé. » Et dans une des plus grandes promenades que
nous faisions de Combray, il y avait un endroit où la route resserrée
débouchait tout à coup sur un immense plateau fermé à l'horizon par des forêts
déchiquetées que dépassait seule la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais
si mince, si rose, qu'elle semblait seulement rayée sur le ciel par un ongle
qui aurait voulu donner à ce paysage, à ce tableau rien que de nature, cette
petite marque d'art, cette unique indication humaine. Quand on se rapprochait
et qu'on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi détruite qui, moins
haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout du ton rougeâtre et
sombre des pierres ; et, par un matin brumeux d'automne, on aurait dit, s'élevant
au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la
couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand-mère me
faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par
deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion
dans les distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu'aux
visages humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées
de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les
vieilles pierres qui les laissaient s'ébattre sans paraître les voir, devenues
tout d'un coup inhabitables et dégageant un principe d'agitation infinie, les
avaient frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours
violet de l'air du soir, brusquement calmés ils revenaient s'absorber dans la
tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant
pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe d'un
clocheton, comme une mouette arrêtée avec l'immobilité d'un pêcheur à la crête
d'une vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grand-mère trouvait au clocher de
Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui
lui faisait aimer et croire riches d'une influence bienfaisante, la nature, quand
la main de l'homme ne l'avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand-tante,
rapetissée, et les œuvres de génie. Et sans doute, toute partie de l'église qu'on
apercevait la distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui
était infuse, mais c'était dans son clocher qu'elle semblait prendre conscience
d'elle-même, affirmer une existence individuelle et responsable. C'était lui
qui parlait pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma grand-mère
trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde,
l'air naturel et l'air distingué. Ignorante en architecture, elle disait :
« Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n'est peut-être pas
beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que
s'il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. » Et en le regardant,
en suivant des yeux la douce tension, l'inclinaison fervente de ses pentes de
pierre qui se rapprochaient en s'élevant comme des mains jointes qui prient, elle
s'unissait si bien à l'effusion de la flèche, que son regard semblait s'élancer
avec elle ; et en même temps elle souriait amicalement aux vieilles
pierres usées dont le couchant n'éclairait plus que le faîte et qui, à partir
du moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la
lumière, paraissaient tout d'un coup montées bien plus haut, lointaines, comme
un chant repris « en voix de tête » une octave au-dessus.
C'était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les
occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur
figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais
apercevoir que sa base qui avait été recouverte d'ardoises ; mais quand, le
dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d'été, flamboyer comme un
soleil noir, je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures ! il
faut se préparer pour aller à la grand-messe si je veux avoir le temps d'aller
embrasser tante Léonie avant », et je savais exactement la couleur qu'avait
le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l'ombre que
faisait le store du magasin où maman entrerait peut-être avant la messe dans
une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait
montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant à fermer, venait
d'aller dans l'arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les
mains qu'il avait l'habitude, toutes les cinq minutes, même dans les
circonstances les plus mélancoliques, de frotter l'une contre l'autre d'un air
d'entreprise, de partie fine et de réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d'apporter
une brioche plus grosse que d'habitude parce que nos cousins avaient profité du
beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le
clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec
des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë
dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au
moment où il faudrait tout à l'heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir,
il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu'il avait l'air d'être
posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait
cédé sous sa pression, s'était creusé légèrement pour lui faire sa place et
refluait sur ses bords ; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de
lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner
quelque chose d'ineffable.
Même dans les courses qu'on avait à faire derrière l'église,
là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au clocher surgi
ici ou là entre les maisons, peut-être plus émouvant encore quand il apparaissait
ainsi sans l'église. Et certes, il y en a bien d'autres qui sont plus beaux vus
de cette façon, et j'ai dans mon souvenir des vignettes de clochers dépassant
les toits, qui ont un autre caractère d'art que celles que composaient les
tristes rues de Combray. Je n'oublierai jamais, dans une curieuse ville de
Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle,
qui me sont à beaucoup d'égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on
la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche
gothique d'une église qu'ils cachent s'élance, ayant l'air de terminer, de
surmonter leurs façades, mais d'une matière si différente, si précieuse, si
annelée, si rose, si vernie, qu'on voit bien qu'elle n'en fait pas plus partie
que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la
flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé
d'émail. Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je
sais une fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième
plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois
rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles « épreuves » qu'en
tire l'atmosphère, d'un noir décanté de cendres, laquelle n'est autre que le
dôme de Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère de
certaines vues de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites
gravures, avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter elle ne put
mettre ce que j'avais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non
pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un être
sans équivalent, aucune d'elles ne tient sous sa dépendance toute une partie
profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray
dans les rues qui sont derrière l'église. Qu'on le vît à cinq heures, quand on
allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant
brusquement d'une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que si, au
contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat,
on suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre
versant en sachant qu'il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher ;
soit qu'encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît
obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un
solide surpris à un moment inconnu de sa révolution ; ou que, des bords de
la Vivonne, l'abside musculeusement ramassée et remontée par la perspective
semblât jaillir de l'effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au
cœur du ciel : c'était toujours à lui qu'il fallait revenir, toujours lui
qui dominait tout, sommant les maisons d'un pinacle inattendu, levé devant moi
comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains
sans que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd'hui encore si, dans
une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un
passant qui m'a « mis dans mon chemin » me montre au loin, comme un
point de repère, tel beffroi d'hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe
de son bonnet ecclésiastique au coin d'une rue que je dois prendre, pour peu
que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance
avec la figure chère et disparue, le passant, s'il se retourne pour s'assurer
que je ne m'égare pas, peut, à son étonnement, m'apercevoir qui, oublieux de la
promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant
des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des
terres reconquises sur l'oubli qui s'assèchent et se rebâtissent ; et sans
doute alors, et plus anxieusement que tout à l'heure quand je lui demandais de
me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue… mais… c'est
dans mon cœur…
015
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin
qui retenu à Paris par sa profession d'ingénieur, ne pouvait, en dehors des
grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir au lundi
matin. C'était un de ces hommes qui, en dehors d'une carrière scientifique où
ils ont d'ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire,
artistique, que leur spécialisation professionnelle n'utilise pas et dont
profite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne
savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation
comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu'un musicien célèbre avait
composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de « facilité »
que bien des peintres, ils s'imaginent que la vie qu'ils mènent n'est pas celle
qui leur aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit une
insouciance mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante,
amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et
fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d'une
politesse raffinée, causeur comme nous n'en avions jamais entendu, il était aux
yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de l'homme d'élite,
prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand-mère lui
reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de
ne pas avoir dans son langage le naturel qu'il y avait dans ses cravates
lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d'écolier. Elle s'étonnait
aussi des tirades enflammées qu'il entamait souvent contre l'aristocratie, la
vie mondaine, le snobisme, « certainement le péché auquel pense saint Paul
quand il parle du péché pour lequel il n'y a pas de rémission ».
L'ambition mondaine était un sentiment que ma grand-mère
était si incapable de ressentir et presque de comprendre qu'il lui paraissait
bien inutile de mettre tant d'ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas
de très bon goût que M. Legrandin dont la sœur était mariée près de Balbec
avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques aussi violentes contre
les nobles, allant jusqu'à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous
guillotinés.
« Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre
rencontre. Vous êtes heureux d'habiter beaucoup ici ; demain il faudra que
je rentre à Paris, dans ma niche.
« Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement
ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a
dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n'y manque que le nécessaire, un
grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel
au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous
avez une jolie âme, d'une qualité rare, une nature d'artiste, ne la laissez pas
manquer de ce qu'il lui faut. »
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil
était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. En
revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu'un peintre travaillait
dans l'église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée
aussitôt chez l'épicier, était revenue bredouille par la faute de l'absence de
Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l'entretien de
l'église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes,
un savoir universel.
« Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit
déjà l'heure d'Eulalie. Il n'y a vraiment qu'elle qui pourra me dire cela. »
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s'était
« retirée » après la mort de Mme de la
Bretonnerie où elle avait été en place depuis son enfance et qui avait pris à
côté de l'église une chambre, d'où elle descendait tout le temps soit aux
offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup
de main à Théodore ; le reste du temps elle allait voir des personnes
malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s'était passé à la
messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d'ajouter quelque casuel à la
petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres en allant de
temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque autre personnalité
marquante du monde clérical de Combray. Elle portait au-dessus d'une mante de
drap noir un petit béguin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau
donnait à une partie de ses joues et à son nez recourbé, les tons rose vif de
la balsamine. Ses visites étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui
ne recevait plus guère personne d'autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante
avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu'ils avaient le tort à
ses yeux de rentrer tous dans l'une ou l'autre des deux catégories de gens qu'elle
détestait. Les uns, les pires et dont elle s'était débarrassée les premiers, étaient
ceux qui lui conseillaient de ne pas « s'écouter » et professaient, fût-ce
négativement et en ne la manifestant que par certains silences de
désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu'une
petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait
quatorze heures sur l'estomac deux méchantes gorgées d'eau de Vichy !) lui
feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L'autre catégorie se
composait des personnes qui avaient l'air de croire qu'elle était plus
gravement malade qu'elle ne pensait, qu'elle était aussi gravement malade qu'elle
le disait. Aussi, ceux qu'elle avait laissés monter après quelques hésitations
et sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient
montré combien ils étaient indignes de la faveur qu'on leur faisait en risquant
timidement un : « Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu
par un beau temps », ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit :
« Je suis bien bas, bien bas, c'est la fin, mes pauvres amis », lui
avaient répondu : « Ah ! quand on n'a pas la santé ! Mais
vous pouvez durer encore comme ça », ceux-là, les uns comme les autres, étaient
sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s'amusait de l'air épouvanté
de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une
de ces personnes qui avait l'air de venir chez elle ou quand elle avait entendu
un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d'un bon tour, des
ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et
de leur mine déconfite en s'en retournant sans l'avoir vue, et, au fond
admirait sa maîtresse qu'elle jugeait supérieure à tous ces gens puisqu'elle ne
voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois qu'on l'approuvât
dans son régime, qu'on la plaignît pour ses souffrances et qu'on la rassurât
sur son avenir.
C'est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire
vingt fois en une minute : « C'est la fin, ma pauvre Eulalie », vingt
fois Eulalie répondait : « Connaissant votre maladie comme vous la
connaissez, madame Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin. »
(Une des plus fermes croyances d'Eulalie et que le nombre imposant des démentis
apportés par l'expérience n'avait pas suffi à entamer, était que Mme Sazerat
s'appelait Mme Sazerin.)
« Je ne demande pas à aller à cent ans », répondait
ma tante qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire
ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu régulièrement tous les
dimanches, sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la
perspective l'entretenait ces jours-là dans un état agréable d'abord, mais bien
vite douloureux comme une faim excessive, pour peu qu'Eulalie fût en retard. Trop
prolongée, cette volupté d'attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne
cessait de regarder l'heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de
sonnette d'Eulalie, s'il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l'espérait
plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche, elle ne
pensait qu'à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que
nous quittions la salle à manger pour qu'elle pût monter « occuper »
ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s'installaient à
Combray) il y avait bien longtemps que l'heure altière de midi, descendue de la
tour de Saint-Hilaire qu'elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa
couronne sonore avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu
lui aussi familièrement en sortant de l'église, quand nous étions encore assis
devant les assiettes des Mille et Une Nuits, appesantis par la chaleur
et surtout par le repas. Car, au fond permanent d'œufs, de côtelettes, de
pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu'elle ne nous annonçait même
plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers, le
fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son
propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu'on
sculptait au XIIIe siècle
au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les
épisodes de la vie : une barbue parce que la marchande lui en avait
garanti la fraîcheur, une dinde parce qu'elle en avait vu une belle au marché
de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu'elle ne nous en avait
pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air
creuse et qu'il avait bien le temps de descendre d'ici sept heures, des épinards
pour changer, des abricots parce que c'était encore une rareté, des groseilles
parce que dans quinze jours il n'y en aurait plus, des framboises que M. Swann
avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du
jardin après deux ans qu'il n'en donnait plus, du fromage à la crème que j'aimais
bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu'elle l'avait commandé la veille,
une brioche parce que c'était notre tour de l'offrir. Quand tout cela était
fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père
qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de
Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de
circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d'en
goûter en disant : « J'ai fini, je n'ai plus faim », se serait
immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu'un
artiste leur fait d'une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors
que n'y valent que l'intention et la signature. Même en laisser une seule
goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la
fin du morceau au nez du compositeur.
016
Enfin ma mère me disait : « Voyons, ne reste pas
ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d'abord
prendre l'air un instant pour ne pas lire en sortant de table. » J'allais
m'asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un font
gothique, d'une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile
de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d'un lilas,
dans ce petit coin du jardin qui s'ouvrait par une porte de service sur la rue
du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s'élevait par deux degrés, en
saillie de la maison, et comme une construction indépendante, l'arrière-cuisine.
On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins
l'air de l'antre de Françoise que d'un petit temple à Vénus. Elle regorgeait
des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus
parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs.
Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d'une colombe.
Autrefois, je ne m'attardais pas dans le bois consacré qui l'entourait,
car, avant de monter lire, j'entrais dans le petit cabinet de repos que mon
oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa
retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les
fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui
atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure
et fraîche, à la fois forestière et Ancien Régime, qui fait rêver longuement
les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. Mais
depuis nombre d'années je n'entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce
dernier ne venant plus à Combray à cause d'une brouille qui était survenue
entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes :
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m'envoyait lui faire
une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son
domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait
en ronchonnant que je n'étais pas venu depuis longtemps, qu'on l'abandonnait ;
il m'offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans
lequel on ne s'arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs
étaient ornés de moulures dorées, les plafonds peints d'un bleu qui prétendait
imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents,
mais jaune ; puis nous passions dans ce qu'il appelait son cabinet de « travail »
aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir
une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une
étoile au front, qu'on aimait sous le second Empire parce qu'on leur trouvait
un air pompéien, puis qu'on détesta, et qu'on recommence à aimer pour une seule
et même raison, malgré les autres qu'on donne et qui est qu'elles ont l'air
second Empire. Et je restais avec mon oncle jusqu'à ce que son valet de chambre
vînt lui demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait
atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu'aurait craint de
troubler d'un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il
attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une
hésitation suprême mon oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux
heures et quart », que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais
sans discuter : « Deux heures et quart ? bien… je vais le dire… »
À cette époque j'avais l'amour du théâtre, amour platonique,
car mes parents ne m'avaient encore jamais permis d'y aller, et je me
représentais d'une façon si peu exacte les plaisirs qu'on y goûtait que je n'étais
pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope
un décor qui n'était que pour lui, quoique semblable au millier d'autres que
regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu'à la colonne Morris pour
voir les spectacles qu'elle annonçait. Rien n'était plus désintéressé et plus
heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et
qui étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en
composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et
boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n'est une de ces
œuvres étranges comme Le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi
lesquelles s'inscrivaient, non sur l'affiche verte de l'Opéra-Comique, mais sur
l'affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus
différent de l'aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne
que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m'ayant
dit que quand j'irais pour la première fois au théâtre j'aurais à choisir entre
ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l'une et le
titre de l'autre, puisque c'était tout ce que je connaissais d'elles, pour
tâcher de saisir en chacun le plaisir qu'il me promettait et de le comparer à
celui que recélait l'autre, j'arrivais à me représenter avec tant de force, d'une
part une pièce éblouissante et fière, de l'autre une pièce douce et veloutée, que
j'étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour
le dessert, on m'avait donné à opter entre du riz à l'Impératrice et de la
crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur
ces acteurs dont l'art, bien qu'il me fût encore inconnu, était la première
forme, entre toutes celles qu'il revêt, sous laquelle se laissait pressentir
par moi, l'Art. Entre la manière que l'un ou l'autre avait de débiter, de
nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une
importance incalculable. Et, d'après ce que l'on m'avait dit d'eux, je les
classais par ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée,
et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur
inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant
les classes, je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée,
avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s'il
était déjà allé au théâtre et s'il trouvait que le plus grand acteur était bien
Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu'après
Thiron, ou Delaunay qu'après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant
la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième
rang, et l'agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué
Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de
la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de
Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m'avait causé le saisissement
et les souffrances de l'amour, combien le nom d'une étoile flamboyant à la
porte d'un théâtre, combien, à la glace d'un coupé qui passait dans la rue avec
ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d'une femme que je
pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé, un
effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie. Je classais par
ordre de talent les plus illustres, Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine
Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m'intéressaient. Or mon oncle en connaissait
beaucoup et aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement des actrices.
Il les recevait chez lui. Et si nous n'allions le voir qu'à certains jours c'est
que, les autres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille n'aurait
pas pu se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour mon oncle, au
contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui n'avaient
peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui n'était sans
doute qu'un nom de guerre, la politesse de les présenter à ma grand-mère ou
même à leur donner des bijoux de famille, l'avait déjà brouillé plus d'une fois
avec mon grand-père. Souvent, à un nom d'actrice qui venait dans la
conversation, j'entendais mon père dire à ma mère, en souriant : « Une
amie de ton oncle » ; et je pensais que le stage que peut-être
pendant des années des hommes importants faisaient inutilement à la porte de
telle femme qui ne répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le
concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme moi en
le présentant chez lui à l'actrice, inapprochable à tant d'autres, qui était
pour lui une intime amie.
Aussi – sous le prétexte qu'une leçon qui avait été
déplacée tombait maintenant si mal qu'elle m'avait empêché plusieurs fois et m'empêcherait
encore de voir mon oncle – un jour, autre que celui qui était réservé aux
visites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné
de bonne heure, je sortis et au lieu d'aller regarder la colonne d'affiches, pour
quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu'à lui. Je remarquai devant sa
porte une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet
rouge comme avait le cocher à sa boutonnière. De l'escalier j'entendis un rire
et une voix de femme, et dès que j'eus sonné, un silence, puis le bruit de
portes qu'on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut
embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas
me recevoir et tandis qu'il allait pourtant le prévenir, la même voix que j'avais
entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu'une
minute, cela m'amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il
ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la
sienne, n'est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu'un instant, ce gosse. »
J'entendis mon oncle grommeler, se fâcher, finalement le
valet de chambre me fit entrer.
017
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que
d'habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de
lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise
une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. L'incertitude où j'étais
s'il fallait lui dire madame ou mademoiselle me fit rougir et n'osant pas trop
tourner les yeux de son côté de peur d'avoir à lui parler, j'allai embrasser
mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit : « Mon
neveu », sans lui dire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis
les difficultés qu'il avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que
possible d'éviter tout trait d'union entre sa famille et ce genre de relations.
« Comme il ressemble à sa mère, dit-elle.
— Mais vous n'avez jamais vu ma nièce qu'en
photographie, dit vivement mon oncle d'un ton bourru.
— Je vous demande pardon, mon cher ami, je l'ai croisée
dans l'escalier l'année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que
je ne l'ai vue que le temps d'un éclair et que votre escalier est bien noir, mais
cela m'a suffi pour l'admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça »,
dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front. « Est-ce
que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami ? demanda-t-elle à
mon oncle.
— Il ressemble surtout à son père », grogna mon
oncle qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à distance en
disant le nom de maman que d'en faire de près. « C'est tout à fait son
père et aussi ma pauvre mère.
— Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec
une légère inclinaison de la tête, et je n'ai jamais connu votre pauvre mère, mon
ami. Vous vous souvenez, c'est peu après votre grand chagrin que nous nous
sommes connus. »
J'éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne
différait pas des autres jolies femmes que j'avais vues quelquefois dans ma
famille notamment de la fille d'un de nos cousins chez lequel j'allais tous les
ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l'amie de mon oncle avait le
même regard vif et bon, elle avait l'air aussi franc et aimant. Je ne lui
trouvais rien de l'aspect théâtral que j'admirais dans les photographies d'actrices,
ni de l'expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu'elle devait
mener. J'avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n'aurais pas
cru que ce fût une cocotte chic si je n'avais pas vu la voiture à deux chevaux,
la robe rose, le collier de perles, si je n'avais pas su que mon oncle n'en
connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le
millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait
avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avait l'air si
simple et comme il faut. Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, l'immoralité
m'en troublait peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en
une apparence spéciale, – d'être ainsi invisible comme le secret de
quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents
bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé
jusqu'au demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses
intonations de voix, pareils à tant d'autres que je connaissais déjà, me
faisaient malgré moi considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui n'était
plus d'aucune famille.
On était passé dans le « cabinet de travail », et
mon oncle, d'un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.
« Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée
à celles que le Grand-Duc m'envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. »
Et elle tira d'un étui des cigarettes couvertes d'inscriptions étrangères et
dorées. « Mais si, reprit-elle tout d'un coup, je dois avoir rencontré chez
vous le père de ce jeune homme. N'est-ce pas votre neveu ? Comment ai-je
pu l'oublier ? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi », dit-elle
d'un air modeste et sensible. Mais en pensant à ce qu'avait pu être l'accueil
rude qu'elle disait avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa
réserve et sa froideur, j'étais gêné, comme par une indélicatesse qu'il aurait
commise, de cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était
accordée et son amabilité insuffisante. Il m'a semblé plus tard que c'était un
des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu'elles
consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté
sentimentale – car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le
font pas entrer dans les cadres de l'existence commune – et un or qui leur
coûte peu, à enrichir d'un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal
dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en
vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses
perles, l'élégance qui émane de l'amitié d'un grand-duc, de même elle avait
pris quelque propos insignifiant de mon père, elle l'avait travaillé avec
délicatesse, lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant
un de ses regards d'une si belle eau, nuancé d'humilité et de gratitude, elle
le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de « tout à fait
exquis ».
« Allons, voyons, il est l'heure que tu t'en ailles »,
me dit mon oncle.
Je me levai, j'avais une envie irrésistible de baiser la
main de la dame en rose, mais il me semblait que c'eût été quelque chose d'audacieux
comme un enlèvement. Mon cœur battait tandis que je me disais : « Faut-il
le faire, faut-il ne pas le faire », puis je cessai de me demander ce qu'il
fallait faire pour pouvoir faire quelque chose. Et d'un geste aveugle et
insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment
en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu'elle me tendait.
« Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a
un petit œil pour les femmes : il tient de son oncle. Ce sera un parfait
gentleman », ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un
accent légèrement britannique. « Est-ce qu'il ne pourrait pas venir une
fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais ; il
n'aurait qu'à m'envoyer un “bleu” le matin. »
Je ne savais pas ce que c'était qu'un « bleu ». Je
ne comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n'y
fût cachée quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, m'empêchait
de cesser de les écouter avec attention, et j'en éprouvais une grande fatigue.
« Mais non, c'est impossible, dit mon oncle, en
haussant les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les
prix à son cours », ajouta-t-il, à voix basse pour que je n'entende pas ce
mensonge et que je n'y contredise pas. « Qui sait, ce sera peut-être un
petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez.
— J'adore les artistes, répondit la dame en rose, il n'y
a qu'eux qui comprennent les femmes… Qu'eux et les êtres d'élite comme vous. Excusez
mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle ? Est-ce les volumes dorés qu'il y
a dans la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir ? Vous savez que
vous m'avez promis de me les prêter, j'en aurai grand soin. »
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien
et me conduisit jusqu'à l'antichambre. Éperdu d'amour pour la dame en rose, je
couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et
tandis qu'avec assez d'embarras il me laissait entendre sans oser me le dire
ouvertement qu'il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes
parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était
en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma
reconnaissance. Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après
quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents
une idée assez nette de la nouvelle importance dont j'étais doué, je trouvai
plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite que je
venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d'ennuis à mon oncle. Comment l'aurais-je
cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents
trouveraient du mal dans une visite où je n'en trouvais pas. N'arrive-t-il pas
tous les jours qu'un ami nous demande de ne pas manquer de l'excuser auprès d'une
femme à qui il a été empêché d'écrire, et que nous négligions de le faire
jugeant que cette personne ne peut pas attacher d'importance à un silence qui n'en
a pas pour nous. Je m'imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres
était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur
ce qu'on y introduisait ; et je ne doutais pas qu'en déposant dans celui
de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon oncle m'avait fait faire,
je ne leur transmisse en même temps comme je le souhaitais, le jugement
bienveillant que je portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement
s'en remirent à des principes entièrement différents de ceux que je leur
suggérais d'adopter, quand ils voulurent apprécier l'action de mon oncle. Mon
père et mon grand-père eurent avec lui des explications violentes ; j'en
fus indirectement informé. Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui
passait en voiture découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le
remords que j'aurais voulu lui exprimer. À côté de leur immensité, je trouvai
qu'un coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que
je ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu'à une banale politesse. Je
résolus de m'abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. Mon
oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne le leur
pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu'aucun de nous l'ait
jamais revu.
018
Aussi je n'entrais plus dans le cabinet de repos maintenant
fermé, de mon oncle Adolphe et après m'être attardé aux abords de l'arrière-cuisine,
quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me disait : « Je vais
laisser ma fille de cuisine servir le café et monter l'eau chaude, il faut que
je me sauve chez Mme Octave », je me décidais à rentrer et
montais directement lire chez moi. La fille de cuisine était une personne
morale, une institution permanente à qui des attributions invariables
assuraient une sorte de continuité et d'identité, à travers la succession des
formes passagères en lesquelles elle s'incarnait : car nous n'eûmes jamais
la même deux ans de suite. L'année où nous mangeâmes tant d'asperges, la fille
de cuisine habituellement chargée de les « plumer » était une pauvre
créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous
arrivâmes à Pâques, et on s'étonnait même que Françoise lui laissât faire tant
de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant
elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous
ses amples sarraus la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes
qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m'avait
donné des photographies. C'est lui-même qui nous l'avait fait remarquer et
quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine il nous disait :
« Comment va la Charité de Giotto ? » D'ailleurs elle-même, la
pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu'à la figure, jusqu'aux joues
qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes
et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à
l'Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue
lui ressemblaient encore d'une autre manière. De même que l'image de cette
fille était accrue par le symbole ajouté qu'elle portait devant son ventre, sans
avoir l'air d'en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît
la beauté et l'esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c'est sans
paraître s'en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l'Arena
au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée
au mur de ma salle d'études, à Combray, incarne cette vertu, c'est sans qu'aucune
pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique
et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les
trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour
en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se
hausser ; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui
« passe », comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le
soupirail de son sous-sol à quelqu'un qui le lui demande à la fenêtre du
rez-de-chaussée. L'Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d'envie.
Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est
représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l'Envie est si
gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles
de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d'un enfant
qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l'attention de l'Envie – et
la nôtre du même coup – tout entière concentrée sur l'action de ses lèvres,
n'a guère de temps à donner à d'envieuses pensées.
Malgré toute l'admiration que M. Swann professait pour
ces figures de Giotto, je n'eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre
salle d'études, où on avait accroché les copies qu'il m'en avait rapportées, cette
Charité sans charité, cette Envie qui avait l'air d'une planche illustrant
seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette
par une tumeur de la langue ou par l'introduction de l'instrument de l'opérateur,
une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là
même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et
sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d'avance
dans les milices de réserve de l'Injustice. Mais plus tard j'ai compris que l'étrangeté
saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le
symbole y occupait, et que le fait qu'il fût représenté non comme un symbole
puisque la pensée symbolisée n'était pas exprimée, mais comme réel, comme
effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l'œuvre
quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque
chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle
aussi, l'attention n'était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le
poids qui le tirait ; et de même encore, bien souvent la pensée des
agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers
cet envers de la mort qui est précisément le côté qu'elle leur présente, qu'elle
leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les
écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu'à ce que nous
appelons l'idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en
eux bien de la réalité puisqu'ils m'apparaissaient comme aussi vivants que la
servante enceinte, et qu'elle-même ne me semblait pas beaucoup moins
allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l'âme
d'un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur
esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique.
Quand, plus tard, j'ai eu l'occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans
des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité
active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et
brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun
attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et
qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie
bonté.
Pendant que la fille de cuisine – faisant briller
involontairement la supériorité de Françoise, comme l'Erreur, par le contraste,
rend plus éclatant le triomphe de la Vérité – servait du café qui, selon
maman n'était que de l'eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l'eau
chaude qui était à peine tiède, je m'étais étendu sur mon lit, un livre à la
main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et
fragile contre le soleil de l'après-midi derrière ses volets presque clos où un
reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et
restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon
posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur
de la lumière ne m'était donnée que par les coups frappés dans la rue de la
Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne « reposait pas »
et qu'on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant
dans l'atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au
loin des astres écarlates ; et aussi par les mouches qui exécutaient
devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l'été ;
elle ne l'évoque pas à la façon d'un air de musique humaine, qui, entendu par
hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite ; elle est unie à l'été
par un lien plus nécessaire ; née des beaux jours, ne renaissant qu'avec
eux, contenant un peu de leur essence, elle n'en réveille pas seulement l'image
dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante,
immédiatement accessible.
019
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil
de la rue, ce que l'ombre est au rayon, c'est-à-dire aussi lumineuse que lui, et
offrait à mon imagination le spectacle total de l'été dont mes sens si j'avais
été en promenade, n'auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s'accordait
bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et qui
venaient l'émouvoir), supportait pareil au repos d'une main immobile au milieu
d'une eau courante, le choc et l'animation d'un torrent d'activité.
Mais ma grand-mère, même si le temps trop chaud s'était gâté,
si un orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de sortir. Et
ne voulant pas renoncer à ma lecture, j'allais du moins la continuer au jardin,
sous le marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de
laquelle j'étais assis et me croyais caché aux yeux des personnes qui
pourraient venir faire visite à mes parents.
Et ma pensée n'était-elle pas aussi comme une autre crèche
au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce
qui se passait au-dehors ? Quand je voyais un objet extérieur, la
conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d'un mince
liséré spirituel qui m'empêchait de jamais toucher directement sa matière ;
elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme
un corps incandescent qu'on approche d'un objet mouillé ne touche pas son
humidité parce qu'il se fait toujours précéder d'une zone d'évaporation. Dans l'espèce
d'écran diapré d'états différents que, tandis que je lisais, déployait
simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus
profondément cachées en moi-même jusqu'à la vision tout extérieure de l'horizon
que j'avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu'il y avait d'abord en moi,
de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c'était
ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et
mon désir de me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je l'avais
acheté à Combray, en l'apercevant devant l'épicerie Borange, trop distante de
la maison pour que Françoise pût s'y fournir comme chez Camus, mais mieux
achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la
mosaïque des brochures et des livraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa
porte plus mystérieuse, plus semée de pensées qu'une porte de cathédrale, c'est
que je l'avais reconnu pour m'avoir été cité comme un ouvrage remarquable par
le professeur ou le camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret
de la vérité et de la beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont
la connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait
d'incessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la vérité, venaient
les émotions que me donnait l'action à laquelle je prenais part, car ces
après-midi-là étaient plus remplis d'événements dramatiques que ne l'est
souvent toute une vie. C'était les événements qui survenaient dans le livre que
je lisais ; il est vrai que les personnages qu'ils affectaient n'étaient
pas « réels », comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que
nous font éprouver la joie ou l'infortune d'un personnage réel ne se produisent
en nous que par l'intermédiaire d'une image de cette joie ou de cette infortune ;
l'ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l'appareil de
nos émotions, l'image étant le seul élément essentiel, la simplification qui
consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un
perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous sympathisions
avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c'est-à-dire nous reste
opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu'un
malheur le frappe, ce n'est qu'en une petite partie de la notion totale que
nous avons de lui, que nous pourrons en être émus, bien plus, ce n'est qu'en
une partie de la notion totale qu'il a de soi, qu'il pourra l'être lui-même. La
trouvaille du romancier a été d'avoir l'idée de remplacer ces parties
impénétrables à l'âme par une quantité égale de parties immatérielles, c'est-à-dire
que notre âme peut s'assimiler. Qu'importe dès lors que les actions, les
émotions de ces êtres d'un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque
nous les avons faites nôtres, puisque c'est en nous qu'elles se produisent, qu'elles
tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages
du livre, la rapidité de notre respiration et l'intensité de notre regard. Et
une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les
états purement intérieurs, toute émotion est décuplée, où son livre va nous
troubler à la façon d'un rêve mais d'un rêve plus clair que ceux que nous avons
en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu'il déchaîne en
nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont
nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les
plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec
laquelle ils se produisent nous en ôte la perception ; (ainsi notre cœur
change, dans la vie, et c'est la pire douleur ; mais nous ne la
connaissons que dans la lecture, en imagination : dans la réalité il
change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez lentement
pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses états
différents, en revanche la sensation même du changement nous soit épargnée).
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des
personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se
déroulait l'action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence
que l'autre, que celui que j'avais sous les yeux quand je les levais du livre. C'est
ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j'ai eu, à
cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d'un pays montueux et
fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l'eau claire, des
morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson ; non loin
montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et
comme le rêve d'une femme qui m'aurait aimé était toujours présent à ma pensée,
ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; et
quelle que fût la femme que j'évoquais, des grappes de fleurs violettes et
rougeâtres s'élevaient aussitôt de chaque côté d'elle comme des couleurs
complémentaires.
Ce n'était pas seulement parce qu'une image dont nous rêvons
reste toujours marquée, s'embellit et bénéficie du reflet des couleurs
étrangères qui par hasard l'entourent dans notre rêverie ; car ces
paysages des livres que je lisais n'étaient pas pour moi que des paysages plus
vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes
yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix qu'en avait fait l'auteur, par
la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de sa parole comme d'une
révélation, ils me semblaient être – impression que ne me donnait guère le
pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la
correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand-mère – une part
véritable de la Nature elle-même, digne d'être étudiée et approfondie.
Si mes parents m'avaient permis, quand je lisais un livre, d'aller
visiter la région qu'il décrivait, j'aurais cru faire un pas inestimable dans
la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d'être toujours entouré de
son âme, ce n'est pas comme d'une prison immobile ; plutôt on est comme
emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l'extérieur,
avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette
sonorité identique qui n'est pas écho du dehors mais retentissement d'une
vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là
précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles, on est déçu en
constatant qu'elles semblent dépourvues dans la nature, du charme qu'elles
devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées ; parfois on
convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir
sur des êtres dont nous sentons bien qu'ils sont situés en dehors de nous et
que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j'imaginais toujours autour de la
femme que j'aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j'eusse voulu
que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m'ouvrît l'accès d'un monde inconnu,
ce n'était pas par le hasard d'une simple association de pensée ; non, c'est
que mes rêves de voyage et d'amour n'étaient que des moments – que je
sépare artificiellement aujourd'hui comme si je pratiquais des sections à des
hauteurs différentes d'un jet d'eau irisé et en apparence immobile – dans
un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin en continuant à suivre du dedans au dehors les états
simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d'arriver jusqu'à l'horizon
réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d'un autre genre, celui d'être
bien assis, de sentir la bonne odeur de l'air, de ne pas être dérangé par une
visite ; et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir
tomber morceau par morceau ce qui de l'après-midi était déjà consommé, jusqu'à
ce que j'entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et
après lequel le long silence qui le suivait semblait faire commencer dans le
ciel bleu toute la partie qui m'était encore concédée pour lire jusqu'au bon
dîner qu'apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises, pendant
la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait
que c'était quelques instants seulement auparavant que la précédente avait
sonné ; la plus récente venait s'inscrire tout près de l'autre dans le
ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit
arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d'or. Quelquefois même
cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y
en avait donc une que je n'avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu
n'avait pas eu lieu pour moi ; l'intérêt de la lecture, magique comme un
profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la
cloche d'or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous
le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents
médiocres de mon existence personnelle que j'y avais remplacés par une vie d'aventures
et d'aspirations étranges au sein d'un pays arrosé d'eaux vives, vous m'évoquez
encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l'avoir
peu à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans ma
lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement
changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes
et limpides.
020
Quelquefois j'étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l'après-midi,
par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son
passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant :
« Les voilà, les voilà ! » pour que Françoise et moi nous
accourions et ne manquions rien du spectacle. C'était les jours où, pour des
manœuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la
rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des
chaises en dehors de la grille, regardaient les promeneurs dominicaux de
Combray et se faisaient voir d'eux, la fille du jardinier par la fente que
laissaient entre elles deux maisons lointaines de l'avenue de la Gare, avait
aperçu l'éclat des casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs
chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en
remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons, couvrant
les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un
torrent déchaîné.
« Pauvres enfants », disait Françoise à peine
arrivée à la grille et déjà en larmes ; « pauvre jeunesse qui sera
fauchée comme un pré ; rien que d'y penser j'en suis choquée », ajoutait-elle
en mettant la main sur son cœur, là où elle avait reçu ce choc.
« C'est beau, n'est-ce pas, madame Françoise, de voir
des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie ? » disait le jardinier
pour la faire « monter ».
Il n'avait pas parlé en vain :
« De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu'il
faut tenir, si ce n'est pas à la vie, le seul cadeau que le Bon Dieu ne fasse
jamais deux fois. Hélas ! mon Dieu ! C'est pourtant vrai qu'ils n'y
tiennent pas ! Je les ai vus en 70 ; ils n'ont plus peur de la mort, dans
ces misérables guerres ; c'est ni plus ni moins des fous ; et puis
ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce n'est pas des hommes, c'est des
lions. » (Pour Françoise la comparaison d'un homme à un lion, qu'elle
prononçait li-on, n'avait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu'on pût
voir venir de loin, et c'était par cette fente entre les deux maisons de l'avenue
de la Gare qu'on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au
soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s'il y en avait encore beaucoup à
passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d'un coup, sa fille
s'élançant comme d'une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l'angle
de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec
une carafe de coco, la nouvelle qu'ils étaient bien un mille qui venaient sans
arrêter, du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier, réconciliés,
discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre :
« Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la
révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n'y a que ceux qui
veulent partir qui y vont.
— Ah ! oui, au moins je comprends cela, c'est plus
franc. »
Le jardinier croyait qu'à la déclaration de guerre on
arrêtait tous les chemins de fer.
« Pardi, pour pas qu'on se sauve », disait
Françoise.
Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins »,
car il n'admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que
l'État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire,
il n'est pas une seule personne qui n'eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je
retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à
regarder tomber la poussière et l'émotion qu'avaient soulevées les soldats. Longtemps
après que l'accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait
encore les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce n'était
pas l'habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis et regardant, festonnaient
le seuil d'un liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des
coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après
qu'elle s'est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d'habitude, au contraire, lire
tranquille. Mais l'interruption et le commentaire qui furent apportés une fois
par une visite de Swann à la lecture que j'étais en train de faire du livre d'un
auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour
longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais
sur un fond tout autre, devant le portail d'une cathédrale gothique, que se
détacha désormais l'image d'une des femmes dont je rêvais.
021
J'avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par
un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j'avais une grande admiration,
Bloch. En m'entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d'octobre
il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m'avait dit :
« Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C'est un
coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser, d'ailleurs,
que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez
bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne
signifier absolument rien. C'est : “La blanche Oloossone et la blanche
Camyre” et “La fille de Minos et de Pasiphaé”. Ils m'ont été signalés à la
décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le Père
Leconte, agréable aux Dieux Immortels. À propos voici un livre que je n'ai pas
le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense
bonhomme. Il tient, m'a-t-on dit, l'auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des
plus subtils ; et bien qu'il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez
mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses
lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Bhagavat
et Le Lévrier de Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu goûteras, cher
maître, les joies nectaréennes de l'Olympos. » C'est sur un ton
sarcastique qu'il m'avait demandé de l'appeler « cher maître » et qu'il
m'appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à
ce jeu, étant encore rapprochés de l'âge où on croit qu'on crée ce qu'on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch
et en lui demandant des explications, le trouble où il m'avait jeté quand il m'avait
dit que les beaux vers (à moi qui n'attendais d'eux rien moins que la
révélation de la vérité) étaient d'autant plus beaux qu'ils ne signifiaient
rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d'abord
été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que
je me liais avec un de mes camarades plus qu'avec les autres et que je l'amenais
chez nous, c'était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe – même
son ami Swann était d'origine juive – s'il n'avait trouvé que ce n'était
pas d'habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand j'amenais
un nouvel ami il était bien rare qu'il ne fredonnât pas : « Ô Dieu
de nos Pères » de La Juive ou bien « Israël, romps ta
chaîne », ne chantant que l'air naturellement (Ti la lam ta lam, talim),
mais j'avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu'en entendant leur nom qui, bien
souvent, n'avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement
l'origine juive de ceux de mes amis qui l'étaient en effet, mais même ce qu'il
y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.
« Et comment s'appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ?
— Dumont, grand-père.
— Dumont ! Oh ! je me méfie. »
Et il chantait :
Archers, faites bonne garde !
Veillez sans trêve et sans bruit ;
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus
précises, il s'écriait : « À la garde ! À la garde ! »
ou, si c'était le patient lui-même déjà arrivé qu'il avait forcé à son insu, par
un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors pour nous montrer
qu'il n'avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant
imperceptiblement :
De ce timide Israélite
Quoi, vous guidez ici les pas !
ou :
Champs paternels, Hébron, douce
vallée.
ou encore :
Oui je suis de la race élue.
Ces petites manies de mon grand-père n'impliquaient aucun
sentiment malveillant à l'endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à
mes parents pour d'autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le
voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt :
« Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce
qu'il a plu ? Je n'y comprends rien, le baromètre était excellent. »
Il n'en avait tiré que cette réponse :
« Monsieur, je ne puis absolument vous dire s'il a plu.
Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne
prennent pas la peine de me les notifier.
— Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m'avait
dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire
le temps qu'il fait ! Mais il n'y a rien de plus intéressant ! C'est
un imbécile. »
Puis Bloch avait déplu à ma grand-mère parce que, après le
déjeuner comme elle disait qu'elle était un peu souffrante, il avait étouffé un
sanglot et essuyé des larmes.
« Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu'il
ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou. »
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant
venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s'excuser,
il avait dit :
« Je ne me laisse jamais influencer par les
perturbations de l'atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je
réhabiliterais volontiers l'usage de la pipe d'opium et du kriss malais, mais j'ignore
celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d'ailleurs platement
bourgeois, la montre et le parapluie. »
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n'était pas
pourtant l'ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient
fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l'indisposition de ma
grand-mère n'étaient pas feintes ; mais ils savaient d'instinct ou par
expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d'empire sur la suite de
nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations
morales, la fidélité aux amis, l'exécution d'une œuvre, l'observance d'un
régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces
transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à
Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu'il n'est convenu d'accorder
à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m'enverraient
pas inopinément une corbeille de fruits parce qu'ils auraient ce jour-là pensé
à moi avec tendresse, mais qui, n'étant pas capables de faire pencher en ma
faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l'amitié sur un simple
mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas
davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu'elles
nous doivent ces natures dont ma grand-tante était le modèle, elle qui
brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne
modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce
que c'était sa plus proche parente et que cela « se devait ».
Mais j'aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir,
les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de
signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et
me rendaient plus souffrant que n'auraient fait de nouvelles conversations avec
lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l'aurait encore reçu à
Combray, si, après ce dîner, comme il venait de m'apprendre – nouvelle qui
plus tard eut beaucoup d'influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis
plus malheureuse – que toutes les femmes ne pensaient qu'à l'amour et qu'il
n'y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m'avait assuré avoir
entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand-tante avait eu une
jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de
répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et
quand je l'abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on
raffolera, mais qu'on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans
son style ne m'apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de
lui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers
moments de l'amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque
réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels on se croit attiré.
Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu'il aimait
employer à certains moments où un flot caché d'harmonie, un prélude intérieur, soulevait
son style ; et c'était aussi à ces moments-là qu'il se mettait à parler du
« vain songe de la vie », de « l'inépuisable torrent des belles
apparences », du « tourment stérile et délicieux de comprendre et d'aimer »,
des « émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et
charmante des cathédrales », qu'il exprimait toute une philosophie
nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que c'était
elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s'élevait alors et à l'accompagnement
duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte,
le troisième ou le quatrième que j'eusse isolé du reste, me donna une joie
incomparable à celle que j'avais trouvée au premier, une joie que je me sentis
éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d'où
les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. C'est que, reconnaissant
alors ce même goût pour les expressions rares, cette même effusion musicale, cette
même philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m'en
rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n'eus plus l'impression d'être en
présence d'un morceau particulier d'un certain livre de Bergotte, traçant à la
surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du « morceau
idéal » de Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages
analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte d'épaisseur,
de volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je n'étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte ;
il était aussi l'écrivain préféré d'une amie de ma mère qui était très lettrée ;
enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre
ses malades ; et ce fut de son cabinet de consultation, et d'un parc
voisin de Combray, que s'envolèrent quelques-unes des premières graines de
cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd'hui
universellement répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque
dans le moindre village, la fleur idéale et commune. Ce que l'amie de ma mère
et, paraît-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de
Bergotte c'était comme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques
autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait
en lumière semblait révéler de sa part un goût particulier ; enfin, dans
les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Et
sans doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car
dans les livres qui suivirent, s'il avait rencontré quelque grande vérité, ou
le nom d'une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une
invocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces
effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa prose, décelés
seulement alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-être encore,
plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu'on n'aurait pu
indiquer d'une manière précise où naissait, où expirait leur murmure. Ces
morceaux auxquels il se complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je
les savais par cœur. J'étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Chaque
fois qu'il parlait de quelque chose dont la beauté m'était restée jusque-là
cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris, d'Athalie
ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu'à
moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de l'univers que ma perception
infirme ne distinguerait pas s'il ne les rapprochait de moi, j'aurais voulu
posséder une opinion de lui, une métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur
celles que j'aurais l'occasion de voir moi-même, et entre celles-là, particulièrement
sur d'anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que l'insistance
avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu'il les tenait pour riches
de signification et de beauté. Malheureusement sur presque toutes choses j'ignorais
son opinion. Je ne doutais pas qu'elle ne fût entièrement différente des
miennes, puisqu'elle descendait d'un monde inconnu vers lequel je cherchais à m'élever ;
persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j'avais
tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m'arriva d'en
rencontrer, dans tel de ses livres, une que j'avais déjà eue moi-même, mon cœur
se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l'avait rendue, l'avait déclarée
légitime et belle. Il arrivait parfois qu'une page de lui disait les mêmes
choses que j'écrivais souvent la nuit à ma grand-mère et à ma mère quand je ne
pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l'air d'un recueil
d'épigraphes pour être placées en tête de mes lettres. Même plus tard, quand je
commençai de composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas
pour me décider à le continuer, j'en retrouvai l'équivalent dans Bergotte. Mais
ce n'était qu'alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en
jouir ; quand c'était moi qui les composais, préoccupé qu'elles
reflétassent exactement ce que j'apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas
« faire ressemblant », j'avais bien le temps de me demander si ce que
j'écrivais était agréable ! Mais en réalité il n'y avait que ce genre de
phrases, ce genre d'idées que j'aimais vraiment. Mes efforts inquiets et
mécontents étaient eux-mêmes une marque d'amour, d'amour sans plaisir mais
profond. Aussi quand tout d'un coup je trouvais de telles phrases dans l'œuvre
d'un autre, c'est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité, sans avoir
à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que j'avais
pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n'a pas à faire la
cuisine trouve enfin le temps d'être gourmand.
022
Un jour, ayant rencontré dans un
livre de Bergotte, à propos d'une vieille servante, une plaisanterie que le
magnifique et solennel langage de l'écrivain rendait encore plus ironique mais
qui était la même que j'avais souvent faite à ma grand-mère en parlant de
Françoise, une autre fois où je vis qu'il ne jugeait pas indigne de figurer
dans un de ces miroirs de la vérité qu'étaient ses ouvrages une remarque
analogue à celle que j'avais eu l'occasion de faire sur notre ami M. Legrandin
(remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que
j'eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu'il les
trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les
royaumes du vrai n'étaient pas aussi séparés que j'avais crus, qu'ils
coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai
sur les pages de l'écrivain comme dans les bras d'un père retrouvé.
D'après ses livres j'imaginais Bergotte comme un vieillard
faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s'était jamais consolé. Aussi
je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus dolce, plus lento
peut-être qu'elle n'était écrite, et la phrase la plus simple s'adressait à moi
avec une intonation attendrie. Plus que tout j'aimais sa philosophie, je m'étais
donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d'arriver à l'âge où j'entrerais
au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu'on y fît
autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l'on m'avait
dit que les métaphysiciens auxquels je m'attacherais alors ne lui
ressembleraient en rien, j'aurais ressenti le désespoir d'un amoureux qui veut
aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu'il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé
par Swann qui venait voir mes parents.
« Qu'est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens,
du Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? » Je lui
dis que c'était Bloch.
« Ah ! oui, ce garçon que j'ai vu une fois ici, qui
ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh ! c'est frappant,
il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes
saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tous cas il
a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. » Et voyant combien j'avais
l'air d'admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu'il connaissait
fit, par bonté, une exception et me dit :
« Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire
plaisir qu'il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui
demander. » Je n'osai pas accepter, mais posai à Swann des questions sur
Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me dire quel est l'acteur qu'il
préfère ? »
« L'acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu'il n'égale
aucun artiste homme à la Berma qu'il met au-dessus de tout. L'avez-vous
entendue ?
— Non Monsieur, mes parents ne me permettent pas d'aller
au théâtre.
— C'est malheureux. Vous devriez leur demander. La
Berma dans Phèdre, dans Le Cid, ce n'est qu'une actrice si vous
voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la “hiérarchie !”
des arts ; (et je remarquai comme cela m'avait souvent frappé dans ses
conversations avec les sœurs de ma grand-mère que quand il parlait de choses
sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion
sur un sujet important, il avait soin de l'isoler dans une intonation spéciale,
machinale et ironique, comme s'il l'avait mise entre guillemets, semblant ne
pas vouloir la prendre à son compte, et dire : « La hiérarchie,
vous savez, comme disent les gens ridicules. » Mais alors, si c'était
ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie ?) Un instant après il ajouta :
« Cela vous donnera une vision aussi noble que n'importe quel chef-d'œuvre,
je ne sais pas moi… que – et il se mit à rire – les Reines de
Chartres ! » Jusque-là cette horreur d'exprimer sérieusement son
opinion m'avait paru quelque chose qui devait être élégant et parisien et qui s'opposait
au dogmatisme provincial des sœurs de ma grand-mère ; et je soupçonnais
aussi que c'était une des formes de l'esprit dans la coterie où vivait Swann et
où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on réhabilitait à l'excès
les petits faits précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les « phrases ».
Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de
Swann en face des choses. Il avait l'air de ne pas oser avoir une opinion et de
n'être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des
renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que c'était
professer l'opinion, postuler, que l'exactitude de ces détails avait de l'importance.
Je repensai alors à ce dîner où j'étais si triste parce que maman ne devait pas
monter dans ma chambre et où il avait dit que les bals chez la princesse de
Léon n'avaient aucune importance. Mais c'était pourtant à ce genre de plaisirs
qu'il employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre
vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu'il pensait des choses, de
formuler des jugements qu'il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus
se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il professait
en même temps qu'elles sont ridicules ? Je remarquai aussi dans la façon
dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas
particulier, mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les
admirateurs de l'écrivain, à l'amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme
Swann, ils disaient de Bergotte : « C'est un charmant esprit, si
particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si
agréable. On n'a pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite
que c'est de lui. » Mais aucun n'aurait été jusqu'à dire : « C'est
un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même pas qu'il
avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu'ils ne le savaient pas. Nous
sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulière d'un nouvel
écrivain le modèle qui porte le nom de « grand talent » dans notre
musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle
nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons talent.
Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse, force ; et puis un
jour nous nous rendons compte que c'est justement tout cela le talent.
« Est-ce qu'il y a des ouvrages de Bergotte où il ait
parlé de la Berma ? demandai-je à M. Swann.
— Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais
elle doit être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je m'informerai.
Je peux d'ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n'y a pas de
semaine dans l'année où il ne dîne à la maison. C'est le grand ami de ma fille.
Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux. »
Comme je n'avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis
longtemps l'impossibilité que mon père trouvait à ce que nous fréquentions Mme et
Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer
entre elles et nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige.
Je regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de
rouge aux lèvres comme j'avais entendu dire par notre voisine Mme Sazerat
que Mme Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus,
et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me
peinait surtout à cause de Mlle Swann qu'on m'avait dit être
une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque
fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j'eus appris ce jour-là
que Mlle Swann était un être d'une condition si rare, baignant
comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle
demandait à ses parents s'il y avait quelqu'un à dîner, on lui répondait par
ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce convive d'or qui n'était pour
elle qu'un vieil ami de sa famille : Bergotte ; que, pour elle, la
causerie intime à table, ce qui correspondait à ce qu'était pour moi la
conversation de ma grand-tante, c'étaient des paroles de Bergotte sur tous ces
sujets qu'il n'avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j'aurais voulu
l'écouter rendre ses oracles ; et qu'enfin, quand elle allait visiter des
villes, il cheminait à côté d'elle, inconnu et glorieux, comme les Dieux qui
descendaient au milieu des mortels ; alors je sentis en même temps que le
prix d'un être comme Mlle Swann, combien je lui paraîtrais
grossier et ignorant, et j'éprouvai si vivement la douceur et l'impossibilité
qu'il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et
de désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais
devant le porche d'une cathédrale, m'expliquant la signification des statues, et,
avec un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi
les cathédrales, le charme des coteaux de l'Île-de-France et des plaines de la
Normandie faisait refluer ses reflets sur l'image que je me formais de Mlle Swann :
c'était être tout prêt à l'aimer. Que nous croyions qu'un être participe à une
vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c'est, de tout ce qu'exige l'amour
pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du
reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur son physique, voient
en ce physique l'émanation d'une vie spéciale. C'est pourquoi elles aiment les
militaires, les pompiers ; l'uniforme les rend moins difficiles pour le
visage ; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux
et doux ; et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus
flatteuses conquêtes, dans les pays étrangers qu'il visite, n'a pas besoin du
profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
023
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand-tante n'aurait
pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de s'occuper
à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle m'aurait
dit « comment tu t'amuses encore à lire, ce n'est pourtant pas
dimanche » en donnant au mot amusement le sens d'enfantillage et de perte
de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise, en attendant l'heure d'Eulalie.
Elle lui annonçait qu'elle venait de voir passer Mme Goupil « sans
parapluie, avec la robe de soie qu'elle s'est fait faire à Châteaudun. Si elle
a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer ».
« Peut-être, peut-être » (ce qui signifiait
peut-être non), disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la
possibilité d'une alternative plus favorable.
« Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela
me fait penser que je n'ai point su si elle était arrivée à l'église après l'élévation.
Il faudra que je pense à le demander à Eulalie… Françoise, regardez-moi ce
nuage noir derrière le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr
que la journée ne se passera pas sans pluie. Ce n'était pas possible que ça
reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant
que l'orage n'aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas », ajoutait
ma tante dans l'esprit de qui le désir de hâter la descente de l'eau de Vichy l'emportait
infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe.
« Peut-être, peut-être.
— Et c'est que, quand il pleut sur la place, il n'y a
pas grand abri. Comment, trois heures ? s'écriait tout à coup ma tante en
pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j'ai oublié ma pepsine !
Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l'estomac. »
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours
violet, monté d'or, et d'où, dans sa hâte, elle laissait s'échapper de ces
images, bordées d'un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent
les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait à lire au
plus vite les textes sacrés dont l'intelligence lui était légèrement obscurcie
par l'incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après l'eau de Vichy, la
pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. « Trois
heures, c'est incroyable ce que le temps passe ! »
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait
heurté, suivi d'une ample chute légère comme de grains de sable qu'on eût
laissés tomber d'une fenêtre au-dessus, puis la chute s'étendant, se réglant, adoptant
un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c'était
la pluie.
« Eh bien ! Françoise, qu'est-ce que je disais ?
Ce que cela tombe ! Mais je crois que j'ai entendu le grelot de la porte
du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. »
Françoise revenait :
« C'est Mme Amédée (ma grand-mère) qui
a dit qu'elle allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort.
— Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant
les yeux au ciel. J'ai toujours dit qu'elle n'avait point l'esprit fait comme
tout le monde. J'aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce
moment.
— Mme Amédée, c'est toujours tout l'extrême
des autres », disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment où
elle serait seule avec les autres domestiques, de dire qu'elle croyait ma
grand-mère un peu « piquée ».
« Voilà le salut passé ! Eulalie ne viendra plus, soupirait
ma tante ; ce sera le temps qui lui aura fait peur.
— Mais il n'est pas cinq heures, Madame Octave, il n'est
que quatre heures et demie.
— Que quatre heures et demie ? et j'ai été obligée
de relever les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. À quatre
heures et demie ! Huit jours avant les Rogations ! Ah ! ma
pauvre Françoise, il faut que le Bon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi,
le monde d'aujourd'hui en fait trop ! Comme disait mon pauvre Octave, on a
trop oublié le Bon Dieu et il se venge. »
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c'était
Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d'être introduite que Françoise
rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même à l'unisson
de la joie qu'elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articulant
les syllabes pour montrer que, malgré l'emploi du style indirect, elle
rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avait daigné se servir
le visiteur :
« M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame
Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas
déranger. M. le Curé est en bas, j'y ai dit d'entrer dans la salle. »
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante
un aussi grand plaisir que le supposait Françoise et l'air de jubilation dont
celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu'elle avait à l'annoncer
ne répondait pas entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent
homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage car s'il n'entendait
rien aux arts, il connaissait beaucoup d'étymologies), habitué à donner aux
visiteurs de marque des renseignements sur l'église (il avait même l'intention
d'écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des
explications infinies et d'ailleurs toujours les mêmes. Mais quand elle
arrivait ainsi juste en même temps que celle d'Eulalie, sa visite devenait franchement
désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiter d'Eulalie et ne pas
avoir tout le monde à la fois. Mais elle n'osait pas ne pas recevoir le curé et
faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s'en aller en même temps que lui, qu'elle
la garderait un peu seule quand il serait parti.
« Monsieur le Curé, qu'est-ce que l'on me disait, qu'il
y a un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un
vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu
parler d'une chose pareille ! Qu'est-ce que le monde aujourd'hui va donc
chercher ! Et ce qu'il y a de plus vilain dans l'église !
— Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est ce qu'il y a de
plus vilain, car s'il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d'être
visitées, il y en a d'autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la
seule de tout le diocèse qu'on n'ait même pas restaurée ! Mon Dieu, le
porche est sale et antique, mais enfin d'un caractère majestueux ; passe
même pour les tapisseries d'Esther dont personnellement je ne donnerais pas
deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après
celles de Sens. Je reconnais, d'ailleurs, qu'à côté de certains détails un peu
réalistes, elles en présentent d'autres qui témoignent d'un véritable esprit d'observation.
Mais qu'on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de
laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces
reflets d'une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il n'y a
pas deux dalles qui soient au même niveau et qu'on se refuse à me remplacer
sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneurs de
Guermantes, les anciens comtes de Brabant ? Les ancêtres directs du duc de
Guermantes d'aujourd'hui et aussi de la duchesse puisqu'elle est une demoiselle
de Guermantes qui a épousé son cousin. » (Ma grand-mère qui à force de se
désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois
qu'on prononçait celui de la duchesse de Guermantes prétendait que ce devait
être une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde
éclatait de rire ; elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine
lettre de faire-part : « Il me semblait me rappeler qu'il y avait du
Guermantes là-dedans. » Et pour une fois j'étais avec les autres contre
elle, ne pouvant admettre qu'il y eût un lien entre son amie de pension et la
descendante de Geneviève de Brabant.) « Voyez Roussainville, ce n'est plus
aujourd'hui qu'une paroisse de fermiers, quoique dans l'Antiquité cette
localité ait dû un grand essor au commerce des chapeaux de feutre et des
pendules. (Je ne suis pas certain de l'étymologie de Roussainville. Je croirais
volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa) comme
Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai de cela une autre
fois.) Hé bien ! l'église a des vitraux superbes, presque tous modernes, et
cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui serait mieux à sa
place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de Chartres. Je
voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est amateur et qui la
regarde comme d'un plus beau travail. Mais, comme je le lui disais à cet
artiste qui semble du reste très poli, qui est paraît-il un véritable virtuose
du pinceau, que lui trouvez-vous donc d'extraordinaire à ce vitrail, qui est
encore un peu plus sombre que les autres ?
— Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur »,
disait mollement ma tante qui commençait à penser qu'elle allait être fatiguée,
« il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.
— Comptez-y, Madame Octave, répondait le curé. Mais c'est
justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en
prouvant qu'elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant
direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes, recevant
l'absolution de saint Hilaire.
— Mais je ne vois pas où est saint Hilaire ?
— Mais si, dans le coin du vitrail vous n'avez jamais
remarqué une dame en robe jaune ? Hé bien ! c'est saint Hilaire qu'on
appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces saint Illiers, saint
Hélier, et même, dans le Jura, saint Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus
Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont
produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie,
sancta Eulalia, savez-vous ce qu'elle est devenue en Bourgogne ? Saint
Éloi tout simplement : elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie,
qu'après votre mort on fasse de vous un homme ?
— Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler.
— Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux
mais qui, ayant perdu de bonne heure son père, Pépin l'Insensé, mort des suites
de sa maladie mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d'une
jeunesse à qui la discipline a manqué, dès que la figure d'un particulier ne
lui revenait pas dans une ville, y faisait massacrer jusqu'au dernier habitant.
Gilbert voulant se venger de Charles fit brûler l'église de Combray, la
primitive église alors, celle que Théodebert, en quittant avec sa cour la
maison de campagne qu'il avait près d'ici, à Thiberzy (Theodeberciacus),
pour aller combattre les Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau
de saint Hilaire, si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n'en reste
que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque Gilbert brûla le
reste. Ensuite il défit l'infortuné Charles avec l'aide de Guillaume le
Conquérant (le curé prononçait Guilôme) ce qui fait que beaucoup d'Anglais
viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie
des habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la
messe et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui
donne les explications.
« Mais ce qui est incontestablement le plus curieux
dans notre église, c'est le point de vue qu'on a du clocher et qui est
grandiose. Certainement, pour vous qui n'êtes pas très forte, je ne vous
conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié
du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante, d'autant
plus qu'on monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et on
ramasse avec ses effets toutes les toiles d'araignées de l'escalier. En tous
cas il faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l'indignation
que causait à ma tante l'idée qu'elle fût capable de monter dans le clocher), car
il fait un de ces courants d'air une fois arrivé là-haut ! Certaines
personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N'importe, le
dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très loin pour
admirer la beauté du panorama et qui s'en retournent enchantées. Tenez, dimanche
prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme
ce sont les Rogations. Il faut avouer du reste qu'on jouit de là d'un coup d'œil
féerique, avec des sortes d'échappées sur la plaine qui ont un cachet tout
particulier. Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu'à Verneuil. Surtout
on embrasse à la fois des choses qu'on ne peut voir habituellement que l'une
sans l'autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-lès-Combray,
dont elle est séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme les
différents canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis, comme vous
savez). Chaque fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j'ai bien vu un bout du
canal, puis quand j'avais tourné une rue j'en voyais un autre, mais alors je ne
voyais plus le précédent. J'avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela
ne me faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c'est autre chose, c'est
tout un réseau où la localité est prise. Seulement on ne distingue pas d'eau, on
dirait de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu'elle est
comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà découpés. Il
faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et à
Jouy-le-Vicomte. »
024
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu'à peine était-il
parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
« Tenez, ma pauvre Eulalie », disait-elle d'une
voix faible, en tirant une pièce d'une petite bourse qu'elle avait à portée de
sa main, « voilà pour que vous ne m'oubliiez pas dans vos prières.
— Ah ! mais Madame Octave, je ne sais pas si je
dois, vous savez bien que ce n'est pas pour cela que je viens ! »
disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque fois, que si
c'était la première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma
tante mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait
un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait :
« Je ne sais pas ce qu'avait Eulalie ; je lui ai
pourtant donné la même chose que d'habitude, elle n'avait pas l'air contente.
— Je crois qu'elle n'a pourtant pas à se plaindre »,
soupirait Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de la menue
monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et
comme des trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises
chaque dimanche dans la main d'Eulalie, mais si discrètement que Françoise n'arrivait
jamais à les voir. Ce n'est pas que l'argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise
l'eût voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait,
sachant que les richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent
aux yeux de tous sa servante ; et qu'elle, Françoise, était insigne et
glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses
fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le nombre
singulier des bouteilles d'eau de Vichy consommées. Elle n'était avare que pour
ma tante ; si elle avait géré sa fortune, ce qui eût été son rêve, elle l'aurait
préservée des entreprises d'autrui avec une férocité maternelle. Elle n'aurait
pourtant pas trouvé grand mal à ce que ma tante, qu'elle savait incurablement
généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç'avait été à des riches.
Peut-être pensait-elle que ceux-là, n'ayant pas besoin des cadeaux de ma tante,
ne pouvaient être soupçonnés de l'aimer à cause d'eux. D'ailleurs offerts à des
personnes d'une grande position de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann,
à M. Legrandin, à Mme Goupil, à des personnes « de
même rang » que ma tante et qui « allaient bien ensemble », ils
lui apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie étrange et
brillante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font des
visites et qu'elle admirait en souriant. Mais il n'en allait plus de même si
les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux que Françoise
appelait « des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi »
et qui étaient ceux qu'elle méprisait le plus à moins qu'ils ne l'appelassent « Madame
Françoise » et ne se considérassent comme étant « moins qu'elle ».
Et quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n'en faisait qu'à sa tête
et jetait l'argent – Françoise le croyait du moins – pour des
créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que ma tante
lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Il n'y
avait pas dans les environs de Combray de ferme si conséquente que Françoise ne
supposât qu'Eulalie eût pu facilement l'acheter, avec tout ce que lui
rapportaient ses visites. Il est vrai qu'Eulalie faisait la même estimation des
richesses immenses et cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était
partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la
haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était là, à
lui faire « bon visage ». Elle se rattrapait après son départ, sans
la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles sibyllins, ou des
sentences d'un caractère général telles que celles de l'Ecclésiaste, mais dont
l'application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin
du rideau si Eulalie avait refermé la porte : « Les personnes
flatteuses savent se faire bien venir et ramasser les pépettes ; mais
patience, le Bon Dieu les punit tout par un beau jour », disait-elle avec
le regard latéral et l'insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie
quand il dit :
Le bonheur des méchants comme un
torrent s'écoule.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite
interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la
chambre derrière Eulalie et disait :
« Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l'air
beaucoup fatiguée. »
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui
semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine
Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande
violence, retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit criait :
« Est-ce qu'Eulalie est déjà partie ? Croyez-vous
que j'ai oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à
la messe avant l'élévation ! Courez vite après elle ! »
Mais Françoise revenait n'ayant pu rattraper Eulalie.
« C'est contrariant, disait ma tante en hochant la tête.
La seule chose importante que j'avais à lui demander ! »
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours
identique, dans la douce uniformité de ce qu'elle appelait avec un dédain
affecté et une tendresse profonde, son « petit traintrain ». Préservé
par tout le monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l'inutilité
de lui conseiller une meilleure hygiène, s'était peu à peu résigné à le
respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous, l'emballeur, avant
de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne « reposait
pas » – ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette année-là. Comme
un fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu'on s'en aperçût et se
détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine.
Mais ses douleurs étaient intolérables, et comme il n'y avait pas de sage-femme
à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma
tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et Françoise, malgré
la courte distance, n'étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma
mère me dit-elle dans la matinée : « Monte donc voir si ta tante n'a
besoin de rien. » J'entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte,
vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait ; je l'entendis ronfler
légèrement. J'allais m'en aller doucement mais sans doute le bruit que j'avais
fait était intervenu dans son sommeil et en avait « changé la vitesse »,
comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s'interrompit
une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s'éveilla et tourna à demi son
visage que je pus voir alors ; il exprimait une sorte de terreur ; elle
venait évidemment d'avoir un rêve affreux ; elle ne pouvait me voir de la
façon dont elle était placée, et je restais là ne sachant si je devais m'avancer
ou me retirer ; mais déjà elle semblait revenue au sentiment de la réalité
et avait reconnu le mensonge des visions qui l'avaient effrayée ; un
sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie
soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette
habitude qu'elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se
croyait seule, elle murmura : « Dieu soit loué ! nous n'avons
comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais
que mon pauvre Octave était ressuscité et qu'il voulait me faire faire une
promenade tous les jours ! » Sa main se tendit vers son chapelet qui
était sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas la
force de l'atteindre : elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à
pas de loup de la chambre sans qu'elle ni personne eût jamais appris ce que j'avais
entendu.
025
Quand je dis qu'en dehors d'événements très rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je
ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des intervalles
réguliers, n'introduisaient au sein de l'uniformité qu'une sorte d'uniformité
secondaire. C'est ainsi que tous les samedis, comme Françoise allait dans l'après-midi
au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était pour tout le monde, une
heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l'habitude de cette dérogation
hebdomadaire à ses habitudes, qu'elle tenait à cette habitude-là autant qu'aux
autres. Elle y était si bien « routinée », comme disait Françoise, que
s'il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner l'heure habituelle, cela
l'eût autant « dérangée » que si elle avait dû, un autre jour, avancer
son déjeuner à l'heure du samedi. Cette avance du déjeuner donnait d'ailleurs
au samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez
sympathique. Au moment où d'habitude on a encore une heure à vivre avant la
détente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver
des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck immérité. Le retour de
ce samedi asymétrique était un de ces petits événements intérieurs, locaux, presque
civiques qui, dans les vies tranquilles et les sociétés fermées, créent une
sorte de lien national et deviennent le thème favori des conversations, des
plaisanteries, des récits exagérés à plaisir ; il eût été le noyau tout
prêt pour un cycle légendaire si l'un de nous avait eu la tête épique. Dès le
matin, avant d'être habillés, sans raison, pour le plaisir d'éprouver la force
de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec
cordialité, avec patriotisme : « Il n'y a pas de temps à perdre, n'oublions
pas que c'est samedi ! » cependant que ma tante, conférant avec
Françoise et songeant que la journée serait plus longue que d'habitude, disait :
« Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c'est samedi. »
Si à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant : « Allons,
encore une heure et demie avant le déjeuner », chacun était enchanté d'avoir
à lui dire : « Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c'est
samedi ! » ; on en riait encore un quart d'heure après et on se
promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour l'amuser. Le visage du
ciel même semblait changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c'était
samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu'un, pensant
qu'on était en retard pour la promenade, disait : « Comment, seulement
deux heures ? » en voyant passer les deux coups du clocher de
Saint-Hilaire (qui ont l'habitude de ne rencontrer encore personne dans les
chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la
rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires
dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde
en chœur lui répondait : « Mais ce qui vous trompe, c'est qu'on a
déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c'est samedi ! » La
surprise d'un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas
ce qu'avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler
à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient
le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur
interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait
plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec ce chauvinisme
étroit) que mon père, lui, n'eût pas eu l'idée que ce barbare pouvait l'ignorer
et eût répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans
la salle à manger : « Mais voyons, c'est samedi ! » Parvenue
à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d'hilarité et pour accroître
le plaisir qu'elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu'avait
répondu le visiteur à qui ce « samedi » n'expliquait rien. Et bien
loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et
nous disions : « Mais il me semblait qu'il avait dit aussi autre
chose. C'était plus long la première fois quand vous l'avez raconté. » Ma
grand-tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait
par-dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant
le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au « mois de Marie ».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très
sévère pour le « genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées
de l'époque actuelle », ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma
tenue, puis on partait pour l'église. C'est au mois de Marie que je me souviens
d'avoir commencé à aimer les aubépines. N'étant pas seulement dans l'église, si
sainte, mais où nous avions le droit d'entrer, posées sur l'autel même, inséparables
des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient
courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées
horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu'enjolivaient
encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme
sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d'une blancheur
éclatante. Mais, sans oser les regarder qu'à la dérobée, je sentais que ces
apprêts pompeux étaient vivants et que c'était la nature elle-même qui, en
creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l'ornement suprême de
ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la
fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s'ouvraient
leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment
comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d'étamines, fines comme des fils
de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu'en suivant, qu'en essayant de
mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l'imaginais comme si ç'avait
été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées,
d'une blanche jeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec
sa fille se placer à côté de nous. D'une bonne famille, il avait été le
professeur de piano des sœurs de ma grand-mère et quand, après la mort de sa
femme et un héritage qu'il avait fait, il s'était retiré auprès de Combray, on
le recevait souvent à la maison. Mais d'une pudibonderie excessive, il cessa de
venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu'il appelait « un
mariage déplacé, dans le goût du jour ». Ma mère, ayant appris qu'il
composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle irait le voir, il
faudrait qu'il lui fît entendre quelque chose de lui. M. Vinteuil en
aurait eu beaucoup de joie, mais il poussait la politesse et la bonté jusqu'à
de tels scrupules que, se mettant toujours à la place des autres, il craignait
de les ennuyer et de leur paraître égoïste s'il suivait ou seulement laissait
deviner son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je
les avais accompagnés, mais ils m'avaient permis de rester dehors, et comme la
maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contrebas d'un monticule
buissonneux, où je m'étais caché, je m'étais trouvé de plain-pied avec le salon
du second étage, à cinquante centimètres de la fenêtre. Quand on était venu lui
annoncer mes parents, j'avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en
évidence sur le piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il
l'avait retiré et mis dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser
supposer qu'il n'était heureux de les voir que pour leur jouer de ses
compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au cours de
la visite, il avait répété plusieurs fois : « Mais je ne sais qui a
mis cela sur le piano, ce n'est pas sa place », et avait détourné la
conversation sur d'autres sujets, justement parce que ceux-là l'intéressaient
moins. Sa seule passion était pour sa fille et celle-ci qui avait l'air d'un
garçon paraissait si robuste qu'on ne pouvait s'empêcher de sourire en voyant
les précautions que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles
supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand-mère faisait remarquer
quelle expression douce, délicate, presque timide passait souvent dans les
regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand
elle venait de prononcer une parole elle l'entendait avec l'esprit de ceux à
qui elle l'avait dite, s'alarmait des malentendus possibles et on voyait s'éclairer,
se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du « bon
diable », les traits plus fins d'une jeune fille éplorée.
Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai
devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des
aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les
fleurs de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait
être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût d'une
frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil.
Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était
comme le murmure de leur vie intense dont l'autel vibrait ainsi qu'une haie
agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant
certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence
printanière, le pouvoir irritant, d'insectes aujourd'hui métamorphosés en
fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le
porche en sortant de l'église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient
sur la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons aux grands. Si
sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous
voir, aussitôt il semblait qu'en elle-même une sœur plus sensible rougissait de
ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu nous faire croire qu'elle
sollicitait d'être invitée chez nous. Son père lui jetait un manteau sur les
épaules, ils montaient dans un petit buggy qu'elle conduisait elle-même et tous
deux retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c'était le lendemain
dimanche et qu'on ne se lèverait que pour la grand-messe, s'il faisait clair de
lune et que l'air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon
père, par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue
promenade, que le peu d'aptitude de ma mère à s'orienter et à se reconnaître
dans son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d'un génie
stratégique. Parfois nous allions jusqu'au viaduc, dont les enjambées de pierre
commençaient à la gare et me représentaient l'exil et la détresse hors du monde
civilisé parce que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de
faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la
station, d'être prêts d'avance car le train repartait au bout de deux minutes
et s'engageait sur le viaduc au-delà des pays chrétiens dont Combray marquait
pour moi l'extrême limite. Nous revenions par le boulevard de la gare, où
étaient les plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de
lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d'eau,
ses grilles entrouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du Télégraphe. Il
n'en subsistait plus qu'une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d'une
ruine immortelle. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l'odeur des tilleuls
qui embaumait m'apparaissait comme une récompense qu'on ne pouvait obtenir qu'au
prix des plus grandes fatigues et qui n'en valait pas la peine. De grilles fort
éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires
faisaient alterner des aboiements comme il m'arrive encore quelquefois d'en
entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement on
créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où
que je me trouve, dès qu'ils commencent à retentir et à se répondre, je l'aperçois,
avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.
Tout d'un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère :
« Où sommes-nous ? » Épuisée par la marche, mais fière de lui, elle
lui avouait tendrement qu'elle n'en savait absolument rien. Il haussait les
épaules et riait. Alors, comme s'il l'avait sortie de la poche de son veston
avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière
de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous
attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration :
« Tu es extraordinaire ! » Et à partir de cet instant, je n'avais
plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si
longtemps mes actes avaient cessé d'être accompagnés d'attention volontaire :
l'Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu'à mon lit
comme un petit enfant.
026
Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et
où elle était privée de Françoise, passait plus lentement qu'une autre pour ma
tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le
commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la
distraction que fût encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque.
Et ce n'est pas cependant qu'elle n'aspirât parfois à quelque plus grand
changement, qu'elle n'eût de ces heures d'exception où l'on a soif de quelque
chose d'autre que ce qui est, et où ceux que le manque d'énergie ou d'imagination
empêche de tirer d'eux-mêmes un principe de rénovation, demandent à la minute
qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une
émotion, une douleur ; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire
comme une harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle
en être brisée ; où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit d'être
livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre
les mains d'événements impérieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme les
forces de ma tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient que goutte à
goutte au sein de son repos, le réservoir était très long à remplir, et il se
passait des mois avant qu'elle eût ce léger trop-plein que d'autres dérivent
dans l'activité et dont elle était incapable de savoir et de décider comment
user. Je ne doute pas qu'alors – comme le désir de la remplacer par des
pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du
plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont elle ne se « fatiguait »
pas – elle ne tirât de l'accumulation de ces jours monotones auxquels elle
tenait tant, l'attente d'un cataclysme domestique limité à la durée d'un moment
mais qui la forcerait d'accomplir une fois pour toutes un de ces changements
dont elle reconnaissait qu'ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne
pouvait d'elle-même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle aurait eu
plaisir à nous pleurer ; survenant à un moment où elle se sentait bien et
n'était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d'un incendie où
nous avions déjà tous péri et qui n'allait plus bientôt laisser subsister une
seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d'échapper sans
se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses
espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans
un long regret toute sa tendresse pour nous, et d'être la stupéfaction du
village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui
bien plus précieux de la forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans
possibilité d'hésitation énervante, à aller passer l'été dans sa jolie ferme de
Mirougrain, où il y avait une chute d'eau. Comme n'était jamais survenu aucun
événement de ce genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle
était seule absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l'eût
désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces petits
faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne
peut plus jamais oublier l'accent, de tout ce qui porte l'empreinte de la mort
réelle, bien différente de sa possibilité logique et abstraite), elle se
rabattait pour rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y
introduire des péripéties imaginaires qu'elle suivait avec passion. Elle se
plaisait à supposer tout d'un coup que Françoise la volait, qu'elle recourait à
la ruse pour s'en assurer, la prenait sur le fait ; habituée, quand elle
faisait seule des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son
adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de Françoise
et y répondait avec tant de feu et d'indignation que l'un de nous, entrant à
ces moments-là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux
déplacés laissant voir son front chauve. Françoise entendit peut-être parfois
de la chambre voisine de mordants sarcasmes qui s'adressaient à elle et dont l'invention
n'eût pas soulagé suffisamment ma tante s'ils étaient restés à l'état purement
immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût donné plus de
réalité. Quelquefois, ce « spectacle dans un lit » ne suffisait même
pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces. Alors, un dimanche, toutes
portes mystérieusement fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la
probité de Françoise, son intention de se défaire d'elle, et une autre fois, à
Françoise ses soupçons de l'infidélité d'Eulalie à qui la porte serait bientôt
fermée ; quelques jours après elle était dégoûtée de sa confidente de la
veille et racoquinée avec le traître, lesquels d'ailleurs, pour la prochaine
représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait
parfois lui inspirer Eulalie, n'étaient qu'un feu de paille et tombaient vite, faute
d'aliment, Eulalie n'habitant pas la maison. Il n'en était pas de même de ceux
qui concernaient Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même
toit qu'elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son lit,
elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s'ils étaient fondés. Peu à
peu son esprit n'eut plus d'autre occupation que de chercher à deviner ce qu'à
chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher, Françoise. Elle
remarquait les plus furtifs mouvements de physionomie de celle-ci, une
contradiction dans ses paroles, un désir qu'elle semblait dissimuler. Et elle
lui montrait qu'elle l'avait démasquée, d'un seul mot qui faisait pâlir
Françoise et que ma tante semblait trouver, à enfoncer au cœur de la
malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation d'Eulalie
– comme ces découvertes qui ouvrent tout d'un coup un champ insoupçonné à
une science naissante et qui se traînait dans l'ornière – prouvait à ma
tante qu'elle était dans ses suppositions bien au-dessous de la vérité. « Mais
Françoise doit le savoir maintenant que vous y avez donné une voiture. — Que
je lui ai donné une voiture ! s'écriait ma tante. — Ah ! mais je
ne sais pas, moi, je croyais, je l'avais vue qui passait maintenant en calèche,
fière comme Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J'avais cru que c'était
Mme Octave qui lui avait donné. » Peu à peu Françoise et
ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de prévenir
les ruses l'une de l'autre. Ma mère craignait qu'il ne se développât chez
Françoise une véritable haine pour ma tante qui l'offensait le plus durement qu'elle
le pouvait. En tous cas Françoise attachait de plus en plus aux moindres
paroles, aux moindres gestes de ma tante une attention extraordinaire. Quand
elle avait quelque chose à lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière
dont elle devait s'y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle
observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l'aspect de sa figure
ce que celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi – tandis que quelque
artiste qui, lisant les Mémoires du XVIIe siècle et désirant
de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se fabriquant
une généalogie qui le fait descendre d'une famille historique ou en entretenant
une correspondance avec un des souverains actuels de l'Europe, tourne
précisément le dos à ce qu'il a le tort de chercher sous des formes identiques
et par conséquent mortes – une vieille dame de province qui ne faisait qu'obéir
sincèrement à d'irrésistibles manies et à une méchanceté née de l'oisiveté, voyait
sans avoir jamais pensé à Louis XIV, les occupations les plus
insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son repos, prendre
par leur singularité despotique un peu de l'intérêt de ce que Saint-Simon
appelait la « mécanique » de la vie à Versailles, et pouvait croire
aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa
physionomie, étaient de la part de Françoise l'objet d'un commentaire aussi
passionné, aussi craintif que l'étaient le silence, la bonne humeur, la hauteur
du Roi quand un courtisan, ou même les plus grands seigneurs, lui avaient remis
une supplique, au détour d'une allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du
curé et d'Eulalie, et s'était ensuite reposée, nous étions tous montés lui dire
bonsoir et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise chance qui
amenait toujours ses visiteurs à la même heure :
« Je sais que les choses se sont encore mal arrangées
tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde à la
fois. »
Ce que ma grand-tante interrompit par : « Abondance
de biens… » car depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la
remonter en lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant
la parole :
« Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille
est réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer à
chacun. J'ai peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin : il m'a à
peine dit bonjour ce matin. »
Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j'étais
justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M. Legrandin,
et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui tous les jours me
distrayait comme les nouvelles qu'on lit dans un journal et m'excitait à la
façon d'un programme de fête. Comme M. Legrandin avait passé près de nous
en sortant de l'église, marchant à côté d'une châtelaine du voisinage que nous
ne connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et
réservé, sans que nous nous arrêtions ; M. Legrandin avait à peine
répondu, d'un air étonné, comme s'il ne nous reconnaissait pas, et avec cette
perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pas être
aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l'air de vous
apercevoir comme au bout d'une route interminable et à une si grande distance
qu'elles se contentent de vous adresser un signe de tête minuscule pour le
proportionner à vos dimensions de marionnette.
Or, la dame qu'accompagnait Legrandin était une personne
vertueuse et considérée ; il ne pouvait être question qu'il fût en bonne
fortune et gêné d'être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu
mécontenter Legrandin. « Je regretterais d'autant plus de le savoir fâché,
dit mon père, qu'au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit
veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si vraiment
simple, et un air presque ingénu qui est tout à fait sympathique. » Mais
le conseil de famille fut unanimement d'avis que mon père s'était fait une idée,
ou que Legrandin, à ce moment-là, était absorbé par quelque pensée. D'ailleurs
la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions
d'une grande promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux Legrandin, qui à
cause des fêtes, restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main
tendue : « Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce
vers de Paul Desjardins :
Les bois sont déjà noirs, le ciel
est encor bleu.
N'est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous
n'avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ; aujourd'hui
il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste
limpide…
Les bois sont déjà noirs, le ciel
est encor bleu…
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ;
et même à l'heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où
la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du
ciel. » Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l'horizon.
« Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et il nous quitta.
027
À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner
était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues
ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme
cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à
étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d'œuvre culinaires d'abord
préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites,
chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et
petits pots de crème en passant par une collection complète de casseroles de
toutes dimensions. Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine
venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes
vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées
d'outremer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se
dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de
leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me
semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient
amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur
chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore,
en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette
essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait
un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et
grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un
vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée
par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une
corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs
de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges
au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par
étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou
piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise
tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui
avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle
nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception
spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si
onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses
vertus.
Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil
de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un
de ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne
pouvait se lever ; Françoise, n'étant plus aidée, était en retard. Quand
je fus en bas, elle était en train, dans l'arrière-cuisine qui donnait sur la
basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle,
mais accompagnée par Françoise hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui
fendre le cou sous l'oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! »,
mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peu moins en
lumière qu'il n'eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'or comme
une chasuble et son jus précieux égoutté d'un ciboire. Quand il fut mort, Françoise
recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de
colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois :
« Sale bête ! » Je remontai tout tremblant ; j'aurais voulu
qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m'eût fait des boules
aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces poulets ?… Et en
réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma
tante Léonie savait – ce que j'ignorais encore – que Françoise qui, pour
sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d'autres
êtres d'une dureté singulière. Malgré cela ma tante l'avait gardée, car si elle
connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Je m'aperçus peu à peu que
la douceur, la componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies d'arrière-cuisine,
comme l'histoire découvre que les règnes des Rois et des Reines, qui sont
représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d'incidents
sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les
humains excitaient d'autant plus sa pitié par leurs malheurs, qu'ils vivaient
plus éloignés d'elle. Les torrents de larmes qu'elle versait en lisant le
journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se
représenter la personne qui en était l'objet d'une façon un peu précise. Une de
ces nuits qui suivirent l'accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut
prise d'atroces coliques ; maman l'entendit se plaindre, se leva et
réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une
comédie, qu'elle voulait « faire la maîtresse ». Le médecin, qui
craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous
avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous
reporter pour trouver l'indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya
Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le
signet. Au bout d'une heure, Françoise n'était pas revenue ; ma mère
indignée crut qu'elle s'était recouchée et me dit d'aller voir moi-même dans la
bibliothèque. J'y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet
marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots
maintenant qu'il s'agissait d'une malade-type qu'elle ne connaissait pas. À
chaque symptôme douloureux mentionné par l'auteur du traité, elle s'écriait « Hé
là ! Sainte Vierge, est-il possible que le Bon Dieu veuille faire souffrir
ainsi une malheureuse créature humaine ? Hé ! la pauvre ! »
Mais dès que je l'eus appelée et qu'elle fut revenue près du
lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler ; elle
ne put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d'attendrissement qu'elle
connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni
aucun plaisir de même famille, dans l'ennui et dans l'irritation de s'être
levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la vue des mêmes
souffrances dont la description l'avait fait pleurer, elle n'eut plus que des
ronchonnements de mauvaise humeur, même d'affreux sarcasmes, disant, quand elle
crut que nous étions partis et ne pouvions plus l'entendre : « Elle n'avait
qu'à ne pas faire ce qu'il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu'elle
ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de même qu'un garçon ait été
abandonné du Bon Dieu pour aller avec ça. Ah ! c'est bien comme on
disait dans le patois de ma pauvre mère :
Qui du cul d'un chien s'amourose,
Il lui paraît une rose. »
Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle
partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s'il n'avait
besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d'être rentrée
pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d'assurer la
grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique à l'égard des
autres domestiques par une maxime constante qui fut de n'en jamais laisser un
seul s'implanter chez ma tante, qu'elle mettait d'ailleurs une sorte d'orgueil
à ne laisser approcher par personne, préférant, quand elle-même était malade, se
relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l'accès de la
chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet hyménoptère observé
par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de
la viande fraîche à manger, appelle l'anatomie au secours de sa cruauté et, ayant
capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une
adresse merveilleux le centre nerveux d'où dépend le mouvement des pattes, mais
non les autres fonctions de la vie, de façon que l'insecte paralysé près duquel
elle dépose ses œufs, fournisse aux larves quand elles écloront un gibier
docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement
faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la
maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables
que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions
mangé presque tous les jours des asperges, c'était parce que leur odeur donnait
à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d'asthme d'une
telle violence qu'elle fut obligée de finir par s'en aller.
028
Hélas ! nous devions définitivement changer d'opinion
sur Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après
laquelle mon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et qu'avec
le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l'église
que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les
personnes qui tout à l'heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées
les yeux absorbés dans leur prière et que j'aurais même pu croire ne m'avoir
pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds n'avaient repoussé légèrement le
petit banc qui m'empêchait de gagner ma chaise) commençaient à s'entretenir
avec nous à haute voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur
la place, nous vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte
bariolé du marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l'avions
dernièrement rencontré, était en train de présenter à la femme d'un autre gros
propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimait une
animation, un zèle extraordinaires ; il fit un profond salut avec un
renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au-delà de la
position de départ et qu'avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, Mme de Cambremer.
Ce redressement rapide fit refluer en une sorte d'onde fougueuse et musclée la
croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue ; et je ne sais
pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans
expression de spiritualité et qu'un empressement plein de bassesse fouettait en
tempête, éveillèrent tout d'un coup dans mon esprit la possibilité d'un
Legrandin tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de
dire quelque chose à son cocher, et tandis qu'il allait jusqu'à la voiture, l'empreinte
de joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y
persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint
vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu'il n'en avait l'habitude,
ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l'air
tant il s'y abandonnait entièrement en n'ayant plus souci du reste, d'être le
jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous
allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais
il fixa de son regard soudain chargé d'une rêverie profonde un point si éloigné
de l'horizon qu'il ne put nous voir et n'eut pas à nous saluer. Son visage
restait ingénu au-dessus d'un veston souple et droit qui avait l'air de se
sentir fourvoyé malgré lui au milieu d'un luxe détesté. Et une lavallière à pois
qu'agitait le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin comme l'étendard
de son fier isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions
à la maison, maman s'aperçut qu'on avait oublié le saint-honoré et demanda à
mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu'on l'apportât tout de suite.
Nous croisâmes près de l'église Legrandin qui venait en sens inverse conduisant
la même dame à sa voiture. Il passa contre nous, ne s'interrompit pas de parler
à sa voisine et nous fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque
sorte intérieur aux paupières et qui, n'intéressant pas les muscles de son
visage, put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice ; mais, cherchant
à compenser par l'intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en
circonscrivait l'expression, dans ce coin d'azur qui nous était affecté il fit
pétiller tout l'entrain de la bonne grâce qui dépassa l'enjouement, frisa la
malice ; il subtilisa les finesses de l'amabilité jusqu'aux clignements de
la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité ;
et finalement exalta les assurances d'amitié jusqu'aux protestations de
tendresse, jusqu'à la déclaration d'amour, illuminant alors pour nous seuls d'une
langueur secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un
visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m'envoyer
dîner ce soir-là avec lui : « Venez tenir compagnie à votre vieil ami,
m'avait-il dit. Comme le bouquet qu'un voyageur nous envoie d'un pays où nous
ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces
fleurs des printemps que j'ai traversés moi aussi il y a bien des années. Venez
avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d'or, venez avec le sédum
dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du
jour de la Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui
commence à embaumer dans les allées de votre grand-tante quand ne sont pas
encore fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez
avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l'émail polychrome
des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche encore des dernières
gelées et qui va entrouvrir, pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent
à la porte, la première rose de Jérusalem. »
On se demandait à la maison si on devait m'envoyer tout de
même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand-mère refusa de croire qu'il
eût été impoli. « Vous reconnaissez vous-même qu'il vient là avec sa tenue
toute simple qui n'est guère celle d'un mondain. » Elle déclarait qu'en
tous cas, et à tout mettre au pis, s'il l'avait été, mieux valait ne pas avoir
l'air de s'en être aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le
plus irrité contre l'attitude qu'avait eue Legrandin, gardait peut-être un
dernier doute sur le sens qu'elle comportait. Elle était comme toute attitude
ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu'un : elle
ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire
confirmer par le témoignage du coupable qui n'avouera pas ; nous en sommes
réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé
et incohérent, s'ils n'ont pas été le jouet d'une illusion ; de sorte que
de telles attitudes, les seules qui aient de l'importance, nous laissent
souvent quelques doutes.
029
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait
clair de lune : « Il y a une jolie qualité de silence, n'est-ce pas, me
dit-il ; aux cœurs blessés comme l'est le mien, un romancier que vous
lirez plus tard prétend que conviennent seulement l'ombre et le silence. Et
voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin
encore où les yeux las ne tolèrent plus qu'une lumière, celle qu'une belle nuit
comme celle-ci prépare et distille avec l'obscurité, où les oreilles ne peuvent
plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du
silence. » J'écoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient
toujours si agréables ; mais troublé par le souvenir d'une femme que j'avais
aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je
savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités aristocratiques des
environs, que peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui
dis : « Est-ce que vous connaissez, Monsieur, la… les châtelaines de
Guermantes ? », heureux aussi en prononçant ce nom de prendre sur lui
une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de lui donner
une existence objective et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus
de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s'ils venaient d'être
percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait
en sécrétant des flots d'azur. Le cerne de sa paupière noircit, s'abaissa. Et
sa bouche marquée d'un pli amer se ressaisissant plus vite sourit, tandis que
le regard restait douloureux, comme celui d'un beau martyr dont le corps est
hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas », dit-il, mais
au lieu de donner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu
surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant
sur les mots, en s'inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l'insistance
qu'on apporte, pour être cru, à une affirmation invraisemblable – comme si
ce fait qu'il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être l'effet que d'un
hasard singulier – et aussi avec l'emphase de quelqu'un qui, ne pouvant
pas taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner
aux autres l'idée que l'aveu qu'il fait ne lui cause aucun embarras, est facile,
agréable, spontané, que la situation elle-même – l'absence de relations
avec les Guermantes – pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue
par lui, résulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou vœu
mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. « Non,
reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les
connais pas, je n'ai jamais voulu, j'ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine
indépendance ; au fond je suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup
de gens sont venus à la rescousse, on me disait que j'avais tort de ne pas
aller à Guermantes, que je me donnais l'air d'un malotru, d'un vieil ours. Mais
voilà une réputation qui n'est pas pour m'effrayer, elle est si vraie ! Au
fond, je n'aime plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à
peine davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre
jeunesse apporte jusqu'à moi l'odeur des parterres que mes vieilles prunelles
ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas bien que pour ne pas aller
chez des gens qu'on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son
indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l'air d'un sauvage ou d'un
ours. Mais ce que je comprenais c'est que Legrandin n'était pas tout à fait
véridique quand il disait n'aimer que les églises, le clair de lune et la
jeunesse ; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris
devant eux d'une si grande peur de leur déplaire qu'il n'osait pas leur laisser
voir qu'il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d'agents de
change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence,
loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sans doute il ne
disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même
nous aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-vous les
Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait : « Non, je
n'ai jamais voulu les connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu'en
second, car un autre Legrandin qu'il cachait soigneusement au fond de lui, qu'il
ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son
snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu
par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive
du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s'était trouvé
en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme :
« Hélas ! que vous me faites mal, non, je ne connais pas les
Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie. » Et comme ce
Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s'il n'avait pas le
joli langage de l'autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce
qu'on appelle « réflexes », quand Legrandin le causeur voulait lui
imposer silence, l'autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de
la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû
produire, il ne pouvait qu'entreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût
pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au
moins par lui-même, qu'il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les
passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n'est
que d'eux que nous avons pu l'apprendre. Sur nous, elles n'agissent que d'une
façon seconde, par l'imagination qui substitue aux premiers mobiles, des
mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui
conseillait d'aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l'imagination de
Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les
grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s'estimant de céder à cet
attrait de l'esprit et de la vertu qu'ignorent les infâmes snobs. Seuls les
autres savaient qu'il en était un ; car grâce à l'incapacité où ils
étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient
en face l'une de l'autre l'activité mondaine de Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n'avait plus aucune illusion sur
M. Legrandin et nos relations avec lui s'étaient fort espacées. Maman s'amusait
infiniment chaque fois qu'elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché qu'il
n'avouait pas, qu'il continuait à appeler le péché sans rémission, le snobisme.
Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandin avec tant
de détachement et de gaieté ; et quand on pensa une année à m'envoyer
passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand-mère, il dit : « Il
faut absolument que j'annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s'il
vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir
nous avoir dit qu'elle demeurait à deux kilomètres de là. » Ma grand-mère
qui trouvait qu'aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la plage à
humer le sel et qu'on n'y doit connaître personne, parce que les visites, les
promenades sont autant de pris sur l'air marin, demandait au contraire qu'on ne
parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer,
débarquant à l'hôtel au moment où nous serions sur le point d'aller à la pêche
et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses
craintes, pensant à part elle que le danger n'était pas si menaçant, que
Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa sœur. Or,
sans qu'on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui,
ne se doutant pas que nous eussions jamais l'intention d'aller de ce côté, vint
se mettre dans le piège un soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
« Il y a dans les nuages ce soir des violets et des
bleus bien beaux, n'est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu
surtout plus floral qu'aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel.
Et ce petit nuage rose n'a-t-il pas aussi un teint de fleur, d'œillet ou d'hydrangea ?
Il n'y a guère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j'ai pu
faire de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de l'atmosphère.
Là-bas près de Balbec, près de ces lieux si sauvages, il y a une petite baie d'une
douceur charmante où le coucher de soleil du pays d'Auge, le coucher de soleil
rouge et or que je suis loin de dédaigner, d'ailleurs, est sans caractère, insignifiant ;
mais dans cette atmosphère humide et douce s'épanouissent le soir en quelques
instants de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et
qui mettent souvent des heures à se faner. D'autres s'effeuillent tout de suite
et c'est alors plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion
d'innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette baie, dite d'opale, les
plages d'or semblent plus douces encore pour être attachées comme de blondes
Andromèdes à ces terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux
par tant de naufrages, où tous les hivers bien des barques trépassent au péril
de la mer. Balbec ! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment
Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu'Anatole France – un
enchanteur que devrait lire notre petit ami – a si bien peinte, sous ses
brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l'Odyssée.
De Balbec surtout, où déjà des hôtels se construisent, superposés au sol
antique et charmant qu'ils n'altèrent pas, quel délice d'excursionner à deux
pas dans ces régions primitives et si belles.
— Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu'un à
Balbec ? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois
avec sa grand-mère et peut-être avec ma femme. »
Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où
ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant
de seconde en seconde avec plus d'intensité – et tout en souriant
tristement – sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d'amitié et de
franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir
traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment
bien au-delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi
mental et qui lui permettrait d'établir qu'au moment où on lui avait demandé s'il
connaissait quelqu'un à Balbec, il pensait à autre chose et n'avait pas entendu
la question. Habituellement de tels regards font dire à l'interlocuteur :
« À quoi pensez-vous donc ? » Mais mon père curieux, irrité et
cruel, reprit :
« Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous
connaissez si bien Balbec ? »
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de
Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de
distraction, mais, pensant sans doute qu'il n'y avait plus qu'à répondre, il
nous dit :
« J'ai des amis partout où il y a des troupes d'arbres
blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec
une obstination pathétique un ciel inclément qui n'a pas pitié d'eux.
— Ce n'est pas cela que je voulais dire », interrompit
mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel.
« Je demandais pour le cas où il arriverait n'importe quoi à ma belle-mère
et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y
connaissez du monde ?
— Là comme partout, je connais tout le monde et je ne
connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite ; beaucoup
les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent
des personnes, des personnes rares, d'une essence délicate et que la vie aurait
déçues. Parfois c'est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du
chemin où il s'est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où
monte la lune d'or et dont les barques qui rentrent en striant l'eau diaprée
hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c'est une
simple maison solitaire, plutôt laide, l'air timide mais romanesque, qui cache
à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce
pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de
pure fiction est d'une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n'est certes pas
lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la
tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de
regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont
toujours malsains pour un tempérament qui n'est pas formé. Croyez-moi, reprit-il
avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent
exercer une action sédative, d'ailleurs discutable, sur un cœur qui n'est plus
intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion n'est plus compensée. Elles
sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. Bonne nuit, voisins », ajouta-t-il
en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l'habitude et, se
retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation :
« Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dépend de l'état du
cœur », nous cria-t-il.
Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le
tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet escroc érudit qui
employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la
centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais
honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par
édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la basse
Normandie, plutôt que de nous avouer qu'à deux kilomètres de Balbec habitait sa
propre sœur, et d'être obligé à nous offrir une lettre d'introduction qui n'eût
pas été pour lui un tel sujet d'effroi s'il avait été absolument certain – comme
il aurait dû l'être en effet avec l'expérience qu'il avait du caractère de ma
grand-mère – que nous n'en aurions pas profité.
030
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades
pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement
de la saison, où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il
y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau
de pourpre au fond des bois du Calvaire, qui se reflétait plus loin dans l'étang,
rougeur qui, accompagnée souvent d'un froid assez vif, s'associait, dans mon
esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait
succéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir de la
gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l'été au contraire, quand nous
rentrions, le soleil ne se couchait pas encore ; et pendant la visite que
nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s'abaissait et touchait la
fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée,
filtrée, et incrustant de petits morceaux d'or le bois de citronnier de la commode,
illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu'elle prend dans les
sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avait
bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentanées, il n'y
avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant
étendu sur les vitres et l'étang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois
il était déjà couleur d'opale et un long rayon de lune qui allait en s'élargissant
et se fendillait de toutes les rides de l'eau le traversait tout entier. Alors,
en arrivant près de la maison, nous apercevions une forme sur le pas de la
porte et maman me disait :
« Mon Dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta
tante est inquiète ; aussi nous rentrons trop tard. »
Et sans avoir pris le temps d'enlever nos affaires, nous
montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement
à ce qu'elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions
allés « du côté de Guermantes » et, dame, quand on faisait cette
promenade-là, ma tante savait pourtant bien qu'on ne pouvait jamais être sûr de
l'heure à laquelle on serait rentré.
« Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le
disais, qu'ils seraient allés du côté de Guermantes ! Mon Dieu ! ils
doivent avoir une faim ! Et votre gigot qui doit être tout desséché après
ce qu'il a attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer ! Comment, vous
êtes allés du côté de Guermantes !
— Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait
maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du
potager. »
Car il y avait autour de Combray deux « côtés »
pour les promenades, et si opposés qu'on ne sortait pas en effet de chez nous
par la même porte, quand on voulait aller d'un côté ou de l'autre : le
côté de Méséglise-la-Vineuse, qu'on appelait aussi le côté de chez Swann parce
qu'on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le
côté de Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n'ai jamais connu
que le « côté » et des gens étrangers qui venaient le dimanche se
promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous
ne « connaissions point » et qu'à ce signe on tenait pour « des
gens qui seront venus de Méséglise ». Quant à Guermantes je devais un jour
en connaître davantage, mais bien plus tard seulement ; et pendant toute
mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose d'inaccessible comme
l'horizon, dérobé à la vue, si loin qu'on allât, par les plis d'un terrain qui
ne ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes lui ne m'est apparu que
comme le terme plutôt idéal que réel de son propre « côté », une
sorte d'expression géographique abstraite comme la ligne de l'équateur, comme
le pôle, comme l'orient. Alors, « prendre par Guermantes » pour aller
à Méséglise, ou le contraire, m'eût semblé une expression aussi dénuée de sens
que prendre par l'est pour aller à l'ouest. Comme mon père parlait toujours du
côté de Méséglise comme de la plus belle vue de la plaine qu'il connût et du
côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les
concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n'appartiennent
qu'aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d'eux me
semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis qu'à côté
d'eux, avant qu'on fût arrivé sur le sol sacré de l'un ou de l'autre, les
chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient posés comme l'idéal
de la vue de plaine et l'idéal du paysage de rivière, ne valaient pas plus la
peine d'être regardés que par le spectateur épris d'art dramatique les petites
rues qui avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus
que leurs distances kilométriques la distance qu'il y avait entre les deux
parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l'esprit
qui ne font pas qu'éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et
cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que
nous avions de n'aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule
promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les
enfermait pour ainsi dire loin l'un de l'autre, inconnaissables l'un à l'autre,
dans les vases clos et sans communication entre eux, d'après-midi différents.
031
Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas
trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n'était pas
bien longue et n'entraînait pas trop) comme pour aller n'importe où, par la
grande porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était
salué par l'armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en passant à
Théodore, de la part de Françoise, qu'elle n'avait plus d'huile ou de café, et
l'on sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière
blanche du parc de M. Swann. Avant d'y arriver, nous rencontrions, venue
au-devant des étrangers, l'odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d'entre les petits
cœurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la
barrière du parc, leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même
à l'ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par
la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient
son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent
semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin
français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d'enlacer
leur taille souple et d'attirer à moi les boucles étoilées de leur tête
odorante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n'allant plus à
Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l'air de regarder
dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte
directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais
obliquement, et nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à
mon père :
« Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que comme sa
femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer
vingt-quatre heures à Paris ? Nous pourrions longer le parc, puisque ces
dames ne sont pas là, cela nous abrégerait d'autant. »
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps
des lilas approchait de sa fin ; quelques-uns effusaient encore en hauts
lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties
du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse
embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans
parfum. Mon grand-père montrait à mon père en quoi l'aspect des lieux était
resté le même, et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu'il avait
faite avec M. Swann le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette
occasion pour raconter cette promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein
soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc s'étendait en terrain
plat. Obscurcie par l'ombre des grands arbres qui l'entouraient, une pièce d'eau
avait été creusée par les parents de Swann ; mais dans ses créations les
plus factices, c'est sur la nature que l'homme travaille ; certains lieux
font toujours régner autour d'eux leur empire particulier, arborent leurs
insignes immémoriaux au milieu d'un parc comme ils auraient fait loin de toute
intervention humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer, surgie
des nécessités de leur exposition et superposée à l'œuvre humaine. C'est ainsi
qu'au pied de l'allée qui dominait l'étang artificiel, s'était composée sur
deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne
naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que
le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l'eupatoire
et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes
et jaunes, de son sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui – en m'ôtant
la chance terrible de la voir apparaître dans une allée, d'être connu et
méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait
avec lui visiter des cathédrales – me rendait la contemplation de
Tansonville indifférente la première fois où elle m'était permise, semblait au
contraire ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père,
des commodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une excursion en
pays de montagnes, l'absence de tout nuage, rendre cette journée exceptionnellement
propice à une promenade de ce côté ; j'aurais voulu que leurs calculs
fussent déjoués, qu'un miracle fît apparaître Mlle Swann avec
son père, si près de nous, que nous n'aurions pas le temps de l'éviter et
serions obligés de faire sa connaissance. Aussi, quand tout d'un coup, j'aperçus
sur l'herbe, comme un signe de sa présence possible, un couffin oublié à côté d'une
ligne dont le bouchon flottait sur l'eau, je m'empressai de détourner d'un
autre côté, les regards de mon père et de mon grand-père. D'ailleurs Swann nous
ayant dit que c'était mal à lui de s'absenter, car il avait pour le moment de
la famille à demeure, la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On n'entendait
aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la hauteur d'un arbre incertain, un
invisible oiseau s'ingéniant à faire trouver la journée courte, explorait d'une
note prolongée, la solitude environnante, mais il recevait d'elle une réplique
si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et d'immobilité qu'on
aurait dit qu'il venait d'arrêter pour toujours l'instant qu'il avait cherché à
faire passer plus vite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe
que l'on aurait voulu se soustraire à son attention, et l'eau dormante
elle-même, dont des insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans
doute de quelque Maelstrom imaginaire, augmentait le trouble où m'avait jeté la
vue du flotteur de liège en semblant l'entraîner à toute vitesse sur les
étendues silencieuses du ciel reflété ; presque vertical il paraissait
prêt à plonger et déjà je me demandais si, sans tenir compte du désir et de la
crainte que j'avais de la connaître, je n'avais pas le devoir de faire prévenir
Mlle Swann que le poisson mordait – quand il me fallut
rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m'appelaient, étonnés que
je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et où
ils s'étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l'odeur des aubépines.
La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la
jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le
soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser
une verrière ; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa
forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et les fleurs, aussi
parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines
et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l'église
ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s'épanouissaient
en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en
comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient
elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur
corsage rougissant qu'un souffle défait.
Mais j'avais beau rester devant les aubépines à respirer, à
porter devant ma pensée qui ne savait ce qu'elle devait en faire, à perdre, à
retrouver leur invisible et fixe odeur, à m'unir au rythme qui jetait leurs
fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus
comme certains intervalles musicaux, elles m'offraient indéfiniment le même
charme avec une profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir
davantage, comme ces mélodies qu'on rejoue cent fois de suite sans descendre
plus avant dans leur secret. Je me détournais d'elles un moment, pour les
aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le
talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque
coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le
décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d'une tapisserie où
apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore,
espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l'approche d'un village, ils
m'annonçaient l'immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages,
et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant
cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me
faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une
première barque échouée que répare un calfat, et s'écrie, avant de l'avoir
encore vue : « La Mer ! »
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces
chefs-d'œuvre dont on croit qu'on saura mieux les voir quand on a cessé un
moment de les regarder, mais j'avais beau me faire un écran de mes mains pour n'avoir
qu'elles sous les yeux, le sentiment qu'elles éveillaient en moi restait obscur
et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles
ne m'aidaient pas à l'éclaircir, et je ne pouvais demander à d'autres fleurs de
le satisfaire. Alors me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons
de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous connaissions,
ou bien si l'on nous mène devant un tableau dont nous n'avions vu jusque-là qu'une
esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite
revêtu des couleurs de l'orchestre, mon grand-père m'appelant et me désignant
la haie de Tansonville, me dit : « Toi qui aimes les aubépines, regarde
un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! » En effet c'était
une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une
parure de fête – de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses,
puisqu'un caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un
jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n'a rien d'essentiellement
férié – mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur la
branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place
qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient
« en couleur », par conséquent d'une qualité supérieure selon l'esthétique
de Combray, si l'on en jugeait par l'échelle des prix dans le « magasin »
de la Place, ou chez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient
roses. Moi-même j'appréciais plus le fromage à la crème rose, celui où l'on m'avait
permis d'écraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces
teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette pour une
grande fête, qui, parce qu'elles leur présentent la raison de leur supériorité,
sont celles qui semblent belles avec le plus d'évidence aux yeux des enfants, et
à cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et de plus
naturel que les autres teintes, même lorsqu'ils ont compris qu'elles ne
promettaient rien à leur gourmandise et n'avaient pas été choisies par la
couturière. Et certes, je l'avais tout de suite senti, comme devant les épines
blanches mais avec plus d'émerveillement, que ce n'était pas facticement, par
un artifice de fabrication humaine, qu'était traduite l'intention de festivité
dans les fleurs, mais que c'était la nature qui, spontanément, l'avait exprimée
avec la naïveté d'une commerçante de village travaillant pour un reposoir, en
surchargeant l'arbuste de ces rosettes d'un ton trop tendre et d'un pompadour
provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots
cachés dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait
rayonner sur l'autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d'une
teinte plus pâle qui, en s'entrouvrant, laissaient voir, comme au fond d'une
coupe de marbre rose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les
fleurs, l'essence particulière, irrésistible, de l'épine, qui, partout où elle
bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu'en rose. Intercalé dans
la haie, mais aussi différent d'elle qu'une jeune fille en robe de fête au
milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le
mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant
dans sa fraîche toilette rose, l'arbuste catholique et délicieux.
032
La haie laissait voir à l'intérieur du parc une allée bordée
de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient
leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d'un cuir ancien de Cordoue, tandis
que sur le gravier un long tuyau d'arrosage peint en vert, déroulant ses
circuits, dressait, aux points où il était percé, au-dessus des fleurs dont il
imbibait les parfums, l'éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes
multicolores. Tout à coup, je m'arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive
quand une vision ne s'adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des
perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d'un
blond roux qui avait l'air de rentrer de promenade et tenait à la main une
bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses
yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l'ai appris depuis,
réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n'avais pas, ainsi
qu'on dit, assez « d'esprit d'observation » pour dégager la notion de
leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le
souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d'un vif azur, puisqu'elle
était blonde : de sorte que, peut-être si elle n'avait pas eu des yeux
aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu'on la voyait –
je n'aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de
ses yeux bleus.
Je la regardais, d'abord de ce regard qui n'est pas que le
porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux
et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu'il
regarde et l'âme avec lui ; puis tant j'avais peur que d'une seconde à l'autre
mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner
en me disant de courir un peu devant eux, d'un second regard, inconsciemment
supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître !
Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon
grand-père et de mon père, et sans doute l'idée qu'elle en rapporta fut celle
que nous étions ridicules, car elle se détourna et d'un air indifférent et
dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d'être dans leur champ
visuel ; et tandis que continuant à marcher et ne l'ayant pas aperçue, ils
m'avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma
direction, sans expression particulière, sans avoir l'air de me voir, mais avec
une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d'après les
notions que l'on m'avait données sur la bonne éducation, que comme une preuve d'outrageant
mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel
quand il était adressé en public à une personne qu'on ne connaissait pas, le
petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu'un seul sens,
celui d'une intention insolente.
« Allons, Gilberte, viens ; qu'est-ce que tu fais »,
cria d'une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n'avais pas
vue, et à quelque distance de laquelle un monsieur habillé de coutil et que je
ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête ;
et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche et s'éloigna
sans se retourner de mon côté, d'un air docile, impénétrable et sournois.
Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un
talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait
de faire une personne et qui, l'instant d'avant, n'était qu'une image
incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre
et frais comme les gouttes de l'arrosoir vert ; imprégnant, irisant la
zone d'air pur qu'il avait traversée – et qu'il isolait – du mystère
de la vie de celle qu'il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui
voyageaient avec elle ; déployant sous l'épinier rose, à hauteur de mon
épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle,
avec l'inconnu de sa vie où je n'entrerais pas.
Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon
grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font
jouer : on le fait partir pour qu'elle reste seule avec son Charlus, car c'est
lui, je l'ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie ! »)
l'impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère de
Gilberte lui avait parlé sans qu'elle répliquât, en me la montrant comme forcée
d'obéir à quelqu'un, comme n'étant pas supérieure à tout, calma un peu ma
souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet
amour s'éleva de nouveau en moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié
voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l'abaisser jusqu'à lui. Je l'aimais,
je regrettais de ne pas avoir eu le temps et l'inspiration de l'offenser, de
lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle
que j'aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les
épaules : « Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me
répugnez ! » Cependant je m'éloignais, emportant pour toujours, comme
premier type d'un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des
lois naturelles impossibles à transgresser, l'image d'une petite fille rousse, à
la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant
filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont
son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu
ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui l'approchait,
ses grands-parents que les miens avaient eu l'ineffable bonheur de connaître, la
sublime profession d'agent de change, le douloureux quartier des Champs-Élysées
qu'elle habitait à Paris.
033
« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j'aurais
voulu t'avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j'avais
osé, je t'aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant. »
Mon grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la
distraire, soit qu'on n'eût pas perdu tout espoir d'arriver à la faire sortir. Or
elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d'ailleurs les visites de
Swann avaient été les dernières qu'elle avait reçues, alors qu'elle fermait
déjà sa porte à tout le monde. Et de même que quand il venait maintenant
prendre de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous qu'il
demandât encore à voir), elle lui faisait répondre qu'elle était fatiguée, mais
qu'elle le laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là :
« Oui, un jour qu'il fera beau, j'irai en voiture jusqu'à la porte du parc. »
C'est sincèrement qu'elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ;
mais le désir qu'elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa
réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de
vigueur, elle se levait, s'habillait ; la fatigue commençait avant qu'elle
fût passée dans l'autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait
commencé pour elle – plus tôt seulement que cela n'arrive d'habitude –
c'est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s'enveloppe
dans sa chrysalide, et qu'on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent
tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis
unis par les liens les plus spirituels et qui à partir d'une certaine année
cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s'écrire
et savent qu'ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait
parfaitement savoir qu'elle ne reverrait pas Swann, qu'elle ne quitterait plus
jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez
aisée pour la raison même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus
douloureuse : c'est que cette réclusion lui était imposée par la
diminution qu'elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en
faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une
souffrance, donnait pour elle à l'inaction, à l'isolement, au silence, la
douceur réparatrice et bénie du repos.
Ma tante n'alla pas voir la haie d'épines roses, mais à tous
moments je demandais à mes parents si elle n'irait pas, si autrefois elle
allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents et
grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des
Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais
avec mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n'osais
pas le prononcer moi-même, mais je les entraînais sur des sujets qui
avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la concernaient, où je ne me sentais
pas exilé trop loin d'elle ; et je contraignais tout d'un coup mon père, en
feignant de croire par exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà
avant lui dans notre famille, ou que la haie d'épines roses que voulait voir ma
tante Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me
dire, comme malgré moi, comme de lui-même : « Mais non, cette
charge-là était au père de Swann, cette haie fait partie du parc de Swann. »
Alors j'étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se posant sur la
place où il était toujours écrit en moi, pesait à m'étouffer ce nom qui, au
moment où je l'entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce qu'il
était lourd de toutes les fois où, d'avance, je l'avais mentalement proféré. Il
me causait un plaisir que j'étais confus d'avoir osé réclamer à mes parents, car
ce plaisir était si grand qu'il avait dû exiger d'eux pour qu'ils me le
procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu'il n'était pas un
plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation par discrétion. Par
scrupule aussi. Toutes les séductions singulières que je mettais dans ce nom de
Swann, je les retrouvais en lui dès qu'ils le prononçaient. Il me semblait
alors tout d'un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu'ils
se trouvaient placés à mon point de vue, qu'ils apercevaient à leur tour, absolvaient,
épousaient mes rêves, et j'étais malheureux comme si je les avais vaincus et
dépravés.
Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d'habitude, mes
parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m'avait
fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n'avais
encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m'avoir cherché
partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon, contigu à
Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les
branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces
vains ornements, ingrat envers l'importune main qui en formant tous ces nœuds
avait pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes
papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes
larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la
douillette perdue. Je ne l'entendis pas : « Ô mes pauvres petites
aubépines, disais-je en pleurant, ce n'est pas vous qui voudriez me faire du
chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m'avez jamais fait de peine ! Aussi
je vous aimerai toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand
je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à
Paris, les jours de printemps, au lieu d'aller faire des visites et écouter des
niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.
034
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant
tout le reste de la promenade qu'on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient
perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui
était pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre
arrivée, pour sentir que j'étais bien à Combray, je montais le retrouver qui
courait dans les sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours le
vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des
lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann
allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs
lieues, la distance se trouvant compensée par l'absence de tout obstacle, quand,
par les chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l'extrême horizon,
abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute l'immense
étendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les
trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait
nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d'elle,
que c'était quelque message d'elle qu'il me chuchotait sans que je pusse le
comprendre, et je l'embrassais au passage. À gauche était un village qui s'appelait
Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite, on apercevait
par-delà les blés, les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs,
eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d'alvéoles, guillochés, jaunissants et
grumeleux, comme deux épis.
À intervalles symétriques, au milieu de l'inimitable
ornementation de leurs feuilles qu'on ne peut confondre avec la feuille d'aucun
autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin
blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C'est
du côté de Méséglise que j'ai remarqué pour la première fois l'ombre ronde que
les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d'or impalpable
que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père
interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l'après-midi passait la lune blanche
comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n'est pas l'heure
de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses
camarades, s'effaçant, ne voulant pas qu'on fasse attention à elle. J'aimais à
retrouver son image dans des tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d'art
étaient bien différentes – du moins pendant les premières années, avant
que Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus subtiles –
de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd'hui et où je ne l'eusse pas
reconnue alors. C'était, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de
Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une faucille d'argent, de ces
œuvres naïvement incomplètes comme étaient mes propres impressions et que les
sœurs de ma grand-mère s'indignaient de me voir aimer. Elles pensaient qu'on
doit mettre devant les enfants, et qu'ils font preuve de goût en aimant d'abord,
les œuvres que, parvenu à la maturité, on admire définitivement. C'est sans
doute qu'elles se figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels
qu'un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin
d'en mûrir lentement des équivalents dans son propre cœur.
C'est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au
bord d'une grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil.
Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute
allure. À partir d'une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec
une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s'installa
définitivement à Montjouvain. On disait : « Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil
soit aveuglé par la tendresse pour ne pas s'apercevoir de ce qu'on raconte, et
permettre à sa fille, lui qui se scandalise d'une parole déplacée, de
faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c'est une femme
supérieure, un grand cœur et qu'elle aurait eu des dispositions extraordinaires
pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que ce n'est pas
de musique qu'elle s'occupe avec sa fille. » M. Vinteuil le disait ;
et il est en effet remarquable combien une personne excite toujours d'admiration
pour ses qualités morales chez les parents de toute autre personne avec qui
elle a des relations charnelles. L'amour physique, si injustement décrié, force
tellement tout être à manifester jusqu'aux moindres parcelles qu'il possède de
bonté, d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux de l'entourage
immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils
permettaient de tenir tant qu'il voulait le rôle de perfide dont il n'avait pas
le physique, sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée
de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en
disant d'un ton rude : « Hé bien ! il paraît qu'elle fait de la
musique avec son amie, Mlle Vinteuil. Ça a l'air de vous
étonner. Moi je sais pas. C'est le père Vinteuil qui m'a encore dit ça hier. Après
tout, elle a bien le droit d'aimer la musique, c'te fille. Moi je ne suis pas
pour contrarier les vocations artistiques des enfants, Vinteuil non plus à ce
qu'il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l'amie de sa fille. Ah !
sapristi on en fait une musique dans c'te boîte-là. Mais qu'est-ce que vous
avez à rire ? mais ils font trop de musique ces gens. L'autre jour j'ai
rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes. »
Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil
éviter les personnes qu'il connaissait, se détourner quand il les apercevait, vieillir
en quelques mois, s'absorber dans son chagrin, devenir incapable de tout effort
qui n'avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des
journées entières devant la tombe de sa femme – il eût été difficile de ne
pas comprendre qu'il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu'il
ne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être
même y ajoutait-il foi. Il n'est peut-être pas une personne, si grande que soit
sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour
dans la familiarité du vice qu'elle condamne le plus formellement – sans
qu'elle le reconnaisse d'ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits
particuliers qu'il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir :
paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu'elle a
par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil
il devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation
à une de ces situations qu'on croit à tort être l'apanage exclusif du monde de
la bohème : elles se produisent chaque fois qu'a besoin de se réserver la
place et la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que la nature elle-même
fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu'en mêlant les vertus de son père
et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil
connaissait peut-être la conduite de sa fille, il ne s'ensuit pas que son culte
pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où
vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les
détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis
sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant
sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son
Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa
fille et à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur
réputation, quand il cherchait à se situer avec elle au rang qu'ils occupaient
dans l'estime générale, alors ce jugement d'ordre social, il le portait
exactement comme l'eût fait l'habitant de Combray qui lui eût été le plus
hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses manières
en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce respect pour ceux qui se
trouvaient au-dessus de lui et qu'il voyait d'en bas (eussent-ils été fort
au-dessous de lui jusque-là), cette tendance à chercher à remonter jusqu'à eux,
qui est une résultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que
nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui
débouchait d'une autre, s'était trouvé trop brusquement en face de nous pour
avoir le temps de nous éviter ; et Swann avec cette orgueilleuse charité
de l'homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés
moraux, ne trouve dans l'infamie d'autrui qu'une raison d'exercer envers lui
une bienveillance dont les témoignages chatouillent d'autant plus l'amour-propre
de celui qui les donne, qu'il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait
longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il n'adressait pas la
parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s'il n'enverrait pas un jour
sa fille jouer à Tansonville. C'était une invitation qui, il y a deux ans, eût
indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments si
reconnaissants qu'il se croyait obligé par eux, à ne pas avoir l'indiscrétion
de l'accepter. L'amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en
soi-même un appui si honorable et si délicieux qu'il pensait qu'il valait
peut-être mieux ne pas s'en servir, pour avoir la douceur toute platonique de
le conserver.
« Quel homme exquis », nous dit-il, quand Swann
nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de
spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d'une duchesse,
fût-elle laide et sotte. « Quel homme exquis ! Quel malheur qu'il ait
fait un mariage tout à fait déplacé. »
Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d'hypocrisie
et dépouillent en causant avec une personne l'opinion qu'ils ont d'elle et
expriment dès qu'elle n'est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil
le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela
même qu'ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils
avaient l'air de sous-entendre qu'il n'était pas contrevenu à Montjouvain.
M. Vinteuil n'envoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fut le premier à
le regretter. Car chaque fois qu'il venait de quitter M. Vinteuil, il se
rappelait qu'il avait depuis quelque temps un renseignement à lui demander sur
quelqu'un qui portait le même nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et
cette fois-là il s'était bien promis de ne pas oublier ce qu'il avait à lui
dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tansonville.
035
Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins
longue des deux que nous faisions autour de Combray et qu'à cause de cela on la
réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise était assez
pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des bois de Roussainville
dans l'épaisseur desquels nous pourrions nous mettre à couvert.
Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait
son ovale et dont il jaunissait la bordure. L'éclat, mais non la clarté, était
enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le petit
village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arêtes blanches
avec une précision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler un
corbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, le
lointain des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces camaïeux qui
décorent les trumeaux des anciennes demeures.
Mais d'autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous
avait menacés le capucin que l'opticien avait à sa devanture ; les gouttes
d'eau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient
à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l'aventure
pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place, attire à elle celle
qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu'au départ des hirondelles. Nous
nous réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus
débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions de notre abri, car
les gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre était déjà presque séchée
que plus d'une s'attardait à jouer sur les nervures d'une feuille, et suspendue
à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout d'un coup se laissait glisser de
toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.
Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les
Saints et les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs. Que
cette église était française ! Au-dessus de la porte, les Saints, les
rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles,
étaient représentés comme ils pouvaient l'être dans l'âme de Françoise. Le
sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et à
Virgile de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint
Louis comme si elle l'avait personnellement connu, et généralement pour faire
honte par la comparaison à mes grands-parents moins « justes ». On
sentait que les notions que l'artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant
au XIXe siècle)
avaient de l'histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par
autant d'inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d'une
tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable
et vivante. Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi, virtuelle
et prophétisée, dans la sculpture gothique de Saint-André-des-Champs c'était le
jeune Théodore, le garçon de chez Camus. Françoise sentait d'ailleurs si bien
en lui un pays et un contemporain que, quand ma tante Léonie était trop malade
pour que Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans
son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se faire « bien
voir » de ma tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon qui passait et
avec raison pour si mauvais sujet, était tellement rempli de l'âme qui avait
décoré Saint-André-des-Champs et notamment des sentiments de respect que
Françoise trouvait dus aux « pauvres malades », à « sa pauvre
maîtresse », qu'il avait pour soulever la tête de ma tante sur son
oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s'empressant,
un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de
pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n'étaient
qu'un ensommeillement, qu'une réserve, prête à refleurir dans la vie en
innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore, enluminés
de la rougeur d'une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits
anges, mais détachée du porche, d'une stature plus qu'humaine, debout sur un
socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide,
une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie
comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et
mutin, les prunelles enfoncées, l'air valide, insensible et courageux des
paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui insinuait dans la statue une
douceur que je n'y avais pas cherchée, était souvent certifiée par quelque
fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert et dont la présence, pareille
à celle de ces feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages
sculptés, semblait destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de
juger de la vérité de l'œuvre d'art. Devant nous, dans le lointain, terre
promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n'ai jamais pénétré,
Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à
être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l'orage qui
flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà
pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme
les rayons d'un ostensoir d'autel, les tiges d'or effrangées de son soleil
reparu.
Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait
rentrer et rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que
l'obscurité et l'humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochées
au flanc d'une colline plongée dans la nuit et dans l'eau, brillaient comme des
petits bateaux qui ont replié leurs voiles et sont immobiles au large pour
toute la nuit. Mais qu'importait la pluie, qu'importait l'orage ! L'été, le
mauvais temps n'est qu'une humeur passagère, superficielle, du beau temps
sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluide de l'hiver
et qui, au contraire, installé sur la terre où il s'est solidifié en denses
feuillages sur lesquels la pluie peut s'égoutter sans compromettre la
résistance de leur permanente joie, a hissé pour toute la saison, jusque dans
les rues du village, aux murs des maisons et des jardins, ses pavillons de soie
violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où j'attendais l'heure du dîner
en lisant, j'entendais l'eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l'averse
ne faisait que vernir leurs feuilles et qu'ils promettaient de demeurer là, comme
des gages de l'été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la continuité du beau
temps ; qu'il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la barrière
blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuilles en
forme de cœur ; et c'est sans tristesse que j'apercevais le peuplier de la
rue des Perchamps adresser à l'orage des supplications et des salutations
désespérées ; c'est sans tristesse que j'entendais au fond du jardin les
derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas.
Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents
renonçaient à la promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l'habitude
d'aller, ces jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l'automne
où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car elle
était enfin morte, faisant triompher à la fois ceux qui prétendaient que son
régime affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les autres qui avaient
toujours soutenu qu'elle souffrait d'une maladie non pas imaginaire mais
organique, à l'évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se
rendre quand elle y aurait succombé ; et ne causant par sa mort de grande
douleur qu'à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant les quinze jours
que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise ne la quitta pas un instant,
ne se déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et ne quitta
son corps que quand il fut enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de
crainte où Françoise avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des
colères de ma tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris
pour de la haine et qui était de la vénération et de l'amour. Sa véritable
maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à déjouer,
au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux et tout-puissant
monarque n'était plus. À côté d'elle nous comptions pour bien peu de chose. Il
était loin le temps où quand nous avions commencé à venir passer nos vacances à
Combray, nous possédions autant de prestige que ma tante aux yeux de Françoise.
Cet automne-là tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les
notaires et avec les fermiers, mes parents n'ayant guère de loisir pour faire
des sorties que le temps d'ailleurs contrariait, prirent l'habitude de me
laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un
grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais d'autant plus
volontiers sur mes épaules que je sentais que ses rayures écossaises
scandalisaient Françoise, dans l'esprit de qui on n'aurait pu faire entrer l'idée
que la couleur des vêtements n'a rien à faire avec le deuil et à qui d'ailleurs
le chagrin que nous avions de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous
n'avions pas donné de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de
voix spécial pour parler d'elle, que même parfois je chantonnais. Je suis sûr
que dans un livre – et en cela j'étais bien moi-même comme Françoise –
cette conception du deuil d'après la Chanson de Roland et le portail de
Saint-André-des-Champs m'eût été sympathique. Mais dès que Françoise était
auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter qu'elle fût en colère, je
saisissais le moindre prétexte pour lui dire que je regrettais ma tante parce
que c'était une bonne femme, malgré ses ridicules, mais nullement parce que c'était
ma tante, qu'elle eût pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me
faire aucune peine, propos qui m'eussent semblé ineptes dans un livre.
Si alors Françoise remplie comme un poète d'un flot de
pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s'excusait de ne
pas savoir répondre à mes théories et disait : « Je ne sais pas m'exprimer »,
je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur
Percepied ; et si elle ajoutait : « Elle était tout de même de la
parentèse, il reste toujours le respect qu'on doit à la parentèse », je
haussais les épaules et je me disais : « Je suis bien bon de discuter
avec une illettrée qui fait des cuirs pareils », adoptant ainsi pour juger
Françoise le point de vue mesquin d'hommes dont ceux qui les méprisent le plus
dans l'impartialité de la méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand
ils jouent une des scènes vulgaires de la vie.
036
Mes promenades de cet automne-là furent d'autant plus
agréables que je les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand
j'étais fatigué d'avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur
mes épaules, je sortais : mon corps obligé depuis longtemps de garder l'immobilité,
mais qui s'était chargé sur place d'animation et de vitesse accumulées, avait
besoin ensuite, comme une toupie qu'on lâche, de les dépenser dans toutes les
directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de
Roussainville, les buissons auxquels s'adosse Montjouvain, recevaient des coups
de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n'étaient, les uns
et les autres, que des idées confuses qui m'exaltaient et qui n'ont pas atteint
le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile
éclaircissement, le plaisir d'une dérivation plus aisée vers une issue
immédiate. La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti
ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir de nous sous une
forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître. Quand j'essaye de
faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes
dont il fut le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que c'est,
cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux qui
protège Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce désaccord
entre nos impressions et leur expression habituelle. Après une heure de pluie
et de vent contre lesquels j'avais lutté avec allégresse, comme j'arrivais au
bord de la mare de Montjouvain, devant une petite cahute recouverte en tuiles
où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le
soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l'averse reluisaient à
neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de
tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le vent qui
soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la
paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres
se laissaient filer au gré de son souffle jusqu'à l'extrémité de leur longueur,
avec l'abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la
mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à
laquelle je n'avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l'eau et à la
face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m'écriai dans mon
enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. »
Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces
mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.
Et c'est à ce moment-là encore – grâce à un paysan qui
passait, l'air déjà d'être d'assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand
il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur
à mes « beau temps, n'est-ce pas, il fait bon marcher » – que j'appris
que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre
préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois qu'une lecture un peu
longue m'avait mis en humeur de causer, le camarade à qui je brûlais d'adresser
la parole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation et
désirait maintenant qu'on le laissât lire tranquille. Si je venais de penser à
mes parents avec tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les
plus propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à
apprendre une peccadille que j'avais oubliée et qu'ils me reprochaient
sévèrement au moment où je m'élançais vers eux pour les embrasser.
Parfois à l'exaltation que me donnait la solitude, s'en
ajoutait une autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le
désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes
bras. Né brusquement, et sans que j'eusse eu le temps de le rapporter
exactement à sa cause, au milieu de pensées très différentes, le plaisir dont
il était accompagné ne me semblait qu'un degré supérieur de celui qu'elles me
donnaient. Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans
mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de
Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au
clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait seulement
paraître plus désirables parce que je croyais que c'était eux qui le
provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapidement
quand il enflait ma voile d'une brise puissante, inconnue et propice. Mais si
ce désir qu'une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature
quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient
ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la
beauté des arbres c'était encore la sienne et que l'âme de ces horizons, du
village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser
me la livrerait ; et mon imagination reprenant des forces au contact de ma
sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon
imagination, mon désir n'avait plus de limites. C'est qu'aussi – comme il
arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l'action de l'habitude
étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons
d'une foi profonde, à l'originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous
trouvons – la passante qu'appelait mon désir me semblait être non un
exemplaire quelconque de ce type général : la femme, mais un produit
nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui n'était pas moi,
la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d'une
existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les
êtres je ne les séparais pas. J'avais le désir d'une paysanne de Méséglise ou
de Roussainville, d'une pêcheuse de Balbec, comme j'avais le désir de Méséglise
et de Balbec. Le plaisir qu'elles pouvaient me donner m'aurait paru moins vrai,
je n'aurais plus cru en lui, si j'en avais modifié à ma guise les conditions. Connaître
à Paris une pêcheuse de Balbec ou une paysanne de Méséglise c'eût été recevoir
des coquillages que je n'aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n'aurais
pas trouvée dans les bois, c'eût été retrancher au plaisir que la femme me
donnerait tous ceux au milieu desquels l'avait enveloppée mon imagination. Mais
errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c'était
ne pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette fille
que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme
une plante locale d'une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la
structure permet d'approcher de plus près qu'en elles, la saveur profonde du
pays. Je pouvais d'autant plus facilement le croire (et que les caresses par
lesquelles elle m'y ferait parvenir, seraient aussi d'une sorte particulière et
dont je n'aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu'elle), que j'étais
pour longtemps encore à l'âge où l'on n'a pas encore abstrait ce plaisir de la
possession des femmes différentes avec lesquelles on l'a goûté, où on ne l'a
pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les
instruments interchangeables d'un plaisir toujours identique. Il n'existe même
pas, isolé, séparé et formulé dans l'esprit, comme le but qu'on poursuit en s'approchant
d'une femme, comme la cause du trouble préalable qu'on ressent. À peine y
songe-t-on comme à un plaisir qu'on aura ; plutôt, on l'appelle son charme
à elle ; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu'à sortir de soi. Obscurément
attendu, immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où
il s'accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les
baisers de celle qui est auprès de nous, qu'il nous apparaît surtout à
nous-même comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour la bonté de
cœur de notre compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard que nous
mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble.
Hélas, c'était en vain que j'implorais le donjon de
Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant
de son village, comme au seul confident que j'avais eu de mes premiers désirs, quand
au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l'iris, je ne
voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entrouverte, pendant qu'avec
les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du
désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route
inconnue et que je croyais mortelle, jusqu'au moment où une trace naturelle
comme celle d'un colimaçon s'ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se
penchaient jusqu'à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant l'étendue
dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent voulu en
ramener une femme. Je pouvais aller jusqu'au porche de Saint-André-des-Champs ;
jamais ne s'y trouvait la paysanne que je n'eusse pas manqué d'y rencontrer si
j'avais été avec mon grand-père et dans l'impossibilité de lier conversation
avec elle. Je fixais indéfiniment le tronc d'un arbre lointain, de derrière
lequel elle allait surgir et venir à moi ; l'horizon scruté restait désert,
la nuit tombait, c'était sans espoir que mon attention s'attachait, comme pour
aspirer les créatures qu'ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre
épuisée ; et ce n'était plus d'allégresse, c'était de rage que je frappais
les arbres du bois de Roussainville d'entre lesquels ne sortait pas plus d'êtres
vivants que s'ils eussent été des arbres peints sur la toile d'un panorama, quand,
ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d'avoir serré dans mes bras
la femme que j'avais tant désirée, j'étais pourtant obligé de reprendre le
chemin de Combray en m'avouant à moi-même qu'était de moins en moins probable
le hasard qui l'eût mise sur mon chemin. Et s'y fût-elle trouvée, d'ailleurs, eussé-je
osé lui parler ? Il me semblait qu'elle m'eût considéré comme un fou ;
je cessais de croire partagés par d'autres êtres, de croire vrais en dehors de
moi les désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient
pas. Ils ne m'apparaissaient plus que comme les créations purement subjectives,
impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils n'avaient plus de lien avec
la nature, avec la réalité qui dès lors perdait tout charme et toute
signification et n'était plus à ma vie qu'un cadre conventionnel comme l'est à
la fiction d'un roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour
tuer le temps.
037
C'est peut-être d'une impression ressentie aussi auprès de
Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu'est
sortie, bien après, l'idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard
que, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer
un rôle important dans ma vie. C'était par un temps très chaud ; mes
parents, qui avaient dû s'absenter pour toute la journée, m'avaient dit de
rentrer aussi tard que je voudrais ; et étant allé jusqu'à la mare de
Montjouvain où j'aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m'étais étendu
à l'ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là où j'avais
attendu mon père autrefois, un jour qu'il était allé voir M. Vinteuil. Il
faisait presque nuit quand je m'éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil
(autant que je pus la reconnaître, car je ne l'avais pas vue souvent à Combray,
et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu'elle commençait d'être
une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques
centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont
elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était entrouverte, la lampe
était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu'elle me vît, mais en m'en
allant j'aurais fait craquer les buissons, elle m'aurait entendu et elle aurait
pu croire que je m'étais caché là pour l'épier.
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis
peu. Nous n'étions pas allés la voir, ma mère ne l'avait pas voulu à cause d'une
vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté : la pudeur ;
mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelait la triste fin de vie
de M. Vinteuil, tout absorbée d'abord par les soins de mère et de bonne d'enfant
qu'il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait
causées ; elle revoyait le visage torturé qu'avait eu le vieillard tous
les derniers temps ; elle savait qu'il avait renoncé à jamais à achever de
transcrire au net toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux d'un
vieux professeur de piano, d'un ancien organiste de village dont nous
imaginions bien qu'ils n'avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne
méprisions pas parce qu'ils en avaient tant pour lui dont ils avaient été la
raison de vivre avant qu'il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart
pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur
des feuillets épars, illisibles, resteraient inconnus ; ma mère pensait à
cet autre renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été
contraint, le renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté pour sa
fille ; quand elle évoquait toute cette détresse suprême de l'ancien
maître de piano de mes tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait
avec effroi à celui autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil
tout mêlé du remords d'avoir à peu près tué son père. « Pauvre M. Vinteuil,
disait ma mère, il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son
salaire. Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme ? Il ne
pourrait lui venir que d'elle. »
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la
cheminée était posé un petit portrait de son père que vivement elle alla
chercher au moment où retentit le roulement d'une voiture qui venait de la
route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près d'elle une petite table
sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis
à côté de lui le morceau qu'il avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt
son amie entra. Mlle Vinteuil l'accueillit sans se lever, ses
deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour
lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu'elle semblait ainsi lui
imposer une attitude qui lui était peut-être importune. Elle pensa que son amie
aimerait peut-être mieux être loin d'elle sur une chaise, elle se trouva
indiscrète, la délicatesse de son cœur s'en alarma ; reprenant toute la
place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l'envie
de dormir était la seule raison pour laquelle elle s'était ainsi étendue. Malgré
la familiarité rude et dominatrice qu'elle avait avec sa camarade, je
reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques scrupules de son
père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n'y pas
réussir.
« Laisse donc tout ouvert, j'ai chaud, dit son amie.
— Mais c'est assommant, on nous verra », répondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu'elle n'avait
dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres qu'elle
avait en effet le désir d'entendre, mais que par discrétion elle voulait lui
laisser l'initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais distinguer,
dut-il prendre l'expression qui plaisait tant à ma grand-mère, quand elle
ajouta vivement :
« Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c'est
assommant, quelque chose insignifiante qu'on fasse, de penser que des yeux vous
voient. »
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire
elle taisait les mots prémédités qu'elle avait jugés indispensables à la pleine
réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d'elle-même une vierge
timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et
vainqueur.
« Oui, c'est probable qu'on nous regarde à cette
heure-ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis
quoi ? » ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d'un clignement
d'yeux malicieux et tendre, ces mots qu'elle récita par bonté, comme un texte
qu'elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d'un ton qu'elle
s'efforçait de rendre cynique) « quand même on nous verrait ce n'en est
que meilleur. »
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur
scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s'adapter
à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu'elle
pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille
vicieuse qu'elle désirait d'être, mais les mots qu'elle pensait que celle-ci
eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu'elle
s'en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité
paralysaient ses velléités d'audace, et s'entremêlait de : « tu n'as
pas froid, tu n'as pas trop chaud, tu n'as pas envie d'être seule et de lire ? »
« Mademoiselle me semble avoir des pensées bien
lubriques, ce soir », finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase
qu'elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans l'échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil
sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s'échappa, et
elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme
des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil
finit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. Mais
celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portrait
de l'ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son
amie ne le verrait pas si elle n'attirait pas sur lui son attention, et elle
lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer :
« Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je
ne sais pas qui a pu le mettre là, j'ai pourtant dit vingt fois que ce n'était
pas sa place. »
Je me souvins que c'étaient les mots que M. Vinteuil
avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait
sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui
répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques :
« Mais laisse-le donc où il est, il n'est plus là pour
nous embêter. Crois-tu qu'il pleurnicherait, qu'il voudrait te mettre ton
manteau, s'il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe. »
Mlle Vinteuil répondit par des paroles de
doux reproche : « Voyons, voyons », qui prouvaient la bonté de
sa nature, non qu'elles fussent dictées par l'indignation que cette façon de
parler de son père eût pu lui causer (évidemment c'était là un sentiment qu'elle
s'était habituée, à l'aide de quels sophismes ? à faire taire en elle dans
ces minutes-là), mais parce qu'elles étaient comme un frein que pour ne pas se
montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui
procurer. Et puis cette modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce
reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et
bonne, une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette
scélératesse qu'elle cherchait à s'assimiler. Mais elle ne put résister à l'attrait
du plaisir qu'elle éprouverait à être traitée avec douceur par une personne si
implacable envers un mort sans défense ; elle sauta sur les genoux de son
amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si
elle avait été sa fille, sentant avec délices qu'elles allaient ainsi toutes
deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le
tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa
un baiser sur le front avec cette docilité que lui rendait facile la grande
affection qu'elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de
mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l'orpheline.
« Sais-tu ce que j'ai envie de lui faire à cette
vieille horreur ? » dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l'oreille de Mlle Vinteuil
quelque chose que je ne pus entendre.
« Oh ! tu n'oserais pas.
— Je n'oserais pas cracher dessus ? sur ça ? »
dit l'amie avec une brutalité voulue.
Je n'en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil,
d'un air las, gauche, affairé, honnête et triste vint fermer les volets et la
fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa
vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu'après la mort
il avait reçu d'elle en salaire.
Et pourtant j'ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait
pu assister à cette scène, il n'eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le
bon cœur de sa fille, et peut-être même n'eût-il pas eu en cela tout à fait
tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l'apparence
du mal était si entière qu'on aurait eu de la peine à la rencontrer réalisée à
ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique ; c'est à la lumière
de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d'une maison de
campagne véritable qu'on peut voir une fille faire cracher une amie sur le
portrait d'un père qui n'a vécu que pour elle ; et il n'y a guère que le
sadisme qui donne un fondement dans la vie à l'esthétique du mélodrame. Dans la
réalité, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-être des
manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la
mémoire et les volontés de son père mort, mais elle ne les résumerait pas
expressément en un acte d'un symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf ;
ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et
même à ses yeux à elle qui ferait le mal sans se l'avouer. Mais, au-delà de l'apparence,
dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne
fut sans doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l'artiste du mal, ce
qu'une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne lui serait
pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d'elle ;
et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle n'en aurait
pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les
sadiques de l'espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si
purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel
leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils
se concèdent à eux-mêmes de s'y livrer un moment, c'est dans la peau des
méchants qu'ils tâchent d'entrer et de faire entrer leur complice, de façon à
avoir eu un moment l'illusion de s'être évadés de leur âme scrupuleuse et
tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle l'eût
désiré en voyant combien il lui était impossible d'y réussir. Au moment où elle
se voulait si différente de son père, ce qu'elle me rappelait c'était les
façons de penser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que sa
photographie, ce qu'elle profanait, ce qu'elle faisait servir à ses plaisirs
mais qui restait entre eux et elle et l'empêchait de les goûter directement, c'était
la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu'il lui avait
transmis comme un bijou de famille, ces gestes d'amabilité qui interposaient
entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie, une
mentalité qui n'était pas faite pour lui et l'empêchait de le connaître comme
quelque chose de très différent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle
se consacrait d'habitude. Ce n'est pas le mal qui lui donnait l'idée du plaisir,
qui lui semblait agréable ; c'est le plaisir qui lui semblait malin. Et
comme chaque fois qu'elle s'y adonnait il s'accompagnait pour elle de ces
pensées mauvaises qui le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle
finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par l'identifier
au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie n'était
pas foncièrement mauvaise, et qu'elle n'était pas sincère au moment où elle lui
tenait ces propos blasphématoires. Du moins avait-elle le plaisir d'embrasser
sur son visage, des sourires, des regards, feints peut-être, mais analogues
dans leur expression vicieuse et basse à ceux qu'aurait eus non un être de
bonté et de souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait s'imaginer
un instant qu'elle jouait vraiment les jeux qu'eût joués avec une complice
aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares
à l'égard de la mémoire de son père. Peut-être n'eût-elle pas pensé que le mal
fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d'émigrer,
si elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette indifférence
aux souffrances qu'on cause et qui, quelques autres noms qu'on lui donne, est
la forme terrible et permanente de la cruauté.
038
S'il était assez simple d'aller du côté de Méséglise, c'était
une autre affaire d'aller du côté de Guermantes, car la promenade était longue
et l'on voulait être sûr du temps qu'il ferait. Quand on semblait entrer dans
une série de beaux jours ; quand Françoise désespérée qu'il ne tombât pas
une goutte d'eau pour les « pauvres récoltes », et ne voyant que de
rares nuages blancs nageant à la surface calme et bleue du ciel s'écriait en
gémissant : « Ne dirait-on pas qu'on voit ni plus ni moins des chiens
de mer qui jouent en montrant là-haut leurs museaux ? Ah ! ils
pensent bien à faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs ! Et puis quand
les blés seront poussés, alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon,
sans discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c'était sur la
mer » ; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses
favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner :
« Demain s'il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes. »
On partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et on
tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle aigu, remplie de
graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes passaient la journée à
herboriser, aussi bizarre que son nom d'où me semblaient dériver ses
particularités curieuses et sa personnalité revêche, et qu'on chercherait en
vain dans le Combray d'aujourd'hui où sur son tracé ancien s'élève l'école. Mais
ma rêverie (semblable à ces architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant
retrouver sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle
les traces d'un chœur roman, remettent tout l'édifice dans l'état où il devait
être au XIIe siècle)
ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et « restitue »
la rue des Perchamps. Elle a d'ailleurs pour ces reconstitutions, des données
plus précises que n'en ont généralement les restaurateurs : quelques
images conservées par ma mémoire, les dernières peut-être qui existent encore
actuellement, et destinées à être bientôt anéanties, de ce qu'était le Combray
du temps de mon enfance ; et parce que c'est lui-même qui les a tracées en
moi avant de disparaître, émouvantes – si on peut comparer un obscur
portrait à ces effigies glorieuses dont ma grand-mère aimait à me donner des
reproductions – comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de
Gentile Bellini dans lesquels l'on voit en un état qui n'existe plus aujourd'hui
le chef-d'œuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.
On passait, rue de l'Oiseau, devant la vieille hôtellerie de
l'Oiseau Flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe siècle
les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency quand
elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers, pour
une question d'hommage. On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait
le clocher de Saint-Hilaire. Et j'aurais voulu pouvoir m'asseoir là et rester
toute la journée à lire en écoutant les cloches ; car il faisait si beau
et si tranquille que, quand sonnait l'heure, on aurait dit non qu'elle rompait
le calme du jour mais qu'elle le débarrassait de ce qu'il contenait et que le
clocher avec l'exactitude indolente et soigneuse d'une personne qui n'a rien d'autre
à faire, venait seulement – pour exprimer et laisser tomber les quelques
gouttes d'or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées – de
presser, au moment voulu, la plénitude du silence.
Le plus grand charme du côté de Guermantes, c'est qu'on y
avait presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la
traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une
passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de
Pâques, après le sermon s'il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir
dans ce désordre d'un matin de grande fête où quelques préparatifs somptueux
font paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la
rivière qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires et
nues, accompagnée seulement d'une bande de coucous arrivés trop tôt et de
primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu laissait
fléchir sa tige sous le poids de la goutte d'odeur qu'elle tenait dans son
cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se
tapissait l'été du feuillage bleu d'un noisetier sous lequel un pêcheur en
chapeau de paille avait pris racine. À Combray où je savais quelle
individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l'uniforme
du suisse ou le surplis de l'enfant de chœur, ce pêcheur est la seule personne
dont je n'aie jamais découvert l'identité. Il devait connaître mes parents, car
il soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulais alors demander
son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous
nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant d'un talus de
plusieurs pieds ; de l'autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés
jusqu'au village et jusqu'à la gare qui en était distante. Ils étaient semés
des restes, à demi enfouis dans l'herbe, du château des anciens comtes de
Combray qui au Moyen Âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme défense
contre les attaques des sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n'étaient
plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques
créneaux d'où jadis l'arbalétrier lançait des pierres, d'où le guetteur
surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l'Exempt, toutes
terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd'hui
au ras de l'herbe, dominés par les enfants de l'école des frères qui venaient
là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations – passé presque
descendu dans la terre, couché au bord de l'eau comme un promeneur qui prend le
frais, mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray
à la petite ville d'aujourd'hui une cité très différente, retenant mes pensées
par son visage incompréhensible et d'autrefois qu'il cachait à demi sous les
boutons d'or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu'ils avaient choisi
pour leurs jeux sur l'herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes comme un
jaune d'œuf, brillants d'autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver
vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l'accumulais
dans leur surface dorée, jusqu'à ce qu'il devînt assez puissant pour produire
de l'inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier
de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur
joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a bien des
siècles d'Asie mais apatriés pour toujours au village, contents du modeste
horizon, aimant le soleil et le bord de l'eau, fidèles à la petite vue de la
gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans
leur simplicité populaire, un poétique éclat d'orient.
039
Je m'amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient
dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la
rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant »
aux flancs transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé
dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l'image
de la fraîcheur d'une façon plus délicieuse et plus irritante qu'elles n'eussent
fait sur une table servie, en ne la montrant qu'en fuite dans cette
allitération perpétuelle entre l'eau sans consistance où les mains ne pouvaient
la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me
promettais de venir là plus tard avec des lignes ; j'obtenais qu'on tirât
un peu de pain des provisions du goûter ; j'en jetais dans la Vivonne des
boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation,
car l'eau se solidifiait aussitôt autour d'elles en grappes ovoïdes de têtards
inanitiés qu'elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout
près d'être en voie de cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne s'obstrue de plantes d'eau. Il
y en a d'abord d'isolées comme tel nénuphar à qui le courant au travers duquel
il était placé d'une façon malheureuse laissait si peu de repos que comme un
bac actionné mécaniquement il n'abordait une rive que pour retourner à celle d'où
il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive,
son pédoncule se dépliait, s'allongeait, filait, atteignait l'extrême limite de
sa tension jusqu'au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se
repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu'on peut d'autant
mieux appeler son point de départ qu'elle n'y restait pas une seconde sans en
repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la retrouvais de promenade
en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains
neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père comptait ma tante Léonie, qui
nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes
bizarres qu'ils se croient chaque fois à la veille de secouer et qu'ils gardent
toujours ; pris dans l'engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les
efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font qu'assurer
le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange, inéluctable
et funeste. Tel était ce nénuphar, pareil aussi à quelqu'un de ces malheureux
dont le tourment singulier, qui se répète indéfiniment durant l'éternité, excitait
la curiosité de Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les
particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile, s'éloignant à
grands pas, ne l'avait forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une
propriété dont l'accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait
et qui s'y était complu à des travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir,
dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas.
Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des
arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre mais
que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après-midi
orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence
cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une
fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les
fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus
plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait
voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique d'une fête
galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait
réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la
julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un
peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande
flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme
des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité transparente de
ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux
fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des
fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après-midi il fît étinceler
sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou
qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la
rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour
des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus
fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu'il y a d'infini – dans l'heure,
il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de
fois j'ai vu, j'ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un
rameur, qui, ayant lâché l'aviron, s'était couché à plat sur le dos, la tête en
bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir
que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l'avant-goût
du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de l'eau. Dans le
ciel férié, flânait longuement un nuage oisif. Par moments, oppressée par l'ennui,
une carpe se dressait hors de l'eau dans une aspiration anxieuse. C'était l'heure
du goûter. Avant de repartir nous restions longtemps à manger des fruits, du
pain et du chocolat, sur l'herbe où parvenaient jusqu'à nous, horizontaux, affaiblis,
mais denses et métalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui
ne s'étaient pas mélangés à l'air qu'ils traversaient depuis si longtemps, et
côtelés par la palpitation successive de toutes leurs lignes sonores, vibraient
en rasant les fleurs, à nos pieds.
Parfois, au bord de l'eau entourée de bois, nous
rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien, du
monde, que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage
pensif et les voiles élégants n'étaient pas de ce pays et qui sans doute était
venue, selon l'expression populaire « s'enterrer » là, goûter le
plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n'avait pu
garder le cœur, y était inconnu, s'encadrait dans la fenêtre qui ne lui
laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle
levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la
voix des passants dont avant qu'elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être
certaine que jamais ils n'avaient connu, ni ne connaîtraient l'infidèle, que
rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n'aurait l'occasion
de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement
quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu'elle aimait, pour
ceux-ci qui ne l'avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque
promenade sur un chemin où elle savait qu'il ne passerait pas, ôter de ses
mains résignées de longs gants d'une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes
remonter jusqu'aux sources de la Vivonne, auxquelles j'avais souvent pensé et
qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j'avais été
aussi surpris quand on m'avait dit qu'elles se trouvaient dans le département, à
une certaine distance kilométrique de Combray, que le jour où j'avais appris qu'il
y avait un autre point précis de la terre où s'ouvrait, dans l'Antiquité, l'entrée
des Enfers. Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu'au terme que j'eusse
tant souhaité d'atteindre, jusqu'à Guermantes. Je savais que là résidaient des
châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu'ils étaient des personnages
réels et actuellement existants, mais chaque fois que je pensais à eux, je me
les représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans
le « Couronnement d'Esther » de notre église, tantôt de nuances
changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du
vert chou au bleu prune selon que j'étais encore à prendre de l'eau bénite ou
que j'arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme l'image de
Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne
magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond – enfin
toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant comme dans un
coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe :
« antes ». Mais si malgré cela ils étaient pour moi, en tant que duc
et duchesse, des êtres réels, bien qu'étranges, en revanche leur personne
ducale se distendait démesurément, s'immatérialisait, pour pouvoir contenir en
elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce « côté de
Guermantes » ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses
grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais qu'ils ne portaient
pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siècle
où, après avoir inutilement essayé de vaincre ses anciens seigneurs ils s'étaient
alliés à eux par des mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers des
citoyens de Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n'y habitassent
pas. Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leur
personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et pieuse
tristesse qui était spéciale à Combray ; propriétaires de la ville, mais
non d'une maison particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre
ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de
l'abside de Saint-Hilaire que l'envers de laque noire, si je levais la tête, quand
j'allais chercher du sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai
parfois devant de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs
sombres. Je m'arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me
semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile, que je
désirais tant connaître depuis que je l'avais vue décrite par un de mes
écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son soi imaginaire traversé de
cours d'eau bouillonnants, que Guermantes, changeant d'aspect dans ma pensée, s'identifia,
quand j'eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles
eaux vives qu'il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes
m'y faisait venir, éprise pour moi d'un soudain caprice ; tout le jour
elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant
devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait le long des murs bas,
les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et m'apprenait
leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que j'avais l'intention
de composer. Et ces rêves m'avertissaient que puisque je voulais un jour être
un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que
je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une
signification philosophique infinie, mon esprit s'arrêtait de fonctionner, je
ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je n'avais
pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l'empêchait de naître. Parfois
je comptais sur mon père pour arranger cela. Il était si puissant, si en faveur
auprès des gens en place qu'il arrivait à nous faire transgresser les lois que
Françoise m'avait appris à considérer comme plus inéluctables que celles de la
vie et de la mort, à faire retarder d'un an pour notre maison, seule de tout le
quartier, les travaux de « ravalement », à obtenir du ministre pour
le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux, l'autorisation
qu'il passât le baccalauréat deux mois d'avance, dans la série des candidats
dont le nom commençait par un A au lieu d'attendre le tour des S. Si j'étais
tombé gravement malade, si j'avais été capturé par des brigands, persuadé que
mon père avait trop d'intelligences avec les puissances suprêmes, de trop
irrésistibles lettres de recommandation auprès du Bon Dieu, pour que ma maladie
ou ma captivité pussent être autre chose que de vains simulacres sans danger
pour moi, j'aurais attendu avec calme l'heure inévitable du retour à la bonne
réalité, l'heure de la délivrance ou de la guérison ; peut-être cette
absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je
cherchais le sujet de mes écrits futurs, n'était-il aussi qu'une illusion sans
consistance, et cesserait-elle par l'intervention de mon père qui avait dû
convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier
écrivain de l'époque. Mais d'autres fois tandis que mes parents s'impatientaient
de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle au lieu de
me sembler une création artificielle de mon père et qu'il pouvait modifier à
son gré, m'apparaissait au contraire comme comprise dans une réalité qui n'était
pas faite pour moi, contre laquelle il n'y avait pas de recours, au cœur de
laquelle je n'avais pas d'allié, qui ne cachait rien au-delà d'elle-même. Il me
semblait alors que j'existais de la même façon que les autres hommes, que je
vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j'étais seulement du
nombre de ceux qui n'ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je
renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements que m'avait
donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j'avais du néant de ma pensée,
prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu'on pouvait me prodiguer, comme
chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa
conscience.
040
Un jour ma mère me dit : « Puisque tu parles toujours
de Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied l'a très
bien soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au
mariage de sa fille. Tu pourras l'apercevoir à la cérémonie. » C'était du
reste par le docteur Percepied que j'avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes,
et il nous avait même montré le numéro d'une revue illustrée où elle était
représentée dans le costume qu'elle portait à un bal travesti chez la princesse
de Léon.
Tout d'un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que
fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une
dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate
bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin
du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût eu
très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d'analogie
avec le portrait qu'on m'avait montré, parce que surtout les traits
particuliers que je relevais en elle, si j'essayais de les énoncer, se
formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux
bleus, dont s'était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi
la duchesse de Guermantes, je me dis : « Cette dame ressemble à Mme de Guermantes » ;
or la chapelle où elle suivait la messe était celle de Gilbert le Mauvais, sous
les plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des alvéoles de miel,
reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je me rappelais être à ce qu'on
m'avait dit réservée à la famille de Guermantes quand quelqu'un de ses membres
venait pour une cérémonie à Combray ; il ne pouvait vraisemblablement y
avoir qu'une seule femme ressemblant au portrait de Mme de Guermantes,
qui fût ce jour-là, jour où elle devait justement venir, dans cette chapelle :
c'était elle ! Ma déception était grande. Elle provenait de ce que je n'avais
jamais pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que
je me la représentais avec les couleurs d'une tapisserie ou d'un vitrail, dans
un autre siècle, d'une autre matière que le reste des personnes vivantes. Jamais
je ne m'étais avisé qu'elle pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve
comme Mme Sazerat, et l'ovale de ses joues me fit tellement
souvenir de personnes que j'avais vues à la maison que le soupçon m'effleura, pour
se dissiper d'ailleurs aussitôt après, que cette dame, en son principe
générateur, en toutes ses molécules, n'était peut-être pas substantiellement la
duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du nom qu'on lui
appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait aussi des
femmes de médecins et de commerçants. « C'est cela, ce n'est que cela, Mme de Guermantes ! »
disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je contemplais cette image
qui naturellement n'avait aucun rapport avec celles qui sous le même nom de Mme de Guermantes
étaient apparues tant de fois dans mes songes, puisque, elle, elle n'avait pas
été comme les autres arbitrairement formée par moi, mais qu'elle m'avait sauté
aux yeux pour la première fois il y a un moment seulement, dans l'église ;
qui n'était pas de la même nature, n'était pas colorable à volonté comme celles
qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d'une syllabe, mais était si
réelle que tout, jusqu'à ce petit bouton qui s'enflammait au coin du nez, certifiait
son assujettissement aux lois de la vie, comme, dans une apothéose de théâtre, un
plissement de la robe de la fée, un tremblement de son petit doigt, dénoncent
la présence matérielle d'une actrice vivante, là où nous étions incertains si
nous n'avions pas devant les yeux une simple projection lumineuse.
Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les
yeux perçants, épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c'était eux qui
l'avaient d'abord atteinte, qui y avaient fait la première encoche, au moment
où je n'avais pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait
devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur cette
image toute récente, inchangeable, j'essayais d'appliquer l'idée : « C'est
Mme de Guermantes » sans parvenir qu'à la faire
manœuvrer en face de l'image, comme deux disques séparés par un intervalle. Mais
cette Mme de Guermantes à laquelle j'avais si souvent rêvé,
maintenant que je voyais qu'elle existait effectivement en dehors de moi, en
prit plus de puissance encore sur mon imagination qui, un moment paralysée au
contact d'une réalité si différente de ce qu'elle attendait, se mit à réagir et
à me dire : « Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient
le droit de vie et de mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes
descend de Geneviève de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à
connaître aucune des personnes qui sont ici. »
Et – ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus
au visage par une corde si lâche, si longue, si extensible qu'ils peuvent se
promener seuls loin de lui – pendant que Mme de Guermantes
était assise dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards
flânaient çà et là, montaient le long des piliers, s'arrêtaient même sur moi, comme
un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au moment
où je reçus sa caresse, me sembla conscient. Quant à Mme de Guermantes
elle-même, comme elle restait immobile, assise comme une mère qui semble ne pas
voir les audaces espiègles et les entreprises indiscrètes de ses enfants qui
jouent et interpellent des personnes qu'elle ne connaît pas, il me fut
impossible de savoir si elle approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de son
âme, le vagabondage de ses regards.
Je trouvais important qu'elle ne partît pas avant que j'eusse
pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des années je
considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas mes yeux
d'elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et mettre
en réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des joues rouges, de toutes
ces particularités qui me semblaient autant de renseignements précieux, authentiques
et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau
toutes les pensées que j'y rapportais – et peut-être surtout, forme de l'instinct
de conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu'on a toujours
de ne pas avoir été déçu – la replaçant (puisque c'était une seule
personne qu'elle et cette duchesse de Guermantes que j'avais évoquée jusque-là)
hors du reste de l'humanité dans laquelle la vue pure et simple de son corps me
l'avait fait un instant confondre, je m'irritais en entendant dire autour de
moi : « Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil »,
comme si elle leur eût été comparable. Et mes regards s'arrêtant à ses cheveux
blonds, à ses yeux bleus, à l'attache de son cou et omettant les traits qui
eussent pu me rappeler d'autres visages, je m'écriais devant ce croquis
volontairement incomplet : « Qu'elle est belle ! Quelle noblesse !
Comme c'est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que
j'ai devant moi ! » Et l'attention avec laquelle j'éclairais son
visage l'isolait tellement, qu'aujourd'hui si je repense à cette cérémonie, il
m'est impossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elle
et le suisse qui répondit affirmativement quand je lui demandai si cette dame
était bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout
au moment du défilé dans la sacristie qu'éclairait le soleil intermittent et
chaud d'un jour de vent et d'orage, et dans laquelle Mme de Guermantes
se trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas
les noms, mais dont l'infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu'elle ne
ressentît pas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du reste elle
espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de simplicité. Aussi,
ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés d'une signification précise,
qu'on adresse à quelqu'un qu'on connaît, mais seulement laisser ses pensées
distraites s'échapper incessamment devant elle en un flot de lumière bleue qu'elle
ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu'il pût gêner, paraître dédaigner
ces petites gens qu'il rencontrait au passage, qu'il atteignait à tous moments.
Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le doux
étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le destiner à
personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un sourire un peu
timide de suzeraine qui a l'air de s'excuser auprès de ses vassaux et de les
aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me
rappelant ce regard qu'elle avait laissé s'arrêter sur moi, pendant la messe, bleu
comme un rayon de soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je
me dis : « Mais sans doute elle fait attention à moi. » Je crus
que je lui plaisais, qu'elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l'église,
qu'à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes. Et
aussitôt je l'aimai, car s'il peut quelquefois suffire pour que nous aimions
une femme qu'elle nous regarde avec mépris comme j'avais cru qu'avait fait Mlle Swann
et que nous pensions qu'elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois
aussi il peut suffire qu'elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes
et que nous pensions qu'elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient
comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m'eût dédiée – et
le soleil menacé par un nuage, mais dardant encore de toute sa force sur la
place et dans la sacristie, donnait une carnation de géranium aux tapis rouges
qu'on y avait étendus par terre pour la solennité et sur lesquels s'avançait en
souriant Mme de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un
velouté rose, un épiderme de lumière, cette sorte de tendresse, de sérieuse
douceur dans la pompe et dans la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin,
certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu
appliquer au son de la trompette l'épithète de délicieux.
041
Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de
Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu'auparavant de n'avoir pas de
dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain
célèbre. Les regrets que j'en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un
peu à l'écart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de
lui-même par une sorte d'inhibition devant la douleur, mon esprit s'arrêtait
entièrement de penser aux vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon
manque de talent m'interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces
préoccupations littéraires et ne s'y rattachant en rien, tout d'un coup un toit,
un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin me faisaient arrêter
par un plaisir particulier qu'ils me donnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air
de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu'ils invitaient à venir
prendre et que malgré mes efforts je n'arrivais pas à découvrir. Comme je
sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à
respirer, à tâcher d'aller avec ma pensée au-delà de l'image ou de l'odeur. Et
s'il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à
les retrouver, en fermant les yeux ; je m'attachais à me rappeler
exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse
comprendre pourquoi, m'avaient semblé pleines, prêtes à s'entrouvrir, à me
livrer ce dont elles n'étaient qu'un couvercle. Certes ce n'était pas des
impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l'espérance que j'avais perdue
de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à
un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à
aucune vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné,
l'illusion d'une sorte de fécondité et par là me distrayaient de l'ennui, du
sentiment de mon impuissance que j'avais éprouvés chaque fois que j'avais
cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire. Mais le devoir
de conscience était si ardu que m'imposaient ces impressions de forme, de
parfum ou de couleur – de tâcher d'apercevoir ce qui se cachait derrière
elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me
permissent de me dérober à ces efforts et de m'épargner cette fatigue. Par
bonheur mes parents m'appelaient, je sentais que je n'avais pas présentement la
tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu'il valait
mieux n'y plus penser jusqu'à ce que je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d'avance
sans résultat. Alors je ne m'occupais plus de cette chose inconnue qui s'enveloppait
d'une forme ou d'un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison,
protégée par le revêtement d'images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme
les poissons que les jours où on m'avait laissé aller à la pêche, je rapportais
dans mon panier couverts par une couche d'herbe qui préservait leur fraîcheur. Une
fois à la maison je songeais à autre chose et ainsi s'entassaient dans mon
esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j'avais cueillies dans mes
promenades ou les objets qu'on m'avait donnés), une pierre où jouait un reflet,
un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes
sous lesquelles il y a longtemps qu'est morte la réalité pressentie que je n'ai
pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois pourtant – où
notre promenade s'étant prolongée fort au-delà de sa durée habituelle, nous
avions été bien heureux de rencontrer à mi-chemin du retour, comme l'après-midi
finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous
avait reconnus et fait monter avec lui – j'eus une impression de ce genre
et ne l'abandonnai pas sans un peu l'approfondir. On m'avait fait monter près
du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait encore avant
de rentrer à Combray à s'arrêter à Martinville-le-Sec chez un malade à la porte
duquel il avait été convenu que nous l'attendrions. Au tournant d'un chemin j'éprouvai
tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir
les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et
que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l'air de
faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d'eux par une
colline et une vallée, et situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait
pourtant tout voisin d'eux.
En constatant, en notant la forme de leur flèche, le
déplacement de leurs lignes, l'ensoleillement de leur surface, je sentais que
je n'allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce
mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu'ils semblaient contenir et dérober
à la fois.
Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l'air
de si peu nous rapprocher d'eux, que je fus étonné quand, quelques instants
après, nous nous arrêtâmes devant l'église de Martinville. Je ne savais pas la
raison du plaisir que j'avais eu à les apercevoir à l'horizon et l'obligation
de chercher à découvrir cette raison me semblait bien pénible ; j'avais
envie de garder en réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil et de n'y
plus penser maintenant. Et il est probable que si je l'avais fait, les deux
clochers seraient allés à jamais rejoindre tant d'arbres, de toits, de parfums,
de sons, que j'avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu'ils
m'avaient procuré et que je n'ai jamais approfondi. Je descendis causer avec
mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma place
sur le siège, je tournai la tête pour voir encore les clochers qu'un peu plus
tard, j'aperçus une dernière fois au tournant d'un chemin. Le cocher, qui ne
semblait pas disposé à causer, ayant à peine répondu à mes propos, force me fut,
faute d'autre compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d'essayer de
me rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces ensoleillées, comme
si elles avaient été une sorte d'écorce, se déchirèrent, un peu de ce qui m'était
caché en elles m'apparut, j'eus une pensée qui n'existait pas pour moi l'instant
avant, qui se formula en mots dans ma tête, et le plaisir que m'avait fait tout
à l'heure éprouver leur vue s'en trouva tellement accru que, pris d'une sorte d'ivresse,
je ne pus plus penser à autre chose. À ce moment et comme nous étions déjà loin
de Martinville en tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout noirs cette
fois, car le soleil était déjà couché. Par moments les tournants du chemin me
les dérobaient, puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis
plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d'analogue à une jolie phrase, puisque c'était
sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela m'était apparu, demandant
un crayon et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture,
pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau
suivant que j'ai retrouvé depuis et auquel je n'ai eu à faire subir que peu de
changements :
« Seuls, s'élevant du niveau de la plaine et comme
perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de
Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d'eux
par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait
rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois
clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la
plaine, immobiles et qu'on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s'écarta,
prit ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés
par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je
voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d'eux, que
je pensais au temps qu'il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d'un
coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s'étaient
jetés si rudement au-devant d'elle, qu'on n'eut que le temps d'arrêter pour ne
pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà
quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir
accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l'horizon à
nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en
signe d'adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l'un s'effaçait pour que les
deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; mais la route
changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d'or et
disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de
Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de
très loin qui n'étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel
au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois
jeunes filles d'une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l'obscurité ;
et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher
leur chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes,
se serrer les uns contre les autres, glisser l'un derrière l'autre, ne plus
faire sur le ciel encore rose qu'une seule forme noire, charmante et résignée, et
s'effacer dans la nuit. » Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce
moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait
habituellement dans un panier les volailles qu'il avait achetées au marché de
Martinville, j'eus fini de l'écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu'elle
m'avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu'ils cachaient
derrière eux, que, comme si j'avais été moi-même une poule et si je venais de
pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.
042
Pendant toute la journée, dans ces promenades, j'avais pu
rêver au plaisir que ce serait d'être l'ami de la duchesse de Guermantes, de pêcher
la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne
demander en ces moments-là rien d'autre à la vie que de se composer toujours d'une
suite d'heureux après-midi. Mais quand sur le chemin du retour j'avais aperçu
sur la gauche une ferme, assez distante de deux autres qui étaient au contraire
très rapprochées, et à partir de laquelle pour entrer dans Combray il n'y avait
plus qu'à prendre une allée de chênes bordée d'un côté de prés appartenant
chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui y
portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le dessin
japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à battre, je savais
qu'avant une demi-heure nous serions rentrés, et que, comme c'était de règle
les jours où nous étions allés du côté de Guermantes et où le dîner était servi
plus tard, on m'enverrait me coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère,
retenue à table comme s'il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire
bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d'entrer était aussi
distincte de la zone où je m'élançais avec joie il y avait un moment encore, que
dans certains ciels une bande rose est séparée comme par une ligne d'une bande
verte ou d'une bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en
atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entré. Les désirs
qui tout à l'heure m'entouraient, d'aller à Guermantes, de voyager, d'être
heureux, j'étais maintenant tellement en dehors d'eux que leur accomplissement
ne m'eût fait aucun plaisir. Comme j'aurais donné tout cela pour pouvoir
pleurer toute la nuit dans les bras de maman ! Je frissonnais, je ne
détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui n'apparaîtrait pas
ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par la pensée, j'aurais voulu
mourir. Et cet état durerait jusqu'au lendemain, quand les rayons du matin, appuyant,
comme le jardinier, leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient
jusqu'à ma fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans
plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l'heure de quitter ma mère. Et
de la sorte c'est du côté de Guermantes que j'ai appris à distinguer ces états
qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu'à se
partager chaque journée, l'un revenant chasser l'autre, avec la ponctualité de
la fièvre ; contigus, mais si extérieurs l'un à l'autre, si dépourvus de
moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me
représenter dans l'un, ce que j'ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l'autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils
pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses vies
que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus
riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle
progresse en nous insensiblement et les vérités qui en ont changé pour nous le
sens et l'aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions
depuis longtemps la découverte ; mais c'était sans le savoir ; et
elles ne datent pour nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues
visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l'herbe, l'eau qui passait au
soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner
leur souvenir de son visage inconscient ou distrait ; et certes quand ils
étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait
– comme l'est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule –, ce
coin de nature, ce bout de jardin n'eussent pu penser que ce serait grâce à lui
qu'ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères ;
et pourtant ce parfum d'aubépine qui butine le long de la haie où les
églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d'une
allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l'eau de la rivière et
qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire
traverser tant d'années successives, tandis qu'alentour les chemins se sont
effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les
foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi jusqu'à aujourd'hui se
détache si isolé de tout, qu'il flotte incertain dans ma pensée comme une Délos
fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps – peut-être
tout simplement de quel rêve – il vient. Mais c'est surtout comme à des
gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur
lesquels je m'appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté
de Guermantes. C'est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je
les parcourais, que les choses, les êtres qu'ils m'ont fait connaître, sont les
seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit
que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans
la mémoire, les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois ne me
semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses
aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes
avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué à
tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant
tout qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de
fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu'était
Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une
meule ; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu'il m'arrive quand je
voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu'ils sont situés à la même
profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec
mon cœur. Et pourtant, parce qu'il y a quelque chose d'individuel dans les
lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le
satisferait pas en me menant au bord d'une rivière où il y aurait d'aussi beaux,
de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant – à
l'heure où s'éveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans l'amour,
et peut devenir à jamais inséparable de lui – je n'aurais souhaité que
vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non ;
de même que ce qu'il me fallait pour que je pusse m'endormir heureux, avec
cette paix sans trouble qu'aucune maîtresse n'a pu me donner depuis puisqu'on
doute d'elles encore au moment où on croit en elles, et qu'on ne possède jamais
leur cœur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans
la réserve d'une arrière-pensée, sans le reliquat d'une intention qui ne fût
pas pour moi – c'est que ce fût elle, c'est qu'elle inclinât vers moi ce
visage où il y avait au-dessous de l'œil quelque chose qui était, paraît-il, un
défaut, et que j'aimais à l'égal du reste, de même ce que je veux revoir, c'est
le côté de Guermantes que j'ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des
deux suivantes serrées l'une contre l'autre, à l'entrée de l'allée des chênes ;
ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une
mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c'est ce paysage dont parfois, la
nuit dans mes rêves, l'individualité m'étreint avec une puissance presque
fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à
jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien que parce
qu'ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le
côté de Guermantes m'ont exposé, pour l'avenir, à bien des déceptions et même à
bien des fautes. Car souvent j'ai voulu revoir une personne sans discerner que
c'était simplement parce qu'elle me rappelait une haie d'aubépines, et j'ai été
induit à croire, à faire croire à un regain d'affection, par un simple désir de
voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes
impressions d'aujourd'hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent
des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu'aux autres. Ils leur
ajoutent aussi un charme, une signification qui n'est que pour moi. Quand par
les soirs d'été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun
boude l'orage, c'est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase
à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l'odeur d'invisibles et
persistants lilas.
043
C'est ainsi que je restais souvent jusqu'au matin à songer
au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi
dont l'image m'avait été plus récemment rendue par la saveur – ce qu'on
aurait appelé à Combray le « parfum » – d'une tasse de thé, et
par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette
petite ville, j'avais appris, au sujet d'un amour que Swann avait eu avant ma
naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir
quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle
de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de
causer d'une ville à une autre – tant qu'on ignore le biais par lequel
cette impossibilité a été tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux
autres ne formaient plus qu'une masse, mais non sans qu'on ne pût distinguer
entre eux – entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d'un parfum,
puis ceux qui n'étaient que les souvenirs d'une autre personne de qui je les
avais appris – sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces
veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans
certains marbres, révèlent des différences d'origine, d'âge, de « formation ».
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps
qu'était dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle
chambre je me trouvais effectivement, je l'avais reconstruite autour de moi
dans l'obscurité, et – soit en m'orientant par la seule mémoire, soit en m'aidant,
comme indication, d'une faible lueur aperçue, au pied de laquelle je plaçais
les rideaux de la croisée – je l'avais reconstruite tout entière et
meublée comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture
primitive aux fenêtres et aux portes, j'avais reposé les glaces et remis la
commode à sa place habituelle. Mais à peine le jour – et non plus le
reflet d'une dernière braise sur une tringle de cuivre que j'avais pris pour
lui – traçait-il dans l'obscurité, et comme à la craie, sa première raie
blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de
la porte où je l'avais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le
bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute
vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir ;
une courette régnait à l'endroit où il y a un instant encore s'étendait le
cabinet de toilette, et la demeure que j'avais rebâtie dans les ténèbres était
allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en
fuite par ce pâle signe qu'avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du
jour.
044
DEUXIÈME PARTIE
Un amour de Swann
Pour faire partie du « petit noyau », du « petit
groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était
suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un
Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin
cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis
de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à la
fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic
que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui les Verdurin ne pouvaient
pas persuader que les soirées des gens qui n'allaient pas chez eux étaient
ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à
cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et l'envie
de se renseigner par soi-même sur l'agrément des autres salons, et les Verdurin
sentant d'autre part que cet esprit d'examen et ce démon de frivolité pouvait
par contagion devenir fatal à l'orthodoxie de la petite église, ils avaient été
amenés à rejeter successivement tous les « fidèles » du sexe féminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits
presque uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût
elle-même vertueuse et d'une respectable famille bourgeoise excessivement riche
et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement
toute relation) à une personne presque du demi-monde, Mme de Crécy,
que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et
déclarait être « un amour » et à la tante du pianiste, laquelle
devait avoir tiré le cordon ; personnes ignorantes du monde et à la
naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de
Sagan et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux
pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les faire
inviter chez ces deux grandes dames, l'ancienne concierge et la cocotte eussent
dédaigneusement refusé.
Les Verdurin n'invitaient pas à dîner : on avait chez
eux « son couvert mis ». Pour la soirée, il n'y avait pas de
programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si « ça lui chantait »,
car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin : « Tout
pour les amis, vivent les camarades ! » Si le pianiste voulait jouer
la chevauchée de La Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin
protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce qu'elle
lui causait trop d'impression. « Alors vous tenez à ce que j'aie ma
migraine ? Vous savez bien que c'est la même chose chaque fois qu'il joue
ça. Je sais ce qui m'attend ! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus
personne ! » S'il ne jouait pas, on causait, et l'un des amis, le
plus souvent leur peintre favori d'alors, « lâchait », comme disait M. Verdurin,
« une grosse faribole qui faisait s'esclaffer tout le monde », Mme Verdurin
surtout, à qui – tant elle avait l'habitude de prendre au propre les
expressions figurées des émotions qu'elle éprouvait – le docteur Cottard (un
jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu'elle avait
décrochée pour avoir trop ri.
L'habit noir était défendu parce qu'on était entre « copains »
et pour ne pas ressembler aux « ennuyeux » dont on se garait comme de
la peste et qu'on n'invitait qu'aux grandes soirées, données le plus rarement
possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le
musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper
en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit « noyau ».
Mais au fur et à mesure que les « camarades »
avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les
ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d'elle, ce
qui les empêchait quelquefois d'être libres, ce fut la mère de l'un, la
profession de l'autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d'un
troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour
retourner auprès d'un malade en danger : « Qui sait, lui disait Mme Verdurin,
cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n'alliez pas le déranger
ce soir ; il passera une bonne nuit sans vous ; demain matin vous
irez de bonne heure et vous le trouverez guéri. » Dès le commencement de
décembre elle était malade à la pensée que les fidèles « lâcheraient »
pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste
exigeait qu'il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère à elle :
« Vous croyez qu'elle en mourrait, votre mère, s'écria
durement Mme Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour
de l'An, comme en province ! »
Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte :
« Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez
naturellement le Vendredi saint comme un autre jour ? » dit-elle à
Cottard, la première année, d'un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de
la réponse. Mais elle tremblait en attendant qu'il l'eût prononcée, car s'il n'était
pas venu, elle risquait de se trouver seule.
« Je viendrai le Vendredi saint… vous faire mes adieux,
car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.
— En Auvergne ? pour vous faire manger par les
puces et la vermine, grand bien vous fasse ! »
Et après un silence :
« Si vous nous l'aviez dit au moins, nous aurions tâché
d'organiser cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions
confortables. »
De même, si un « fidèle » avait un ami, ou une « habituée »
un flirt qui serait capable de faire « lâcher » quelquefois, les
Verdurin, qui ne s'effrayaient pas qu'une femme eût un amant pourvu qu'elle l'eût
chez eux, l'aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient : « Eh
bien ! amenez-le votre ami. » Et on l'engageait à l'essai, pour voir
s'il était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin,
s'il était susceptible d'être agrégé au « petit clan ». S'il ne l'était
pas on prenait à part le fidèle qui l'avait présenté et on lui rendait le
service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
contraire, le « nouveau » devenait à son tour un fidèle. Aussi quand
cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu'elle avait fait
la connaissance d'un homme charmant, M. Swann, et insinua qu'il serait
très heureux d'être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante
la requête à sa femme. (Il n'avait jamais d'avis qu'après sa femme, dont son
rôle particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs
des fidèles, avec de grandes ressources d'ingéniosité.)
« Voici Mme de Crécy qui a quelque
chose à te demander. Elle désirerait te présenter un de ses amis, M. Swann.
Qu'en dis-tu ?
— Mais voyons, est-ce qu'on peut refuser quelque chose
à une petite perfection comme ça ? Taisez-vous, on ne vous demande pas
votre avis, je vous dis que vous êtes une perfection.
— Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de
marivaudage, et elle ajouta : vous savez que je ne suis pas fishing for
compliments.
— Eh bien ! amenez-le votre ami, s'il est agréable. »
045
Certes le « petit noyau » n'avait aucun rapport
avec la société où fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que
ce n'était pas la peine d'y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour
se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu'à
partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l'aristocratie et
où elles n'avaient plus rien eu à lui apprendre, il n'avait plus tenu à ces
lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait
octroyées le faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d'échange,
de lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s'improviser
une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où
la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l'amour
lui rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l'habitude
de la vie (bien que ce fût lui sans doute qui autrefois l'avait dirigé vers
cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons
de son esprit et fait servir son érudition en matière d'art à conseiller les
dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour l'ameublement de
leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux d'une inconnue
dont il s'était épris, d'une élégance que le nom de Swann à lui tout seul n'impliquait
pas. Il le désirait surtout si l'inconnue était d'humble condition. De même que
ce n'est pas à un autre homme intelligent qu'un homme intelligent aura peur de
paraître bête, ce n'est pas par un grand seigneur, c'est par un rustre qu'un
homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des
frais d'esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués depuis que le
monde existe par des gens qu'ils ne faisaient que diminuer, l'ont été pour des
inférieurs. Et Swann qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait
d'être méprisé, posait, quand il était devant une femme de chambre.
Il n'était pas comme tant de gens qui par paresse ou
sentiment résigné de l'obligation que crée la grandeur sociale de rester
attaché à un certain rivage, s'abstiennent des plaisirs que la réalité leur
présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés jusqu'à leur
mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu'ils
sont parvenus à s'y habituer, les divertissements médiocres ou les supportables
ennuis qu'elle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les
femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes
qu'il avait d'abord trouvées jolies. Et c'était souvent des femmes de beauté
assez vulgaire, car les qualités physiques qu'il recherchait sans s'en rendre
compte étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables
les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu'il préférait. La profondeur,
la mélancolie de l'expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à
éveiller une chair saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille qu'il eût été plus
élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se
présentait à ses yeux parée d'un charme qu'il n'avait pas encore connu, rester
dans son « quant à soi » et tromper le désir qu'elle avait fait
naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu'il eût pu connaître avec
elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût
semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement à
un bonheur nouveau que si au lieu de visiter le pays, il s'était confiné dans
sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne s'enfermait pas dans l'édifice
de ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d'œuvre
sur de nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes
démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui n'en
était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il l'eût
donné pour rien, si enviable que cela parût à d'autres. Que de fois son crédit
auprès d'une duchesse, fait du désir accumulé depuis des années que celle-ci
avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé l'occasion, il s'en était
défait d'un seul coup en réclamant d'elle par une indiscrète dépêche une
recommandation télégraphique qui le mît en relation, sur l'heure, avec un de
ses intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un
affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même, après coup, il
s'en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une
certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d'hommes intelligents
qui ont vécu dans l'oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être une
excuse dans l'idée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets
aussi dignes d'intérêt que pourrait faire l'art ou l'étude, que la « Vie »
contient des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les
romans. Il l'assurait du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de
ses amis du monde, notamment au baron de Charlus, qu'il s'amusait à égayer par
le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu'ayant rencontré en
chemin de fer une femme qu'il avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert
qu'elle était la sœur d'un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce
moment tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se
trouvait ainsi tenu d'une façon très agréable, soit que par le jeu complexe des
circonstances, il dépendît du choix qu'allait faire le conclave, s'il pourrait
ou non devenir l'amant d'une cuisinière.
Ce n'était pas seulement d'ailleurs la brillante phalange de
vertueuses douairières, de généraux, d'académiciens, avec lesquels il était
particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir d'entremetteurs.
Tous ses amis avaient l'habitude de recevoir de temps en temps des lettres de
lui où un mot de recommandation ou d'introduction leur était demandé avec une
habileté diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les
prétextes différents, accusait, plus que n'eussent fait les maladresses, un
caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter
bien des années plus tard, quand je commençai à m'intéresser à son caractère à
cause des ressemblances qu'en de tout autres parties il offrait avec le mien, que
quand il écrivait à mon grand-père (qui ne l'était pas encore, car c'est vers l'époque
de ma naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit
longtemps ces pratiques), celui-ci, en reconnaissant sur l'enveloppe l'écriture
de son ami, s'écriait : « Voilà Swann qui va demander quelque chose :
à la garde ! » Et soit méfiance, soit par le sentiment inconsciemment
diabolique qui nous pousse à n'offrir une chose qu'aux gens qui n'en ont pas
envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-recevoir absolue aux
prières les plus faciles à satisfaire qu'il leur adressait, comme de le
présenter à une jeune fille qui dînait tous les dimanches à la maison, et qu'ils
étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire semblant de
ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on
pourrait bien inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute
de faire signe à celui qui en eût été si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui
jusque-là s'était plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec
satisfaction et peut-être un peu le désir d'exciter l'envie, qu'il était devenu
tout ce qu'il y a de plus charmant pour eux, qu'il ne les quittait plus. Mon
grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand-mère en
fredonnant :
Quel est donc ce mystère ?
Je n'y puis rien comprendre.
ou :
Vision fugitive…
ou :
Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir.
Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami
de Swann : « Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup ? »
la figure de l'interlocuteur s'allongeait : « Ne prononcez jamais son
nom devant moi ! — Mais je croyais que vous étiez si liés… » Il
avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand-mère, dînant
presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu.
On le crut malade, et la cousine de ma grand-mère allait envoyer demander de
ses nouvelles, quand à l'office elle trouva une lettre de lui qui traînait par
mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette femme
qu'il allait quitter Paris, qu'il ne pourrait plus venir. Elle était sa
maîtresse, et au moment de rompre, c'était elle seule qu'il avait jugé utile d'avertir.
Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne
mondaine ou du moins une personne qu'une extraction trop humble ou une
situation trop irrégulière n'empêchait pas qu'il fît recevoir dans le monde, alors
pour elle il y retournait, mais seulement dans l'orbite particulier où elle se
mouvait ou bien où il l'avait entraînée. « Inutile de compter sur Swann ce
soir, disait-on, vous savez bien que c'est le jour d'Opéra de son Américaine. »
Il la faisait inviter dans les salons particulièrement fermés où il avait ses
habitudes, ses dîners hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu'un
léger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de quelque
douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa
boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à dîner chez l'une ou l'autre
des femmes de sa coterie ; et alors, pensant à l'admiration et à l'amitié
que les gens à la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps et qu'il
allait retrouver là, lui prodigueraient devant la femme qu'il aimait, il
retrouvait du charme à cette vie mondaine sur laquelle il s'était blasé, mais
dont la matière, pénétrée et colorée chaudement d'une flamme insinuée qui s'y
jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu'il y avait incorporé un
nouvel amour.
046
Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces
flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d'un rêve né de la vue
d'un visage ou d'un corps que Swann avait, spontanément, sans s'y efforcer, trouvés
charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de
Crécy par un de ses amis d'autrefois, qui lui avait parlé d'elle comme d'une
femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais
en la lui donnant pour plus difficile qu'elle n'était en réalité afin de
paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant
connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d'un
genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui
causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde
a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l'opposé du type que nos
sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop
fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient
beaux mais si grands qu'ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient
le reste de son visage et lui donnaient toujours l'air d'avoir mauvaise mine ou
d'être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation au théâtre, elle
lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l'intéressaient
tant, « elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses », disant
qu'il lui semblait qu'elle le connaîtrait mieux, quand elle l'aurait vu dans « son
home » où elle l'imaginait « si confortable avec son thé et ses
livres », quoiqu'elle ne lui eût pas caché sa surprise qu'il habitât ce
quartier qui devait être si triste et « qui était si peu smart pour
lui qui l'était tant ». Et après qu'il l'eut laissée venir, en le quittant,
elle lui avait dit son regret d'être restée si peu dans cette demeure où elle
avait été heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s'il avait été pour elle
quelque chose de plus que les autres êtres qu'elle connaissait et semblant
établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d'union romanesque qui l'avait
fait sourire. Mais à l'âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann et où l'on
sait se contenter d'être amoureux pour le plaisir de l'être sans trop exiger de
réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s'il n'est plus comme dans la première
jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l'amour, lui reste uni en
revanche par une association d'idées si forte qu'il peut en devenir la cause, s'il
se présente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont
on était amoureux ; plus tard, sentir qu'on possède le cœur d'une femme
peut suffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l'âge où il semblerait, comme
on cherche surtout dans l'amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour
la beauté d'une femme devait y être la plus grande, l'amour peut naître – l'amour
le plus physique – sans qu'il y ait eu, à sa base, un désir préalable. À
cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l'amour ;
il n'évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant
notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le faussons par la
mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons,
nous faisons renaître les autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en
nous tout entière, nous n'avons pas besoin qu'une femme nous en dise le début – rempli
par l'admiration qu'inspire la beauté – pour en trouver la suite. Et si
elle commence au milieu – là où les cœurs se rapprochent, où l'on parle de
n'exister plus que l'un pour l'autre – nous avons assez l'habitude de
cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage où elle
nous attend.
Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses
visites ; et sans doute chacune d'elles renouvelait pour lui la déception
qu'il éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les
particularités dans l'intervalle et qu'il ne s'était rappelé ni si expressif ni,
malgré sa jeunesse, si fané ; il regrettait, pendant qu'elle causait avec
lui, que la grande beauté qu'elle avait ne fût pas du genre de celles qu'il
aurait spontanément préférées. Il faut d'ailleurs dire que le visage d'Odette
paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des
joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse de
cheveux qu'on portait alors prolongés en « devants », soulevés en « crêpés »,
répandus en mèches folles le long des oreilles ; et quant à son corps qui
était admirablement fait, il était difficile d'en apercevoir la continuité (à
cause des modes de l'époque et quoiqu'elle fût une des femmes de Paris qui s'habillaient
le mieux), tant le corsage, s'avançant en saillie comme sur un ventre
imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous
commençait à s'enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l'air d'être
composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant
les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la
fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les
conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais
perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s'attachaient
nullement à l'être vivant, qui selon que l'architecture de ces fanfreluches se
rapprochait ou s'écartait trop de la sienne, s'y trouvait engoncé ou perdu.
Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant
qu'elle lui avait dit combien le temps lui durerait jusqu'à ce qu'il lui permît
de revenir ; il se rappelait l'air inquiet, timide, avec lequel elle l'avait
une fois prié que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les regards qu'elle
avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui la
faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensées artificielles fixé
devant son chapeau rond de paille blanche, à brides de velours noir. « Et
vous, avait-elle dit, vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé ? »
Il avait allégué des travaux en train, une étude – en réalité abandonnée
depuis des années – sur Ver Meer de Delft. « Je comprends que je ne
peux rien faire, moi chétive, à côté de grands savants comme vous autres, lui
avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant l'aréopage. Et
pourtant j'aimerais tant m'instruire, savoir, être initiée. Comme cela doit
être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers ! »
avait-elle ajouté avec l'air de contentement de soi-même que prend une femme
élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir à
une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en « mettant elle-même
les mains à la pâte ». « Vous allez vous moquer de moi, ce peintre
qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n'avais
jamais entendu parler de lui ; vit-il encore ? Est-ce qu'on peut voir
de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner
un peu ce qu'il y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu'on
sent toujours en train de réfléchir, me dire : voilà, c'est à cela qu'il
est en train de penser. Quel rêve ce serait d'être mêlée à vos travaux ! »
Il s'était excusé sur sa peur des amitiés nouvelles, ce qu'il avait appelé, par
galanterie, sa peur d'être malheureux. « Vous avez peur d'une affection ?
Comme c'est drôle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en
trouver une », avait-elle dit d'une voix si naturelle, si convaincue, qu'il
en avait été remué. « Vous avez dû souffrir par une femme. Et vous croyez
que les autres sont comme elle. Elle n'a pas su vous comprendre ; vous
êtes un être si à part. C'est cela que j'ai aimé d'abord en vous, j'ai bien
senti que vous n'étiez pas comme tout le monde. — Et puis d'ailleurs vous
aussi, lui avait-il dit, je sais bien ce que c'est que les femmes, vous devez
avoir des tas d'occupations, être peu libre. — Moi, je n'ai jamais rien à
faire ! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. À n'importe
quelle heure du jour ou de la nuit où il pourrait vous être commode de me voir,
faites-moi chercher, et je serai trop heureuse d'accourir. Le ferez-vous ?
Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire présenter à Mme Verdurin
chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous ! si on s'y retrouvait et si
je pensais que c'est un peu pour moi que vous y êtes ! »
Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en
pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement jouer son image
entre beaucoup d'autres images de femmes dans des rêveries romanesques ; mais
si, grâce à une circonstance quelconque (ou même peut-être sans que ce fût
grâce à elle, la circonstance qui se présente au moment où un état, latent
jusque-là, se déclare, pouvant n'avoir influé en rien sur lui) l'image d'Odette
de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries, si celles-ci n'étaient plus
séparables de son souvenir, alors l'imperfection de son corps ne garderait plus
aucune importance, ni qu'il eût été, plus ou moins qu'un autre corps, selon le
goût de Swann, puisque devenu le corps de celle qu'il aimait, il serait
désormais le seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments.
047
Mon grand-père avait précisément connu, ce qu'on n'aurait pu
dire d'aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait
perdu toute relation avec celui qu'il appelait le « jeune Verdurin »
et qu'il considérait, un peu en gros, comme tombé – tout en gardant de
nombreux millions – dans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une lettre
de Swann lui demandant s'il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les
Verdurin : « À la garde ! à la garde ! s'était écrié mon
grand-père, ça ne m'étonne pas du tout, c'est bien par là que devait finir
Swann. Joli milieu ! D'abord je ne peux pas faire ce qu'il me demande
parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire
de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien ! nous allons
avoir de l'agrément si Swann s'affuble des petits Verdurin. »
Et sur la réponse négative de mon grand-père, c'est Odette
qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.
Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses
débuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa
tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels s'étaient joints
dans la soirée quelques autres fidèles.
Le docteur Cottard ne savait jamais d'une façon certaine de
quel ton il devait répondre à quelqu'un, si son interlocuteur voulait rire ou
était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de
physionomie l'offre d'un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse
expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu'on lui avait
tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l'hypothèse
opposée il n'osait pas laisser ce sourire s'affirmer nettement sur son visage, on
y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu'il
n'osait pas poser : « Dites-vous cela pour de bon ? » Il n'était
pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en
général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux
voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait d'avance à son attitude
toute impropriété, puisqu'il prouvait, si elle n'était pas de mise, qu'il le
savait bien et que s'il avait adopté celle-là, c'était par plaisanterie.
Sur tous les points cependant où une franche question lui
semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de s'efforcer de
restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction.
C'est ainsi que, sur les conseils qu'une mère prévoyante lui
avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait jamais passer
soit une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus, sans tâcher de se
faire documenter sur eux.
Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car,
leur supposant parfois un sens plus précis qu'elles n'ont, il eût désiré savoir
ce qu'on voulait dire exactement par celles qu'il entendait le plus souvent employer :
la beauté du diable, du sang bleu, une vie de bâton de chaise, le quart d'heure
de Rabelais, être le prince des élégances, donner carte blanche, être réduit à
quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait à son tour les faire
figurer dans ses propos. À leur défaut, il plaçait des jeux de mots qu'il avait
appris. Quant aux noms de personnes nouveaux qu'on prononçait devant lui il se
contentait seulement de les répéter sur un ton interrogatif qu'il pensait
suffisant pour lui valoir des explications qu'il n'aurait pas l'air de demander.
Comme le sens critique qu'il croyait exercer sur tout lui
faisait complètement défaut, le raffinement de politesse qui consiste à
affirmer, à quelqu'un qu'on oblige, sans souhaiter d'en être cru, que c'est à
lui qu'on a obligation, était peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de
la lettre. Quel que fût l'aveuglement de Mme Verdurin à son
égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver très fin, par être
agacée de voir que quand elle l'invitait dans une avant-scène à entendre Sarah
Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce : « Vous êtes trop aimable
d'être venu, Docteur, d'autant plus que je suis sûre que vous avez déjà souvent
entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes peut-être trop près de la scène »,
le docteur Cottard qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait
pour se préciser ou pour disparaître que quelqu'un d'autorisé le renseignât sur
la valeur du spectacle, lui répondait : « En effet on est beaucoup
trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous m'avez
exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis
trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous
être agréable, vous êtes si bonne ! » Et il ajoutait : « Sarah
Bernhardt, c'est bien la Voix d'Or, n'est-ce pas ? On écrit souvent aussi
qu'elle brûle les planches. C'est une expression bizarre, n'est-ce pas ? »
dans l'espoir de commentaires qui ne venaient point.
« Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son
mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous déprécions
ce que nous offrons au docteur. C'est un savant qui vit en dehors de l'existence
pratique, il ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s'en
rapporte à ce que nous lui en disons. — Je n'avais pas osé te le dire, mais
je l'avais remarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l'An
suivant, au lieu d'envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en
lui disant que c'était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois
cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu'on pouvait
difficilement en voir d'aussi belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncé qu'on
aurait, dans la soirée, M. Swann : « Swann ? » s'était
écrié le docteur d'un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre
nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme qui se
croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu'on ne lui répondait pas :
« Swann ? Qui ça, Swann ! » hurla-t-il au comble d'une
anxiété qui se détendit soudain quand Mme Verdurin eut dit :
« Mais l'ami dont Odette nous avait parlé. — Ah ! bon, bon, ça
va bien », répondit le docteur apaisé. Quant au peintre, il se réjouissait
de l'introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu'il le
supposait amoureux d'Odette et qu'il aimait à favoriser les liaisons. « Rien
ne m'amuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans l'oreille, au docteur
Cottard, j'en ai déjà réussi beaucoup, même entre femmes ! »
048
En disant aux Verdurin que Swann était très « smart »,
Odette leur avait fait craindre un « ennuyeux ». Il leur fit au
contraire une excellente impression dont à leur insu sa fréquentation dans la
société élégante était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les
hommes même intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde, une des
supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer
par le désir ou par l'horreur qu'il inspire à l'imagination, de le considérer
comme sans aucune importance. Leur amabilité, séparée de tout snobisme et de la
peur de paraître trop aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette
grâce des mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce
qu'ils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste du corps. La
simple gymnastique élémentaire de l'homme du monde tendant la main avec bonne
grâce au jeune homme inconnu qu'on lui présente et s'inclinant avec réserve
devant l'ambassadeur à qui on le présente, avait fini par passer sans qu'il en
fût conscient dans toute l'attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d'un
milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit
instinctivement montre d'un empressement, se livra à des avances, dont, selon
eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il n'eut un moment de froideur qu'avec le
docteur Cottard : en le voyant lui cligner de l'œil et lui sourire d'un
air ambigu avant qu'ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait « laisser
venir »), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour s'être
trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant
fort peu, n'ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l'allusion de
mauvais goût, surtout en présence d'Odette qui pourrait en prendre une mauvaise
idée de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit qu'une dame qui se
trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa qu'un mari
aussi jeune n'aurait pas cherché à faire allusion devant sa femme à des
divertissements de ce genre ; et il cessa de donner à l'air entendu du
docteur la signification qu'il redoutait. Le peintre invita tout de suite Swann
à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva gentil. « Peut-être qu'on
vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un ton qui
feignait d'être piqué, et qu'on vous montrera le portrait de Cottard (elle l'avait
commandé au peintre). Pensez bien, “monsieur” Biche », rappela-t-elle au
peintre, à qui c'était une plaisanterie consacrée de dire monsieur, « à
rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l'œil. Vous savez que ce
que je veux surtout avoir, c'est son sourire, ce que je vous ai demandé, c'est
le portrait de son sourire. » Et comme cette expression lui sembla
remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités l'eussent
entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit d'abord rapprocher
quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance de tout le monde, même d'un
vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon
cœur avaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa
science d'archiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguée dont il
sortait. Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable
parce qu'on sentait qu'elle trahissait moins un défaut de la langue qu'une
qualité de l'âme, comme un reste de l'innocence du premier âge qu'il n'avait
jamais perdue. Toutes les consonnes qu'il ne pouvait prononcer figuraient comme
autant de duretés dont il était incapable. En demandant à être présenté à M. Saniette,
Swann fit à Mme Verdurin l'effet de renverser les rôles (au
point qu'en réponse, elle dit en insistant sur la différence : « Monsieur
Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me permettre de vous présenter notre ami
Saniette »), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que d'ailleurs
les Verdurin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et
ils ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha
infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la connaissance de
la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu'elle croyait qu'en
noir on est toujours bien et que c'est ce qu'il y a de plus distingué, elle
avait le visage excessivement rouge comme chaque fois qu'elle venait de manger.
Elle s'inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme
elle n'avait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle
prononçait exprès d'une manière confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il
serait estompé d'un tel vague qu'on ne pourrait le distinguer avec certitude, de
sorte que sa conversation n'était qu'un graillonnement indistinct duquel
émergeaient de temps à autre les rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann
crut pouvoir se moquer légèrement d'elle en parlant à M. Verdurin, lequel
au contraire fut piqué.
« C'est une si excellente femme, répondit-il. Je vous
accorde qu'elle n'est pas étourdissante ; mais je vous assure qu'elle est
agréable quand on cause seul avec elle. — Je n'en doute pas, s'empressa de
concéder Swann. Je voulais dire qu'elle ne me semblait pas “éminente”, ajouta-t-il
en détachant cet adjectif, et en somme c'est plutôt un compliment ! — Tenez,
dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d'une manière charmante.
Vous n'avez jamais entendu son neveu ? c'est admirable, n'est-ce pas, Docteur ?
Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, monsieur Swann ? — Mais
ce sera un bonheur… », commençait à répondre Swann, quand le docteur l'interrompit
d'un air moqueur. En effet ayant retenu que dans la conversation l'emphase, l'emploi
de formes solennelles, était suranné, dès qu'il entendait un mot grave dit
sérieusement comme venait de l'être le mot « bonheur », il croyait
que celui qui l'avait prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de
plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce qu'il appelait un vieux
cliché, si courant que ce mot fût d'ailleurs, le docteur supposait que la
phrase commencée était ridicule, et la terminait ironiquement par le lieu commun
qu'il semblait accuser son interlocuteur d'avoir voulu placer, alors que
celui-ci n'y avait jamais pensé.
« Un bonheur pour la France ! » s'écria-t-il
malicieusement en levant les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put s'empêcher de rire.
« Qu'est-ce qu'ils ont à rire, toutes ces bonnes
gens-là, on a l'air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin
là-bas, s'écria Mme Verdurin. Si vous croyez que je m'amuse, moi,
à rester toute seule en pénitence », ajouta-t-elle sur un ton dépité, en
faisant l'enfant.
Mme Verdurin était assise sur un haut siège
suédois en sapin ciré, qu'un violoniste de ce pays lui avait donné et qu'elle
conservait, quoiqu'il rappelât la forme d'un escabeau et jurât avec les beaux
meubles anciens qu'elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les
cadeaux que les fidèles avaient l'habitude de lui faire de temps en temps, afin
que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi
tâchait-elle de persuader qu'on s'en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du
moins se détruisent ; mais elle n'y réussissait pas et c'était chez elle
une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de
baromètres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate d'étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la
conversation des fidèles et s'égayait de leurs « fumisteries », mais
depuis l'accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre
la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique
conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu'elle
riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou
contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux – et pour le plus
grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d'être
aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s'essoufflait vite et
avait été distancé et vaincu par cette ruse d'une incessante et fictive
hilarité – elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d'oiseau
qu'une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n'eût eu que le
temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant
sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n'en laissaient plus rien voir,
elle avait l'air de s'efforcer de réprimer, d'anéantir un rire qui, si elle s'y
fût abandonnée, l'eût conduite à l'évanouissement. Telle, étourdie par la
gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d'assentiment, Mme Verdurin,
juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet
dans du vin chaud, sanglotait d'amabilité.
Cependant M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la
permission d'allumer sa pipe (« ici on ne se gêne pas, on est entre
camarades »), priait le jeune artiste de se mettre au piano.
« Allons, voyons, ne l'ennuie pas, il n'est pas ici
pour être tourmenté, s'écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu'on
le tourmente, moi !
— Mais pourquoi veux-tu que ça l'ennuie ? dit M. Verdurin,
M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous
avons découverte, il va nous jouer l'arrangement pour piano.
— Ah ! non, non, pas ma sonate ! cria Mme Verdurin,
je n'ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec
névralgies faciales, comme la dernière fois ; merci du cadeau, je ne tiens
pas à recommencer ; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est
pas vous qui garderez le lit huit jours ! »
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le
pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été
nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la « Patronne »
et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d'elle faisaient signe à
ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher ; qu'il
se passait quelque chose, leur disant comme on fait au Reichstag dans les
moments intéressants : « Écoutez, écoutez. » Et le lendemain on
donnait des regrets à ceux qui n'avaient pas pu venir en leur disant que la
scène avait été encore plus amusante que d'habitude.
« Eh bien ! voyons, c'est entendu, dit M. Verdurin,
il ne jouera que l'andante.
— Que l'andante, comme tu y vas ! s'écria Mme Verdurin.
C'est justement l'andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe,
le Patron ! C'est comme si dans la Neuvième il disait : nous n'entendrons
que le finale, ou dans Les Maîtres que l'ouverture. »
Le docteur cependant poussait Mme Verdurin à
laisser jouer le pianiste, non pas qu'il crût feints les troubles que la
musique lui donnait – il y reconnaissait certains états neurasthéniques –
mais par cette habitude qu'ont beaucoup de médecins de faire fléchir
immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu'est en jeu, chose qui
leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils font
partie et dont la personne à qui ils conseillent d'oublier pour une fois sa
dyspepsie ou sa grippe, est un des facteurs essentiels.
« Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui
dit-il en cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous
vous soignerons.
— Bien vrai ? » répondit Mme Verdurin,
comme si devant l'espérance d'une telle faveur il n'y avait plus qu'à capituler.
Peut-être aussi, à force de dire qu'elle serait malade, y avait-il des moments
où elle ne se rappelait plus que c'était un mensonge et prenait une âme de
malade. Or ceux-ci, fatigués d'être toujours obligés de faire dépendre de leur
sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire qu'ils
pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur fait mal d'habitude, à
condition de se remettre en les mains d'un être puissant, qui, sans qu'ils
aient aucune peine à prendre, d'un mot ou d'une pilule, les remettra sur pied.
Odette était allée s'asseoir sur un canapé de tapisserie qui
était près du piano :
« Vous savez, j'ai ma petite place », dit-elle à Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever :
« Vous n'êtes pas bien là, allez donc vous mettre à
côté d'Odette, n'est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann ?
— Quel joli Beauvais, dit avant de s'asseoir Swann qui
cherchait à être aimable.
— Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon
canapé, répondit Mme Verdurin. Et je vous préviens que si vous
voulez en voir d'aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n'ont
rien fait de pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l'heure
vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du
siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder
cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez
là, la petite vigne sur fond rouge de L'Ours et les Raisins. Est-ce
dessiné ? Qu'est-ce que vous en dites, je crois qu'ils le savaient plutôt,
dessiner ! Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend
que je n'aime pas les fruits parce que j'en mange moins que lui. Mais non, je
suis plus gourmande que vous tous, mais je n'ai pas besoin de me les mettre
dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu'est-ce que vous avez tous à
rire ? Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D'autres
font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur
Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce
assez doux comme patine ? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.
— Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les
bronzes, nous n'entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
— Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle
en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins
voluptueuses que cela. Mais il n'y a pas une chair comparable à cela ! Quand
M. Verdurin me faisait l'honneur d'être jaloux de moi – allons, sois
poli au moins, ne dis pas que tu ne l'as jamais été…
— Mais je ne dis absolument rien. Voyons, Docteur, je
vous prends à témoin : est-ce que j'ai dit quelque chose ? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n'osait pas
cesser tout de suite.
« Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant
c'est vous qu'on va caresser, qu'on va caresser dans l'oreille ; vous
aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s'en charger. »
Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore
avec lui qu'avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi :
049
L'année précédente, dans une soirée, il avait entendu une
œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D'abord, il n'avait goûté que la
qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç'avait déjà été
un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante,
dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un
clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane
et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le
clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un
contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d'un coup, il avait
cherché à recueillir la phrase ou l'harmonie – il ne savait lui-même –
qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l'âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l'air humide du soir ont la propriété de dilater
nos narines. Peut-être est-ce parce qu'il ne savait pas la musique qu'il avait
pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont
peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement
originales, irréductibles à tout autre ordre d'impressions. Une impression de
ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans
doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et
leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à
tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de
stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations
soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu'éveillent
déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait
à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par
instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et
disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu'ils donnent, impossibles
à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire, comme un
ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en
fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous
permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi
à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que
sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et
provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau
continuait, si bien que, quand la même impression était tout d'un coup revenue,
elle n'était déjà plus insaisissable. Il s'en représentait l'étendue, les
groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait
devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de
l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette
fois il avait distingué nettement une phrase s'élevant pendant quelques
instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des
voluptés particulières, dont il n'avait jamais eu l'idée avant de l'entendre, dont
il sentait que rien autre qu'elle ne pourrait les lui faire connaître, et il
avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.
D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis là, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d'un coup, au
point où elle était arrivée et d'où il se préparait à la suivre, après une
pause d'un instant, brusquement elle changeait de direction et d'un mouvement
nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l'entraînait
avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita
passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans
lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais
rentré chez lui il eut besoin d'elle, il était comme un homme dans la vie de
qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une
beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans
qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont
il ignore jusqu'au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant
devoir amorcer chez Swann la possibilité d'une sorte de rajeunissement. Depuis
si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à
la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu'il croyait, sans jamais se le
dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu'à sa mort ; bien plus,
ne se sentant plus d'idées élevées dans l'esprit, il avait cessé de croire à
leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l'habitude
de se réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de laisser
de côté le fond des choses. De même qu'il ne se demandait pas s'il n'eût pas
mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec
certitude que s'il avait accepté une invitation il devait s'y rendre et que s'il
ne faisait pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de même dans
sa conversation il s'efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion
intime sur les choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en
quelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il
était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de la
naissance ou de la mort d'un peintre, pour la nomenclature de ses œuvres. Parfois
malgré tout il se laissait aller à émettre un jugement sur une œuvre, sur une
manière de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses paroles un ton
ironique comme s'il n'adhérait pas tout entier à ce qu'il disait. Or, comme
certains valétudinaires chez qui tout d'un coup un pays où ils sont arrivés, un
régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse,
semblent amener une telle régression de leur mal qu'ils commencent à envisager
la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann
trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu'il avait entendue, dans
certaines sonates qu'il s'était fait jouer, pour voir s'il ne l'y découvrirait
pas, la présence d'une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de
croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale
dont il souffrait une sorte d'influence élective, il se sentait de nouveau le
désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n'étant pas arrivé à savoir
de qui était l'œuvre qu'il avait entendue, il n'avait pu se la procurer et avait
fini par l'oublier. Il avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes
qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait interrogées ; mais
plusieurs étaient arrivées après la musique ou parties avant ; certaines
pourtant étaient là pendant qu'on l'exécutait mais étaient allées causer dans
un autre salon, et d'autres, restées à écouter, n'avaient pas entendu plus que
les premières. Quant aux maîtres de maison, ils savaient que c'était une œuvre
nouvelle que les artistes qu'ils avaient engagés avaient demandé à jouer ;
ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait
bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et
intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes
qu'elle dessinait, il était pourtant incapable de la leur chanter. Puis il
cessa d'y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste
avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d'un coup, après
une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s'échappant
de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher
le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la
phrase aérienne et odorante qu'il aimait. Et elle était si particulière, elle
avait un charme si individuel et qu'aucun autre n'aurait pu remplacer, que ce
fut pour Swann comme s'il eût rencontré dans un salon ami une personne qu'il
avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s'éloigna,
indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le
visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander
le nom de son inconnue (on lui dit que c'était l'andante de la Sonate pour
piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l'avoir chez lui
aussi souvent qu'il voudrait, essayer d'apprendre son langage et son secret.
050
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s'approcha-t-il de
lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin.
« Quel charmeur, n'est-ce pas, dit-elle à Swann ; la
comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne saviez pas que
le piano pouvait atteindre à ça. C'est tout, excepté du piano, ma parole !
Chaque fois j'y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C'est même plus
beau que l'orchestre, plus complet. »
Le jeune pianiste s'inclina, et, souriant, soulignant les
mots comme s'il avait fait un trait d'esprit :
« Vous êtes très indulgente pour moi », dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari :
« Allons, donne-lui de l'orangeade, il l'a bien méritée », Swann
racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin,
ayant dit d'un peu loin : « Eh bien ! il me semble qu'on est en
train de vous dire de belles choses, Odette », elle répondit :
« Oui, de très belles » et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant
il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l'époque de sa
vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu'avait pu signifier pour lui la
petite phrase, c'est cela surtout qu'il aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d'admirer ce
musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme Verdurin
s'était écriée : « Je vous crois un peu qu'elle est belle ! Mais
on n'avoue pas qu'on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n'a pas le droit
de ne pas la connaître », et le peintre avait ajouté : « Ah !
c'est tout à fait une très grande machine, n'est-ce pas ? Ce n'est pas, si
vous voulez, la chose “cher” et “public”, n'est-ce pas ? mais c'est la
très grosse impression pour les artistes »), ces gens semblaient ne s'être
jamais posé ces questions car ils furent incapables d'y répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur
sa phrase préférée :
« Tiens, c'est amusant, je n'avais jamais fait
attention ; je vous dirai que je n'aime pas beaucoup chercher la petite
bête et m'égarer dans des pointes d'aiguilles ; on ne perd pas son temps à
couper les cheveux en quatre ici, ce n'est pas le genre de la maison », répondit
Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une
admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d'expressions
toutes faites. D'ailleurs lui et Mme Cottard, avec une sorte de
bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l'admiration pour une musique qu'ils s'avouaient
l'un à l'autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la
peinture de « M. Biche ». Comme le public ne connaît du charme, de
la grâce, des formes de la nature que ce qu'il en a puisé dans les poncifs d'un
art lentement assimilé, et qu'un artiste original commence par rejeter ces
poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne
trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce
qui faisait pour eux l'harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il
leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu'il accrochait au hasard sur
le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils
étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses
toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la
trouvaient alourdie et vulgarisée (c'est-à-dire dépourvue de l'élégance de l'école
de peinture à travers laquelle ils voyaient dans la rue même les êtres vivants),
et sans vérité, comme si M. Biche n'eût pas su comment était construite
une épaule et que les femmes n'ont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidèles s'étant dispersés, le docteur sentit qu'il
y avait là une occasion propice et, pendant que Mme Verdurin
disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui
se jette à l'eau pour apprendre mais choisit un moment où il n'y a pas trop de
monde pour le voir :
« Alors, c'est ce qu'on appelle un musicien di primo
cartello ! » s'écria-t-il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que l'apparition récente de la sonate
de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances
très avancées, mais était entièrement inconnue du grand public.
« Je connais bien quelqu'un qui s'appelle Vinteuil, dit
Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand-mère.
— C'est peut-être lui, s'écria Mme Verdurin.
— Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l'aviez
vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
— Alors poser la question, c'est la résoudre ? dit
le docteur.
— Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela
serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d'une
vieille bête. Si cela était, j'avoue qu'il n'y a pas de supplice que je ne m'imposerais
pour que la vieille bête me présentât à l'auteur de la sonate : d'abord le
supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux. »
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade
et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
« Comment, s'écria Mme Verdurin, il y a
encore des gens qui se font soigner par Potain !
— Ah ! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de
marivaudage, vous oubliez que vous parlez d'un de mes confrères, je devrais
dire un de mes maîtres. »
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d'aliénation
mentale. Et il assurait qu'on pouvait s'en apercevoir à certains passages de sa
sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ;
car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l'altération
dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui
paraissait quelque chose d'aussi mystérieux que la folie d'une chienne, la
folie d'un cheval, qui pourtant s'observent en effet.
« Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en
savez dix fois autant que lui », répondit Mme Verdurin au
docteur Cottard, du ton d'une personne qui a le courage de ses opinions et
tient bravement tête à ceux qui ne sont pas du même avis qu'elle. « Vous
ne tuez pas vos malades, vous au moins !
— Mais, Madame, il est de l'Académie, répliqua le
docteur d'un ton ironique. Si un malade préfère mourir de la main d'un des
princes de la science… C'est beaucoup plus chic de pouvoir dire : “C'est
Potain qui me soigne.”
— Ah ! c'est plus chic ? dit Mme Verdurin.
Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant ? je ne savais pas ça… Ce
que vous m'amusez ! s'écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans
ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m'apercevoir que
vous me faisiez monter à l'arbre. »
Quant à M. Verdurin, trouvant que c'était un peu
fatigant de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée
de sa pipe en songeant avec tristesse qu'il ne pouvait plus rattraper sa femme
sur le terrain de l'amabilité.
« Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup », dit
Mme Verdurin à Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le
bonsoir. « Il est simple, charmant ; si vous n'avez jamais à nous
présenter que des amis comme cela, vous pouvez les amener. »
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n'avait
pas apprécié la tante du pianiste.
« Il s'est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin,
tu ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de la
maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs
années. La première fois ne compte pas, c'était utile pour prendre langue. Odette,
il est convenu qu'il viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez
le prendre ?
— Mais non, il ne veut pas.
— Ah ! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu'il n'aille
pas lâcher au dernier moment ! »
À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne
lâcha jamais. Il allait les rejoindre n'importe où, quelquefois dans les
restaurants de banlieue où on allait peu encore car ce n'était pas la saison, plus
souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup ; et
comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières, de
galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés
de ne pas en avoir le jour de l'enterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait
jamais de ses relations brillantes, mais seulement de celles mal cotées qu'il
eût jugé peu délicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le
faubourg Saint-Germain l'habitude de ranger les relations avec le monde
officiel, répondit :
« Je vous promets de m'en occuper, vous l'aurez à temps
pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le
Préfet de police à l'Élysée.
— Comment ça, à l'Élysée ? cria le docteur Cottard
d'une voix tonnante.
— Oui, chez M. Grévy », répondit Swann, un
peu gêné de l'effet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie :
« Ça vous prend souvent ? »
Généralement, une fois l'explication donnée, Cottard disait :
« Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace d'émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l'apaisement
habituel, portèrent au comble son étonnement qu'un homme avec qui il dînait, qui
n'avait ni fonctions officielles, ni illustration d'aucune sorte, frayât avec
le chef de l'État.
« Comment ça, M. Grévy ? vous connaissez M. Grévy ? »
dit-il à Swann de l'air stupide et incrédule d'un municipal à qui un inconnu
demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots « à
qui il a affaire », comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu'il
va être reçu à l'instant et le dirige sur l'Infirmerie spéciale du Dépôt.
« Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il
n'osa pas dire que c'était le prince de Galles), du reste il invite très
facilement et je vous assure que ces déjeuners n'ont rien d'amusant, ils sont d'ailleurs
très simples, on n'est jamais plus de huit à table », répondit Swann qui
tâchait d'effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son
interlocuteur, des relations avec le Président de la République.
Aussitôt Cottard, s'en rapportant aux paroles de Swann, adopta
cette opinion, au sujet de la valeur d'une invitation chez M. Grévy, que c'était
chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il ne s'étonna plus
que Swann, aussi bien qu'un autre, fréquentât l'Élysée, et même il le plaignait
un peu d'aller à des déjeuners que l'invité avouait lui-même être ennuyeux.
« Ah ! bien, bien, ça va bien », dit-il sur
le ton d'un douanier, méfiant tout à l'heure, mais qui, après vos explications,
vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
« Ah ! je vous crois qu'ils ne doivent pas être
amusants ces déjeuners, vous avez de la vertu d'y aller », dit Mme Verdurin,
à qui le Président de la République apparaissait comme un ennuyeux
particulièrement redoutable parce qu'il disposait de moyens de séduction et de
contrainte qui, employés à l'égard des fidèles, eussent été capables de les
faire lâcher. « Il paraît qu'il est sourd comme un pot et qu'il mange avec
ses doigts.
— En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous
amuser d'y aller », dit le docteur avec une nuance de commisération ;
et, se rappelant le chiffre de huit convives : « Sont-ce des
déjeuners intimes ? » demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste
plus encore qu'une curiosité de badaud.
Mais le prestige qu'avait à ses yeux le Président de la
République finit pourtant par triompher et de l'humilité de Swann et de la
malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner Cottard
demandait avec intérêt : « Verrons-nous ce soir M. Swann ? Il
a des relations personnelles avec M. Grévy. C'est bien ce qu'on appelle un
gentleman ? » Il alla même jusqu'à lui offrir une carte d'invitation
pour l'exposition dentaire.
« Vous serez admis avec les personnes qui seront avec
vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez, je vous dis cela
parce que j'ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s'en sont mordu les
doigts. »
Quant à M. Verdurin, il remarqua le mauvais effet qu'avait
produit sur sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes
dont il n'avait jamais parlé.
051
Si l'on n'avait pas arrangé une partie au-dehors c'est chez
les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir
et n'acceptait presque jamais à dîner malgré les instances d'Odette.
« Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous
aimiez mieux cela, lui disait-elle.
— Et Mme Verdurin ?
— Oh ! ce serait bien simple. Je n'aurais qu'à
dire que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a
toujours moyen de s'arranger.
— Vous êtes gentille. »
Mais Swann se disait que, s'il montrait à Odette (en
consentant seulement à la retrouver après dîner) qu'il y avait des plaisirs qu'il
préférait à celui d'être avec elle, le goût qu'elle ressentait pour lui ne
connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d'autre part, préférant infiniment
à celle d'Odette la beauté d'une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une
rose et dont il était épris, il aimait mieux passer le commencement de la
soirée avec elle, étant sûr de voir Odette ensuite. C'est pour les mêmes
raisons qu'il n'acceptait jamais qu'Odette vînt le chercher pour aller chez les
Verdurin. La petite ouvrière l'attendait près de chez lui à un coin de rue que
son cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusqu'au moment où la voiture l'arrêtait devant chez les Verdurin. À son
entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses qu'il avait
envoyées le matin lui disait : « Je vous gronde » et lui indiquait
une place à côté d'Odette, le pianiste jouait, pour eux deux, la petite phrase
de Vinteuil qui était comme l'air national de leur amour. Il commençait par la
tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant
tout le premier plan, puis tout d'un coup ils semblaient s'écarter et, comme
dans ces tableaux de Pieter De Hooch, qu'approfondit le cadre étroit d'une
porte entrouverte, tout au loin, d'une couleur autre, dans le velouté d'une
lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée,
épisodique, appartenant à un autre monde. Elle passait à plis simples et
immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même ineffable
sourire ; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle
semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa
grâce légère, elle avait quelque chose d'accompli, comme le détachement qui
succède au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-même
– en ce qu'elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l'existence
et de lui et d'Odette quand il l'avait composée, et pour tous ceux qui l'entendraient
dans des siècles – que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même
pour les Verdurin, pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même
temps qu'à lui, les unissait ; c'était au point que, comme Odette, par
caprice, l'en avait prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par
un artiste la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage.
« Qu'avez-vous besoin du reste ? lui avait-elle dit. C'est ça notre
morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si
proche et pourtant à l'infini, que tandis qu'elle s'adressait à eux, elle ne
les connaissait pas, il regrettait presque qu'elle eût une signification, une
beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme en des bijoux donnés, ou
même en des lettres écrites par une femme aimée, nous en voulons à l'eau de la
gemme, et aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de l'essence d'une
liaison passagère et d'un être particulier.
Souvent il se trouvait qu'il s'était tant attardé avec la
jeune ouvrière avant d'aller chez les Verdurin, qu'une fois la petite phrase
jouée par le pianiste, Swann s'apercevait qu'il était bientôt l'heure qu'Odette
rentrât. Il la reconduisait jusqu'à la porte de son petit hôtel, rue La Pérouse,
derrière l'Arc de Triomphe. Et c'était peut-être à cause de cela, pour ne pas
lui demander toutes les faveurs, qu'il sacrifiait le plaisir moins nécessaire
pour lui de la voir plus tôt, d'arriver chez les Verdurin avec elle, à l'exercice
de ce droit qu'elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait
plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l'impression que personne ne la
voyait, ne se mettait entre eux, ne l'empêchait d'être encore avec lui, après
qu'il l'avait quittée.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann ; un soir,
comme elle venait d'en descendre et qu'il lui disait à demain, elle cueillit
précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier
chrysanthème et le lui donna avant qu'il fût reparti. Il le tint serré contre
sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques tours la fleur fut
fanée, il l'enferma précieusement dans son secrétaire.
052
Mais il n'entrait jamais chez elle. Deux fois seulement dans
l'après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour elle :
« prendre le thé ». L'isolement et le vide de ces courtes rues (faites
presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la
monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du
temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée
dans le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la
nature, donnaient quelque chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu'il
avait trouvées en entrant.
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à
coucher d'Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un escalier
droit entre des murs peints de couleur sombre et d'où tombaient des étoffes
orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise
suspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs
des derniers conforts de la civilisation occidentale, s'éclairait au gaz), montait
au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d'un étroit vestibule dont le
mur quadrillé d'un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa
longueur d'une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une
rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien
éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir.
Swann était agacé par la mode qui depuis l'année dernière se portait sur eux, mais
il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose,
d'orangé et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui s'allument
dans les jours gris. Odette l'avait reçu en robe de chambre de soie rose, le
cou et les bras nus. Elle l'avait fait asseoir près d'elle dans un des nombreux
retraits mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon, protégés
par d'immenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des
paravents auxquels étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des
éventails. Elle lui avait dit : « Vous n'êtes pas confortable comme
cela, attendez, moi je vais bien vous arranger », et avec le petit rire
vaniteux qu'elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait
installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie
japonaise qu'elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses
et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de chambre était venu apporter
successivement les nombreuses lampes qui, presque toutes enfermées dans des
potiches chinoises, brûlaient isolées ou par couples, toutes sur des meubles
différents comme sur des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne
de cette fin d'après-midi d'hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil
plus durable, plus rose et plus humain – faisant peut-être rêver dans la
rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que décelaient et
cachaient à la fois les vitres rallumées –, elle avait surveillé
sévèrement du coin de l'œil le domestique pour voir s'il les posait bien à leur
place consacrée. Elle pensait qu'en en mettant une seule là où il ne fallait
pas, l'effet d'ensemble de son salon eût été détruit, et son portrait, placé
sur un chevalet oblique drapé de peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec
fièvre les mouvements de cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement
parce qu'il avait passé trop près de deux jardinières qu'elle se réservait de
nettoyer elle-même dans sa peur qu'on ne les abîmât et qu'elle alla regarder de
près pour voir s'il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous ses
bibelots chinois des formes « amusantes », et aussi aux orchidées, aux
catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce
qu'ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d'être
en soie, en satin. « Celle-là a l'air d'être découpée dans la doublure de
mon manteau », dit-elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec une
nuance d'estime pour cette fleur si « chic », pour cette sœur
élégante et imprévue que la nature lui donnait, si loin d'elle dans l'échelle
des êtres et pourtant raffinée, plus digne que bien des femmes qu'elle lui fît
une place dans son salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de
feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d'un bouquet d'orchidées,
un dromadaire d'argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la
cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d'avoir peur de la
méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l'indécence
des fleurs et d'éprouver un irrésistible désir d'aller embrasser le dromadaire
et le crapaud qu'elle appelait : « chéris ». Et ces affectations
contrastaient avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à
Notre-Dame de Laghet qui l'avait jadis, quand elle habitait Nice, guérie d'une
maladie mortelle, et dont elle portait toujours sur elle une médaille d'or à
laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites. Odette fit à Swann « son »
thé, lui demanda : « Citron ou crème ? » et comme il
répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! »
Et comme il le trouvait bon : « Vous voyez que je sais ce que vous
aimez. » Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux
comme à elle-même et l'amour a tellement besoin de se trouver une justification,
une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n'en
seraient pas et finissent avec lui, que quand il l'avait quittée à sept heures
pour rentrer chez lui s'habiller, pendant tout le trajet qu'il fit dans son
coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se
répétait : « Ce serait bien agréable d'avoir ainsi une petite
personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thé. »
Une heure après, il reçut un mot d'Odette et reconnut tout de suite cette
grande écriture dans laquelle une affectation de raideur britannique imposait
une apparence de discipline à des caractères informes qui eussent signifié
peut-être pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l'insuffisance
de l'éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait oublié son
étui à cigarettes chez Odette. « Que n'y avez-vous oublié aussi votre cœur,
je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »
053
Une seconde visite qu'il lui fit eut plus d'importance
peut-être. En se rendant chez elle ce jour-là, comme chaque fois qu'il devait
la voir, d'avance il se la représentait ; et la nécessité où il était, pour
trouver jolie sa figure, de limiter aux seules pommettes roses et fraîches, les
joues qu'elle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits
points rouges, l'affligeait comme une preuve que l'idéal est inaccessible et le
bonheur médiocre. Il lui apportait une gravure qu'elle désirait voir. Elle
était un peu souffrante ; elle le reçut en peignoir de crêpe de Chine
mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée.
Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu'elle
avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour
pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu'elle regardait, en inclinant
la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s'animait
pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la
fille de Jéthro, qu'on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann
avait toujours eu ce goût particulier d'aimer à retrouver dans la peinture des
maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les
traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la
matière d'un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes,
l'obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi ;
sous les couleurs d'un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans
un portrait de Tintoret, l'envahissement du gras de la joue par l'implantation
des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la
congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant toujours gardé
un remords d'avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il
trouver une sorte d'indulgent pardon à lui accordé par les grands artistes, dans
ce fait qu'ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur
œuvre, de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de
réalité et de vie, une saveur moderne ; peut-être aussi s'était-il
tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu'il éprouvait le
besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions anticipées et
rajeunissantes à des noms propres d'aujourd'hui. Peut-être au contraire avait-il
gardé suffisamment une nature d'artiste pour que ces caractéristiques
individuelles lui causassent du plaisir en prenant une signification plus
générale, dès qu'il les apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance
d'un portrait plus ancien avec un original qu'il ne représentait pas. Quoi qu'il
en soit, et peut-être parce que la plénitude d'impressions qu'il avait depuis
quelque temps, et bien qu'elle lui fût venue plutôt avec l'amour de la musique,
avait enrichi même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond, et
devait exercer sur Swann une influence durable, qu'il trouva à ce moment-là
dans la ressemblance d'Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on
donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
évoque au lieu de l'œuvre véritable du peintre l'idée banale et fausse qui s'en
est vulgarisée. Il n'estima plus le visage d'Odette selon la plus ou moins
bonne qualité de ses joues et d'après la douceur purement carnée qu'il
supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il
osait l'embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses
regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la
cadence de la nuque à l'effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme
en un portrait d'elle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait ; un fragment de la fresque
apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha
toujours à y retrouver, soit qu'il fût auprès d'Odette, soit qu'il pensât
seulement à elle, et bien qu'il ne tînt sans doute au chef-d'œuvre florentin
que parce qu'il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha
d'avoir méconnu le prix d'un être qui eût paru adorable au grand Sandro, et il
se félicita que le plaisir qu'il avait à voir Odette trouvât une justification
dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu'en associant la pensée d'Odette
à ses rêves de bonheur il ne s'était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait
qu'il l'avait cru jusqu'ici, puisqu'elle contentait en lui ses goûts d'art les
plus raffinés. Il oubliait qu'Odette n'était pas plus pour cela une femme selon
son désir, puisque précisément son désir avait toujours été orienté dans un
sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d'« œuvre florentine »
rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire
pénétrer l'image d'Odette dans un monde de rêves, où elle n'avait pas eu accès
jusqu'ici et où elle s'imprégna de noblesse. Et, tandis que la vue purement
charnelle qu'il avait eue de cette femme, en renouvelant perpétuellement ses
doutes sur la qualité de son visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait
son amour, ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place
pour base les données d'une esthétique certaine ; sans compter que le
baiser et la possession qui semblaient naturels et médiocres s'ils lui étaient
accordés par une chair abîmée, venant couronner l'adoration d'une pièce de
musée, lui parurent devoir être surnaturels et délicieux.
Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il
ne fît plus que voir Odette, il se disait qu'il était raisonnable de donner
beaucoup de son temps à un chef-d'œuvre inestimable, coulé pour une fois dans
une matière différente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire
rarissime qu'il contemplait tantôt avec l'humilité, la spiritualité et le
désintéressement d'un artiste, tantôt avec l'orgueil, l'égoïsme et la
sensualité d'un collectionneur.
Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d'Odette,
une reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat
visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des
cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu'il trouvait beau
jusque-là d'une façon esthétique à l'idée d'une femme vivante, il le
transformait en mérites physiques qu'il se félicitait de trouver réunis dans un
être qu'il pourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un
chef-d'œuvre que nous regardons, maintenant qu'il connaissait l'original
charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à
celui que le corps d'Odette ne lui avait pas d'abord inspiré. Quand il avait
regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu'il
trouvait plus beau encore et, approchant de lui la photographie de Zéphora, il
croyait serrer Odette contre son cœur.
Et cependant ce n'était pas seulement la lassitude d'Odette
qu'il s'ingéniait à prévenir, c'était quelquefois aussi la sienne propre ;
sentant que depuis qu'Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait
n'avoir pas grand-chose à lui dire, il craignait que les façons un peu
insignifiantes, monotones, et comme définitivement fixées, qui étaient
maintenant les siennes quand ils étaient ensemble, ne finissent par tuer en lui
cet espoir romanesque d'un jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul
l'avait rendu et gardé amoureux. Et pour renouveler un peu l'aspect moral, trop
figé, d'Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout d'un
coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères simulées qu'il lui
faisait porter avant le dîner. Il savait qu'elle allait être effrayée, lui
répondre, et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre
ferait subir à son âme, jailliraient des mots qu'elle ne lui avait encore
jamais dits ; – et en effet c'est de cette façon qu'il avait obtenu
les lettres les plus tendres qu'elle lui eût encore écrites dont l'une, qu'elle
lui avait fait porter à midi de la « Maison Dorée » (c'était le jour
de la fête de Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par
ces mots : « Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine
écrire », et qu'il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du
chrysanthème. Ou bien si elle n'avait pas eu le temps de lui écrire, quand il
arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et lui dirait :
« J'ai à vous parler », et il contemplerait avec curiosité sur son
visage et dans ses paroles ce qu'elle lui avait caché jusque-là de son cœur.
054
Rien qu'en approchant de chez les Verdurin, quand il
apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait
jamais les volets, il s'attendrissait en pensant à l'être charmant qu'il allait
voir épanoui dans leur lumière d'or. Parfois les ombres des invités se
détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites
gravures qu'on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont
les autres feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la
silhouette d'Odette. Puis, dès qu'il était arrivé, sans qu'il s'en rendît
compte, ses yeux brillaient d'une telle joie que M. Verdurin disait au
peintre : « Je crois que ça chauffe. » Et la présence d'Odette
ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n'était pourvue aucune de
celles où il était reçu : une sorte d'appareil sensitif, de réseau nerveux
qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes
à son cœur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu'était
le petit « clan » prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous
quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir,
ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands
risques, puisque, quoi qu'il lui eût écrit dans la journée, il la verrait
forcément le soir et la ramènerait chez elle.
Mais une fois qu'ayant songé avec maussaderie à cet
inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu'au Bois sa jeune ouvrière
pour retarder le moment d'aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard
qu'Odette, croyant qu'il ne viendrait plus, était partie. En voyant qu'elle n'était
plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cœur ; il tremblait
d'être privé d'un plaisir qu'il mesurait pour la première fois, ayant eu
jusque-là cette certitude de le trouver quand il le voulait qui pour tous les
plaisirs nous diminue ou même nous empêche d'apercevoir aucunement leur
grandeur.
« As-tu vu la tête qu'il a fait quand il s'est aperçu
qu'elle n'était pas là ? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu'on
peut dire qu'il est pincé !
— La tête qu'il a fait ? » demanda avec violence
le docteur Cottard qui, étant allé un instant voir un malade, revenait chercher
sa femme et ne savait pas de qui on parlait.
« Comment, vous n'avez pas rencontré devant la porte le
plus beau des Swann…
— Non. M. Swann est venu ?
— Oh ! un instant seulement. Nous avons eu un
Swann très agité, très nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.
— Vous voulez dire qu'elle est du dernier bien avec lui,
qu'elle lui a fait voir l'heure du berger », dit le docteur, expérimentant
avec prudence le sens de ces expressions.
« Mais non, il n'y a absolument rien, et entre nous, je
trouve qu'elle a bien tort et qu'elle se conduit comme une fameuse cruche, qu'elle
est du reste.
— Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu'est-ce que tu en
sais, qu'il n'y a rien ? nous n'avons pas été y voir, n'est-ce pas ?
— À moi, elle me l'aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin.
Je vous dis qu'elle me raconte toutes ses petites affaires ! Comme elle n'a
plus personne en ce moment, je lui ai dit qu'elle devrait coucher avec lui. Elle
prétend qu'elle ne peut pas, qu'elle a bien eu un fort béguin pour lui mais qu'il
est timide avec elle, que cela l'intimide à son tour, et puis qu'elle ne l'aime
pas de cette manière-là, que c'est un être idéal, qu'elle a peur de déflorer le
sentiment qu'elle a pour lui, est-ce que je sais, moi ? Ce serait pourtant
absolument ce qu'il lui faut.
— Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin,
il ne me revient qu'à demi ce monsieur ; je le trouve poseur. »
Mme Verdurin s'immobilisa, prit une
expression inerte comme si elle était devenue une statue, fiction qui lui
permit d'être censée ne pas avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui
avait l'air d'impliquer qu'on pouvait « poser » avec eux, donc qu'on
était « plus qu'eux ».
« Enfin, s'il n'y a rien, je ne pense pas que ce soit
que ce monsieur la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et
après tout, on ne peut rien dire, puisqu'il a l'air de la croire intelligente. Je
ne sais si tu as entendu ce qu'il lui débitait l'autre soir sur la sonate de
Vinteuil ; j'aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire des
théories d'esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard !
— Voyons, ne dites pas du mal d'Odette, dit Mme Verdurin
en faisant l'enfant. Elle est charmante.
— Mais cela ne l'empêche pas d'être charmante ; nous
ne disons pas du mal d'elle, nous disons que ce n'est pas une vertu ni une
intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce qu'elle
soit vertueuse ? Elle serait peut-être beaucoup moins charmante, qui sait ? »
055
Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d'hôtel
qui ne se trouvait pas là au moment où il était arrivé et avait été chargé par
Odette de lui dire – mais il y avait bien une heure déjà – au cas où
il viendrait encore, qu'elle irait probablement prendre du chocolat chez
Prévost avant de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa
voiture était arrêtée par d'autres ou par des gens qui traversaient, odieux
obstacles qu'il eût été heureux de renverser si le procès-verbal de l'agent ne
l'eût retardé plus encore que le passage du piéton. Il comptait le temps qu'il
mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne
pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu'elle
n'était en réalité sa chance d'arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et
à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l'absurdité
des rêvasseries qu'il ruminait sans se distinguer nettement d'elles, Swann tout
d'un coup aperçut en lui l'étrangeté des pensées qu'il roulait depuis le moment
où on lui avait dit chez les Verdurin qu'Odette était déjà partie, la nouveauté
de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu'il constata seulement comme s'il
venait de s'éveiller. Quoi ? toute cette agitation parce qu'il ne verrait
Odette que demain, ce que précisément il avait souhaité, il y a une heure, en
se rendant chez Mme Verdurin ! Il fut bien obligé de
constater que dans cette même voiture qui l'emmenait chez Prévost, il n'était plus
le même, et qu'il n'était plus seul, qu'un être nouveau était là avec lui, adhérent,
amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il
allait être obligé d'user de ménagements comme avec un maître ou avec une
maladie. Et pourtant depuis un moment qu'il sentait qu'une nouvelle personne s'était
ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante. C'est à peine s'il
se disait que cette rencontre possible chez Prévost (de laquelle l'attente
saccageait, dénudait à ce point les moments qui la précédaient qu'il ne
trouvait plus une seule idée, un seul souvenir derrière lequel il pût faire
reposer son esprit), il était probable pourtant, si elle avait lieu, qu'elle
serait comme les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir, dès qu'il serait
avec Odette, jetant furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt
détourné de peur qu'elle n'y vît l'avance d'un désir et ne crût plus à son
désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à trouver
des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de s'assurer,
sans avoir l'air d'y tenir, qu'il la retrouverait le lendemain chez les
Verdurin : c'est-à-dire de prolonger pour l'instant et de renouveler un
jour de plus la déception et la torture que lui apportait la vaine présence de
cette femme qu'il approchait sans oser l'étreindre.
Elle n'était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans
tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu'il
visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge Lorédan de
Rizzo) qu'il alla attendre ensuite – n'ayant rien trouvé lui-même – à
l'endroit qu'il lui avait désigné. La voiture ne revenait pas et Swann se
représentait le moment qui approchait, à la fois comme celui où Rémi lui dirait :
« Cette dame est là » et comme celui où Rémi lui dirait :
« Cette dame n'était dans aucun des cafés. » Et ainsi il voyait la
fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative, précédée soit par la
rencontre d'Odette qui abolirait son angoisse, soit par le renoncement forcé à
la trouver ce soir, par l'acceptation de rentrer chez lui sans l'avoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment où il s'arrêta devant
Swann, celui-ci ne lui dit pas : « Avez-vous trouvé cette dame ? »
mais : « Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois
que la provision doit commencer à s'épuiser. » Peut-être se disait-il que
si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l'attendait, la fin de la
soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la fin de
soirée bienheureuse et qu'il n'avait pas besoin de se presser d'atteindre un
bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne s'échapperait plus. Mais aussi c'était
par force d'inertie ; il avait dans l'âme le manque de souplesse que certains
êtres ont dans le corps, ceux-là qui au moment d'éviter un choc, d'éloigner une
flamme de leur habit, d'accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commencent
par rester une seconde dans la situation où ils étaient auparavant comme pour y
trouver leur point d'appui, leur élan. Et sans doute si le cocher l'avait
interrompu en lui disant : « Cette dame est là », il eût répondu :
« Ah ! oui, c'est vrai, la course que je vous avais donnée, tiens, je
n'aurais pas cru » et aurait continué à lui parler provision de bois pour
lui cacher l'émotion qu'il avait eue et se laisser à lui-même le temps de
rompre avec l'inquiétude et de se donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire qu'il ne l'avait trouvée
nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur :
« Je crois que Monsieur n'a plus qu'à rentrer. »
Mais l'indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi
ne pouvait plus rien changer à la réponse qu'il apportait tomba, quand il le
vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche :
« Mais pas du tout, s'écria-t-il, il faut que nous
trouvions cette dame ; c'est de la plus haute importance. Elle serait
extrêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m'avait pas vu.
— Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée,
répondit Rémi, puisque c'est elle qui est partie sans attendre Monsieur, qu'elle
a dit qu'elle allait chez Prévost et qu'elle n'y était pas. »
D'ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres
des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares
erraient, à peine reconnaissables. Parfois l'ombre d'une femme qui s'approchait
de lui, lui murmurant un mot à l'oreille, lui demandant de la ramener, fit
tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si
parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.
De tous les modes de production de l'amour, de tous les
agents de dissémination du mal sacré, il est bien l'un des plus efficaces, ce
grand souffle d'agitation qui parfois passe sur nous. Alors l'être avec qui
nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c'est lui que nous
aimerons. Il n'est même pas besoin qu'il nous plût jusque-là plus ou même
autant que d'autres. Ce qu'il fallait, c'est que notre goût pour lui devînt
exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand – à ce moment où il
nous fait défaut – à la recherche des plaisirs que son agrément nous
donnait, s'est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour
objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent
impossible à satisfaire et difficile à guérir – le besoin insensé et
douloureux de le posséder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants ; c'est
la seule hypothèse du bonheur qu'il avait envisagée avec calme ; il ne
cachait plus maintenant son agitation, le prix qu'il attachait à cette
rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher, comme si, en
lui inspirant le désir de réussir qui viendrait s'ajouter à celui qu'il en
avait lui-même, il pouvait faire qu'Odette, au cas où elle fût déjà rentrée se
coucher, se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusqu'à
la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l'avoir vue davantage, venait
de ressortir du Café anglais, marchant à grands pas, l'air hagard, pour
rejoindre sa voiture qui l'attendait au coin du boulevard des Italiens, quand
il heurta une personne qui venait en sens contraire : c'était Odette ;
elle lui expliqua plus tard que n'ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle
était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l'avait pas
découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle s'attendait si peu à le voir qu'elle eut un mouvement d'effroi.
Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu'il croyait possible de la
rejoindre, mais parce qu'il lui était trop cruel d'y renoncer. Mais cette joie
que sa raison n'avait cessé d'estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en
paraissait maintenant que plus réelle ; car, il n'y avait pas collaboré
par la prévision des vraisemblances, elle lui restait extérieure ; il n'avait
pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir, c'est d'elle-même qu'émanait,
c'est elle-même qui projetait vers lui, cette vérité qui rayonnait au point de
dissiper comme un songe l'isolement qu'il avait redouté, et sur laquelle il
appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un voyageur
arrivé par un beau temps au bord de la Méditerranée, incertain de l'existence
des pays qu'il vient de quitter, laisse éblouir sa vue, plutôt qu'il ne leur
jette des regards, par les rayons qu'émet vers lui l'azur lumineux et résistant
des eaux.
056
Il monta avec elle dans la voiture qu'elle avait et dit à la
sienne de suivre.
Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous
sa fanchon de dentelle, qu'elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même
orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygne. Elle était habillée, sous
sa mantille, d'un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait
en un large triangle le bas d'une jupe de faille blanche et laissait voir un
empiècement, également de faille blanche, à l'ouverture du corsage décolleté, où
étaient enfoncées d'autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la
frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au
cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute
palpitante, sans respiration.
« Ce n'est rien, lui dit-il, n'ayez pas peur. »
Et il la tenait par l'épaule, l'appuyant contre lui pour la
maintenir ; puis il lui dit :
« Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par
signes pour ne pas vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que
je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le
choc ? J'ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu. »
Elle, qui n'avait pas été habituée à voir les hommes faire
tant de façons avec elle, dit en souriant :
« Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. »
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour
avoir l'air d'avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même
commençant déjà à croire qu'il l'avait été, s'écria :
« Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez
encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai
bien. Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu… Je pense que
c'est du pollen qui s'est répandu sur vous, vous permettez que je l'essuie avec
ma main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je
vous chatouille peut-être un peu ? mais c'est que je ne voudrais pas
toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était
vraiment nécessaire de les fixer, ils seraient tombés ; et comme cela, en
les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne suis pas désagréable ? Et
en les respirant pour voir s'ils n'ont vraiment pas d'odeur, non plus ? Je
n'en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité. »
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour
dire « vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît ».
Il élevait son autre main le long de la joue d'Odette ;
elle le regarda fixement, de l'air languissant et grave qu'ont les femmes du
maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés
au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient
prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on
leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux
religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu'elle
savait convenable à ces moments-là et qu'elle faisait attention à ne pas
oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir
son visage, comme si une force invisible l'eût attiré vers Swann. Et ce fut
Swann qui, avant qu'elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le
retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu
laisser à sa pensée le temps d'accourir, de reconnaître le rêve qu'elle avait
si longtemps caressé et d'assister à sa réalisation, comme une parente qu'on
appelle pour prendre sa part du succès d'un enfant qu'elle a beaucoup aimé. Peut-être
aussi Swann attachait-il sur ce visage d'Odette non encore possédée, ni même
encore embrassée par lui, qu'il voyait pour la dernière fois, ce regard avec
lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu'on va quitter
pour toujours.
Mais il était si timide avec elle, qu'ayant fini par la
posséder ce soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de
la froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque d'audace
pour formuler une exigence plus grande que celle-là (qu'il pouvait renouveler
puisqu'elle n'avait pas fâché Odette la première fois), les jours suivants il
usa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait :
« C'est malheureux, ce soir, les catleyas n'ont pas besoin d'être arrangés,
ils n'ont pas été déplacés comme l'autre soir ; il me semble pourtant que
celui-ci n'est pas très droit. Je peux voir s'ils ne sentent pas plus que les
autres ? » Ou bien, si elle n'en avait pas : « Oh ! pas
de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements. »
De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé l'ordre qu'il avait
suivi le premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres
sur la gorge d'Odette, et que ce fut par eux encore que commençaient chaque
fois ses caresses ; et bien plus tard, quand l'arrangement (ou le
simulacre rituel d'arrangement) des catleyas fut depuis longtemps tombé en
désuétude, la métaphore « faire catleya », devenue un simple vocable
qu'ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l'acte de la
possession physique – où d'ailleurs l'on ne possède rien –, survécut
dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être
cette manière particulière de dire « faire l'amour » ne
signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être
blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentes comme
toujours la même et connue d'avance, elle devient au contraire un plaisir
nouveau s'il s'agit de femmes assez difficiles – ou crues telles par nous –
pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de
nos relations avec elles, comme avait été la première fois pour Swann l'arrangement
des catleyas. Il espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si
elle était la dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c'était la
possession de cette femme qui allait sortir d'entre leurs larges pétales mauves ;
et le plaisir qu'il éprouvait déjà et qu'Odette ne tolérait peut-être, pensait-il,
que parce qu'elle ne l'avait pas reconnu, lui semblait, à cause de cela – comme
il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis
terrestre – un plaisir qui n'avait pas existé jusque-là, qu'il cherchait à
créer, un plaisir – ainsi que le nom spécial qu'il lui donna en garda la
trace – entièrement particulier et nouveau.
057
Maintenant, tous les soirs, quand il l'avait ramenée chez
elle, il fallait qu'il entrât, et souvent elle ressortait en robe de chambre et
le conduisait jusqu'à sa voiture, l'embrassait aux yeux du cocher, disant :
« Qu'est-ce que cela peut me faire, que me font les autres ? »
Les soirs où il n'allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis
qu'il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en plus rares où il allait
dans le monde, elle lui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque
heure qu'il fût. C'était le printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de
soirée, il montait dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait
aux amis qui s'en allaient en même temps que lui et lui demandaient de revenir
avec eux, qu'il ne pouvait pas, qu'il n'allait pas du même côté, et le cocher
partait au grand trot sachant où on allait. Eux s'étonnaient, et de fait, Swann
n'était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il
demandât à connaître une femme. Il ne faisait plus attention à aucune, s'abstenait
d'aller dans les endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne,
il avait l'attitude inverse de celle à quoi, hier encore, on l'eût reconnu et
qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une passion est en nous
comme un caractère momentané et différent qui se substitue à l'autre et abolit
les signes jusque-là invariables par lesquels il s'exprimait ! En revanche
ce qui était invariable maintenant, c'était que, où que Swann se trouvât, il ne
manquât pas d'aller rejoindre Odette. Le trajet qui le séparait d'elle était
celui qu'il parcourait inévitablement et comme la pente même, irrésistible et
rapide, de sa vie. À vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il aurait
mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue course et ne la
voir que le lendemain ; mais le fait même de se déranger à une heure
anormale pour aller chez elle, de deviner que les amis qui le quittaient se
disaient : « Il est très tenu, il y a certainement une femme qui le
force à aller chez elle à n'importe quelle heure », lui faisait sentir qu'il
menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur existence, et
en qui le sacrifice qu'ils font de leur repos et de leurs intérêts à une
rêverie voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis, sans qu'il s'en
rendît compte, cette certitude qu'elle l'attendait, qu'elle n'était pas
ailleurs avec d'autres, qu'il ne reviendrait pas sans l'avoir vue, neutralisait
cette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître qu'il avait éprouvée le
soir où Odette n'était plus chez les Verdurin et dont l'apaisement actuel était
si doux que cela pouvait s'appeler du bonheur. Peut-être était-ce à cette
angoisse qu'il était redevable de l'importance qu'Odette avait prise pour lui. Les
êtres nous sont d'habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l'un
d'eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble
appartenir à un autre univers, il s'entoure de poésie, il fait de notre vie
comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous. Swann
ne pouvait se demander sans trouble ce qu'Odette deviendrait pour lui dans les
années qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles
nuits froides, la lune brillante qui répandait sa clarté entre ses yeux et les
rues désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement rosée comme
celle de la lune, qui, un jour, avait surgi devant sa pensée et, depuis, projetait
sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il le voyait. S'il arrivait
après l'heure où Odette envoyait ses domestiques se coucher, avant de sonner à
la porte du petit jardin, il allait d'abord dans la rue où donnait au
rez-de-chaussée, entre les fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels
contigus, la fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, et
elle, avertie, répondait et allait l'attendre de l'autre côté, à la porte d'entrée.
Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux qu'elle préférait :
la Valse des Roses ou Pauvre Fou de Tagliafico (qu'on devait, selon
sa volonté écrite, faire exécuter à son enterrement), il lui demandait de jouer
à la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu'Odette jouât fort
mal, mais la vision la plus belle qui nous reste d'une œuvre est souvent celle
qui s'éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles, d'un piano
désaccordé. La petite phrase continuait à s'associer pour Swann à l'amour qu'il
avait pour Odette. Il sentait bien que cet amour, c'était quelque chose qui ne
correspondait à rien d'extérieur, de constatable par d'autres que lui ; il
se rendait compte que les qualités d'Odette ne justifiaient pas qu'il attachât
tant de prix aux moments passés auprès d'elle. Et souvent, quand c'était l'intelligence
positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant d'intérêts
intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu'il
l'entendait, savait rendre libre en lui l'espace qui pour elle était nécessaire,
les proportions de l'âme de Swann s'en trouvaient changées ; une marge y
était réservée à une jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun
objet extérieur et qui pourtant, au lieu d'être purement individuelle comme
celle de l'amour, s'imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses
concrètes. Cette soif d'un charme inconnu, la petite phrase l'éveillait en lui,
mais ne lui apportait rien de précis pour l'assouvir. De sorte que ces parties
de l'âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts
matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait
laissées vacantes et en blanc, et il était libre d'y inscrire le nom d'Odette. Puis
à ce que l'affection d'Odette pouvait avoir d'un peu court et décevant, la
petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. À voir le
visage de Swann pendant qu'il écoutait la phrase, on aurait dit qu'il était en
train d'absorber un anesthésique qui donnait plus d'amplitude à sa respiration.
Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui
un véritable besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu'il
aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un monde pour
lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux
ne le perçoivent pas, sans signification parce qu'il échappe à notre
intelligence, que nous n'atteignons que par un seul sens. Grand repos, mystérieuse
rénovation pour Swann – pour lui dont les yeux quoique délicats amateurs
de peinture, dont l'esprit quoique fin observateur de mœurs, portaient à jamais
la trace indélébile de la sécheresse de sa vie – de se sentir transformé
en une créature étrangère à l'humanité, aveugle, dépourvue de facultés logiques,
presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne percevant le monde
que par l'ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens
où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à
dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à
la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son ! Il
commençait à se rendre compte de tout ce qu'il y avait de douloureux, peut-être
même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne
pouvait pas en souffrir. Qu'importait qu'elle lui dît que l'amour est fragile, le
sien était si fort ! Il jouait avec la tristesse qu'elle répandait, il la
sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus
doux le sentiment qu'il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt
fois à Odette, exigeant qu'en même temps elle ne cessât pas de l'embrasser.
058
Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah ! dans ces premiers temps où l'on aime,
les baisers naissent si naturellement ! Ils foisonnent si pressés les uns
contre les autres ; et l'on aurait autant de peine à compter les baisers
qu'on s'est donnés pendant une heure que les fleurs d'un champ au mois de mai. Alors
elle faisait mine de s'arrêter, disant : « Comment veux-tu que je
joue comme cela si tu me tiens ? je ne peux tout faire à la fois, sache au
moins ce que tu veux, est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites
caresses ? », lui se fâchait et elle éclatait d'un rire qui se
changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le
regardait d'un air maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie
de Moïse de Botticelli, il l'y situait, il donnait au cou d'Odette l'inclinaison
nécessaire ; et quand il l'avait bien peinte à la détrempe, au XVe siècle,
sur la muraille de la Sixtine, l'idée qu'elle était cependant restée là, près
du piano, dans le moment actuel, prête à être embrassée et possédée, l'idée de
sa matérialité et de sa vie venait l'enivrer avec une telle force que, l'œil
égaré, les mâchoires tendues comme pour dévorer, il se précipitait sur cette
vierge de Botticelli et se mettait à lui pincer les joues. Puis, une fois qu'il
l'avait quittée, non sans être rentré pour l'embrasser encore parce qu'il avait
oublié d'emporter dans son souvenir quelque particularité de son odeur ou de
ses traits, tandis qu'il revenait dans sa victoria, il bénissait Odette de lui
permettre ces visites quotidiennes, dont il sentait qu'elles ne devaient pas
lui causer à elle une bien grande joie, mais qui en le préservant de devenir
jaloux – en lui ôtant l'occasion de souffrir de nouveau du mal qui s'était
déclaré en lui le soir où il ne l'avait pas trouvée chez les Verdurin – l'aideraient
à arriver, sans avoir plus d'autres de ces crises dont la première avait été si
douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures singulières de sa vie,
heures presque enchantées, à la façon de celles où il traversait Paris au clair
de lune. Et, remarquant, pendant ce retour, que l'astre était maintenant
déplacé par rapport à lui, et presque au bout de l'horizon, sentant que son
amour obéissait, lui aussi, à des lois immuables et naturelles, il se demandait
si cette période où il était entré durerait encore longtemps, si bientôt sa
pensée ne verrait plus le cher visage qu'occupant une position lointaine et
diminuée, et près de cesser de répandre du charme. Car Swann en trouvait aux
choses, depuis qu'il était amoureux, comme au temps où, adolescent, il se
croyait artiste ; mais ce n'était plus le même charme, celui-ci, c'est
Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaître en lui les inspirations
de sa jeunesse qu'une vie frivole avait dissipées, mais elles portaient toutes
le reflet, la marque d'un être particulier ; et, dans les longues heures
qu'il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son
âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, mais à une autre.
Il n'allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l'emploi
de son temps pendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu'il lui
manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous
imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne
se demandait-il pas ce qu'elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il
souriait seulement quelquefois en pensant qu'il y a quelques années, quand il
ne la connaissait pas, on lui avait parlé d'une femme qui, s'il se rappelait
bien, devait certainement être elle, comme d'une fille, d'une femme entretenue,
une de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécu dans
leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dota
longtemps l'imagination de certains romanciers. Il se disait qu'il n'y a
souvent qu'à prendre le contre-pied des réputations que fait le monde pour
juger exactement une personne, quand, à un tel caractère, il opposait celui d'Odette,
bonne, naïve, éprise d'idéal, presque si incapable de ne pas dire la vérité que,
l'ayant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d'écrire aux Verdurin
qu'elle était souffrante, le lendemain, il l'avait vue, devant Mme Verdurin
qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré
elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et,
tandis qu'elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa
prétendue indisposition de la veille, avoir l'air de faire demander pardon, par
ses regards suppliants et sa voix désolée, de la fausseté de ses paroles.
Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui
dans l'après-midi, interrompre sa rêverie ou cette étude sur Ver Meer à
laquelle il s'était remis dernièrement. On venait lui dire que Mme de Crécy
était dans son petit salon. Il allait l'y retrouver, et quand il ouvrait la
porte, au visage rosé d'Odette, dès qu'elle avait aperçu Swann, venait – changeant
la forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le modelé de ses joues – se
mélanger un sourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui qu'elle avait
eu la veille, un autre dont elle l'avait accueilli telle ou telle fois, celui
qui avait été sa réponse, en voiture, quand il lui avait demandé s'il lui était
désagréable en redressant les catleyas ; et la vie d'Odette pendant le
reste du temps, comme il n'en connaissait rien, lui apparaissait, avec son fond
neutre et sans couleurs semblable à ces feuilles d'études de Watteau, où on
voit çà et là, à toutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois
crayons sur le papier chamois, d'innombrables sourires. Mais, parfois, dans un
coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu'elle
ne l'était pas, parce qu'il ne pouvait pas l'imaginer, quelque ami, qui, se
doutant qu'ils s'aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d'elle que d'insignifiant,
lui décrivait la silhouette d'Odette, qu'il avait aperçue, le matin même, montant
à pied la rue Abbatucci dans une « visite » garnie de skunks, sous un
chapeau « à la Rembrandt » et un bouquet de violettes à son corsage. Ce
simple croquis bouleversait Swann parce qu'il lui faisait tout d'un coup
apercevoir qu'Odette avait une vie qui n'était pas tout entière à lui ; il
voulait savoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu'il ne
lui connaissait pas ; il se promettait de lui demander où elle allait, à ce
moment-là, comme si dans toute la vie incolore – presque inexistante, parce
qu'elle lui était invisible – de sa maîtresse, il n'y avait qu'une seule
chose en dehors de tous ces sourires adressés à lui : sa démarche sous un
chapeau à la Rembrandt, avec un bouquet de violettes au corsage.
Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu
de la Valse des Roses, Swann ne cherchait pas à lui faire jouer plutôt
des choses qu'il aimât et, pas plus en musique qu'en littérature, à corriger
son mauvais goût. Il se rendait bien compte qu'elle n'était pas intelligente. En
lui disant qu'elle aimerait tant qu'il lui parlât des grands poètes, elle s'était
imaginé qu'elle allait connaître tout de suite des couplets héroïques et
romanesques dans le genre de ceux du vicomte de Borelli, en plus émouvant
encore. Pour Ver Meer de Delft, elle lui demanda s'il avait souffert par une
femme, si c'était une femme qui l'avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu'on
n'en savait rien, elle s'était désintéressée de ce peintre. Elle disait souvent :
« Je crois bien, la poésie, naturellement, il n'y aurait rien de plus beau
si c'était vrai, si les poètes pensaient tout ce qu'ils disent. Mais bien
souvent, il n'y a pas plus intéressé que ces gens-là. J'en sais quelque chose, j'avais
une amie qui a aimé une espèce de poète. Dans ses vers il ne parlait que de l'amour,
du ciel, des étoiles. Ah ! ce qu'elle a été refaite ! Il lui a croqué
plus de trois cent mille francs. » Si alors Swann cherchait à lui
apprendre en quoi consistait la beauté artistique, comment il fallait admirer
les vers ou les tableaux, au bout d'un instant, elle cessait d'écouter, disant :
« Oui… je ne me figurais pas que c'était comme cela. » Et il sentait
qu'elle éprouvait une telle déception qu'il préférait mentir en lui disant que
tout cela n'était rien, que ce n'était encore que des bagatelles, qu'il n'avait
pas le temps d'aborder le fond, qu'il y avait autre chose. Mais elle lui disait
vivement : « Autre chose ? quoi ?… Dis-le alors », mais
il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraîtrait mince et différent de
ce qu'elle espérait, moins sensationnel et moins touchant, et craignant que, désillusionnée
de l'art, elle ne le fût en même temps de l'amour.
059
Et en effet elle trouvait Swann intellectuellement inférieur
à ce qu'elle aurait cru. « Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux
te définir. » Elle s'émerveillait davantage de son indifférence à l'argent,
de sa gentillesse pour chacun, de sa délicatesse. Et il arrive en effet souvent
pour de plus grands que n'était Swann, pour un savant, pour un artiste, quand
il n'est pas méconnu par ceux qui l'entourent, que celui de leurs sentiments
qui prouve que la supériorité de son intelligence s'est imposée à eux, ce n'est
pas leur admiration pour ses idées, car elles leur échappent, mais leur respect
pour sa bonté. C'est aussi du respect qu'inspirait à Odette la situation qu'avait
Swann dans le monde, mais elle ne désirait pas qu'il cherchât à l'y faire
recevoir. Peut-être sentait-elle qu'il ne pourrait pas y réussir, et même
craignait-elle que rien qu'en parlant d'elle il ne provoquât des révélations qu'elle
redoutait. Toujours est-il qu'elle lui avait fait promettre de ne jamais
prononcer son nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le
monde, lui avait-elle dit, était une brouille qu'elle avait eue autrefois avec
une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal d'elle. Swann objectait :
« Mais tout le monde n'a pas connu ton amie. — Mais si, ça fait la tache
d'huile, le monde est si méchant. » D'une part Swann ne comprit pas cette
histoire, mais d'autre part il savait que ces propositions : « Le
monde est si méchant », « un propos calomnieux fait la tache d'huile »,
sont généralement tenues pour vraies ; il devait y avoir des cas auxquels
elles s'appliquaient. Celui d'Odette était-il l'un de ceux-là ? Il se le
demandait, mais pas longtemps, car il était sujet, lui aussi, à cette lourdeur
d'esprit qui s'appesantissait sur son père, quand il se posait un problème
difficile. D'ailleurs ce monde qui faisait si peur à Odette, ne lui inspirait
peut-être pas de grands désirs, car pour qu'elle se le représentât bien
nettement, il était trop éloigné de celui qu'elle connaissait. Pourtant, tout
en étant restée à certains égards vraiment simple (elle avait par exemple gardé
pour amie une petite couturière retirée dont elle grimpait presque chaque jour
l'escalier raide, obscur et fétide), elle avait soif de chic, mais ne s'en
faisait pas la même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une
émanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent jusqu'à un
degré assez éloigné – et plus ou moins affaibli dans la mesure où l'on est
distant du centre de leur intimité – dans le cercle de leurs amis ou des amis
de leurs amis dont les noms forment une sorte de répertoire. Les gens du monde
le possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une érudition d'où ils
ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que Swann par exemple, sans
avoir besoin de faire appel à son savoir mondain, s'il lisait dans un journal
les noms des personnes qui se trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement
la nuance du chic de ce dîner, comme un lettré, à la simple lecture d'une
phrase, apprécie exactement la qualité littéraire de son auteur. Mais Odette
faisait partie des personnes (extrêmement nombreuses, quoi qu'en pensent les
gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la société) qui ne
possèdent pas ces notions, imaginent un chic tout autre, qui revêt divers
aspects selon le milieu auquel elles appartiennent, mais a pour caractère
particulier – que ce soit celui dont rêvait Odette, ou celui devant lequel s'inclinait
Mme Cottard – d'être directement accessible à tous. L'autre, celui
des gens du monde, l'est à vrai dire aussi, mais il y faut quelque délai. Odette
disait de quelqu'un :
« Il ne va jamais que dans les endroits chics. »
Et si Swann lui demandait ce qu'elle entendait par là, elle
lui répondait avec un peu de mépris :
« Mais les endroits chics, parbleu ! Si, à ton âge,
il faut t'apprendre ce que c'est que les endroits chics, que veux-tu que je te
dise, moi ? par exemple, le dimanche matin l'avenue de l'Impératrice, à
cinq heures le tour du Lac, le jeudi l'Éden Théâtre, le vendredi l'Hippodrome, les
bals…
— Mais quels bals ?
— Mais les bals qu'on donne à Paris, les bals chics, je
veux dire. Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier ? mais
si, tu dois savoir, c'est un des hommes les plus lancés de Paris, ce grand
jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur à la
boutonnière, une raie dans le dos, des pantalons clairs ; il est avec ce
vieux tableau qu'il promène à toutes les premières. Eh bien ! il a donné
un bal, l'autre soir, il y avait tout ce qu'il y a de chic à Paris. Ce que j'aurais
aimé y aller ! mais il fallait présenter sa carte d'invitation à la porte
et je n'avais pas pu en avoir. Au fond, j'aime autant ne pas y être allée, c'était
une tuerie, je n'aurais rien vu. C'est plutôt pour pouvoir dire qu'on était
chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole ! Du reste, tu peux bien te
dire que sur cent qui racontent qu'elles y étaient, il y a bien la moitié dont
ça n'est pas vrai… Mais ça m'étonne que toi, un homme si “pschutt”, tu n'y
étais pas. »
Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette
conception du chic ; pensant que la sienne n'était pas plus vraie, était
aussi sotte, dénuée d'importance, il ne trouvait aucun intérêt à en instruire
sa maîtresse, si bien qu'après des mois elle ne s'intéressait aux personnes
chez qui il allait que pour les cartes de pesage, de concours hippique, les
billets de première qu'il pouvait avoir par elles. Elle souhaitait qu'il
cultivât des relations si utiles, mais elle était par ailleurs portée à les
croire peu chic, depuis qu'elle avait vu passer dans la rue la marquise de
Villeparisis en robe de laine noire, avec un bonnet à brides.
« Mais elle a l'air d'une ouvreuse, d'une vieille
concierge, darling ! Ça, une marquise ! Je ne suis pas marquise, mais
il faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nippée comme ça ! »
Elle ne comprenait pas que Swann habitât l'hôtel du quai d'Orléans
que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.
Certes, elle avait la prétention d'aimer les « antiquités »
et prenait un air ravi et fin pour dire qu'elle adorait passer toute une
journée à « bibeloter », à chercher « du bric-à-brac », des
choses « du temps ». Bien qu'elle s'entêtât dans une sorte de point d'honneur
(et semblât pratiquer quelque précepte familial) en ne répondant jamais aux
questions et en ne « rendant pas de comptes » sur l'emploi de ses
journées, elle parla une fois à Swann d'une amie qui l'avait invitée et chez
qui tout était « de l'époque ». Mais Swann ne put arriver à lui faire
dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi, elle répondit
que c'était « moyenâgeux ». Elle entendait par là qu'il y avait des
boiseries. Quelque temps après, elle lui reparla de son amie et ajouta, sur le
ton hésitant et de l'air entendu dont on cite quelqu'un avec qui on a dîné la
veille et dont on n'avait jamais entendu le nom, mais que vos amphitryons
avaient l'air de considérer comme quelqu'un de si célèbre qu'on espère que l'interlocuteur
saura bien de qui vous voulez parler : « Elle a une salle à manger… du…
dix-huitième ! » Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la
maison n'était pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la mode n'en
prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla et montra à Swann
l'adresse de l'homme qui avait fait cette salle à manger et qu'elle avait envie
de faire venir, quand elle aurait de l'argent, pour voir s'il ne pourrait pas
lui en faire, non pas certes une pareille, mais celle qu'elle rêvait et que
malheureusement les dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de
hauts dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées comme au château de
Blois. Ce jour-là, elle laissa échapper devant Swann ce qu'elle pensait de son
habitation du quai d'Orléans ; comme il avait critiqué que l'amie d'Odette
donnât, non pas dans le Louis XVI, car, disait-il, bien que cela ne se
fasse pas, cela peut être charmant, mais dans le faux ancien : « Tu
ne voudrais pas qu'elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis
usés », lui dit-elle, le respect humain de la bourgeoise l'emportant
encore chez elle sur le dilettantisme de la cocotte.
De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient
les bas calculs, rêvaient d'honneur et d'amour, elle faisait une élite
supérieure au reste de l'humanité. Il n'y avait pas besoin qu'on eût réellement
ces goûts pourvu qu'on les proclamât ; d'un homme qui lui avait avoué à
dîner qu'il aimait à flâner, à se salir les doigts dans les vieilles boutiques,
qu'il ne serait jamais apprécié par ce siècle commercial, car il ne se souciait
pas de ses intérêts, et qu'il était pour cela d'un autre temps, elle revenait
en disant : « Mais c'est une âme adorable, un sensible, je ne m'en
étais jamais doutée ! » et elle se sentait pour lui une immense et
soudaine amitié. Mais, en revanche ceux qui, comme Swann, avaient ces goûts, mais
n'en parlaient pas, la laissaient froide. Sans doute elle était obligée d'avouer
que Swann ne tenait pas à l'argent, mais elle ajoutait d'un air boudeur :
« Mais lui, ça n'est pas la même chose » ; et en effet, ce qui
parlait à son imagination, ce n'était pas la pratique du désintéressement, c'en
était le vocabulaire.
Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu'elle
rêvait, il cherchait du moins à ce qu'elle se plût avec lui, à ne pas
contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu'elle avait en toutes
choses, et qu'il aimait d'ailleurs comme tout ce qui venait d'elle, qui l'enchantaient
même, car c'était autant de traits particuliers grâce auxquels l'essence de
cette femme lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle avait l'air
heureux parce qu'elle devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard
devenait sérieux, inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la fête
des fleurs ou simplement l'heure du thé, avec muffins et toasts, au « Thé
de la Rue Royale » où elle croyait que l'assiduité était indispensable
pour consacrer la réputation d'élégance d'une femme, Swann, transporté comme
nous le sommes par le naturel d'un enfant ou par la vérité d'un portrait qui
semble sur le point de parler, sentait si bien l'âme de sa maîtresse affleurer
à son visage qu'il ne pouvait résister à venir l'y toucher avec ses lèvres.
« Ah ! elle veut qu'on la mène à la fête des fleurs, la petite Odette,
elle veut se faire admirer, eh bien, on l'y mènera, nous n'avons qu'à nous
incliner. » Comme la vue de Swann était un peu basse, il dut se résigner à
se servir de lunettes pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans
le monde, le monocle qui le défigurait moins. La première fois qu'elle lui en
vit un dans l'œil, elle ne put contenir sa joie : « Je trouve que
pour un homme, il n'y a pas à dire, ça a beaucoup de chic ! Comme tu es
bien ainsi ! tu as l'air d'un vrai gentleman. Il ne te manque qu'un titre »
ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait qu'Odette fût ainsi, de
même que, s'il avait été épris d'une Bretonne, il aurait été heureux de la voir
en coiffe et de lui entendre dire qu'elle croyait aux revenants. Jusque-là, comme
beaucoup d'hommes chez qui leur goût pour les arts se développe indépendamment
de la sensualité, un disparate bizarre avait existé entre les satisfactions qu'il
accordait à l'un et à l'autre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus
en plus grossières, des séductions d'œuvres de plus en plus raffinées, emmenant
une petite bonne dans une baignoire grillée à la représentation d'une pièce
décadente qu'il avait envie d'entendre ou à une exposition de peinture
impressionniste, et persuadé d'ailleurs qu'une femme du monde cultivée n'y eût
pas compris davantage, mais n'aurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au
contraire, depuis qu'il aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher de n'avoir
qu'une âme à eux deux lui était si doux, qu'il cherchait à se plaire aux choses
qu'elle aimait, et il trouvait un plaisir d'autant plus profond non seulement à
imiter ses habitudes, mais à adopter ses opinions, que, comme elles n'avaient
aucune racine dans sa propre intelligence, elles lui rappelaient seulement son
amour, à cause duquel il les avait préférées. S'il retournait à Serge Panine,
s'il recherchait les occasions d'aller voir conduire Olivier Métra, c'était
pour la douceur d'être initié dans toutes les conceptions d'Odette, de se
sentir de moitié dans tous ses goûts. Ce charme de le rapprocher d'elle, qu'avaient
les ouvrages ou les lieux qu'elle aimait, lui semblait plus mystérieux que
celui qui est intrinsèque à de plus beaux, mais qui ne la lui rappelaient pas. D'ailleurs,
ayant laissé s'affaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son
scepticisme d'homme du monde ayant à son insu pénétré jusqu'à elles, il pensait
(ou du moins il avait si longtemps pensé cela qu'il le disait encore) que les
objets de nos goûts n'ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est
affaire d'époque, de classe, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent
celles qui passent pour les plus distinguées. Et comme il jugeait que l'importance
attachée par Odette à avoir des cartes pour le vernissage n'était pas en soi
quelque chose de plus ridicule que le plaisir qu'il avait autrefois à déjeuner
chez le prince de Galles, de même, il ne pensait pas que l'admiration qu'elle
professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable que le goût
qu'il avait, lui, pour la Hollande qu'elle se figurait laide et pour Versailles
qu'elle trouvait triste. Aussi, se privait-il d'y aller, ayant plaisir à se
dire que c'était pour elle, qu'il voulait ne sentir, n'aimer qu'avec elle.
060
Comme tout ce qui environnait Odette et n'était en quelque
sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait
la société des Verdurin. Là, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique,
jeux, soupers costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même les rares
« grandes soirées » données pour les « ennuyeux », il y avait
la présence d'Odette, la vue d'Odette, la conversation avec Odette, dont les
Verdurin faisaient à Swann, en l'invitant, le don inestimable, il se plaisait
mieux que partout ailleurs dans le « petit noyau », et cherchait à
lui attribuer des mérites réels, car il s'imaginait ainsi que, par goût, il le
fréquenterait toute sa vie. Or, n'osant pas se dire, par peur de ne pas le
croire, qu'il aimerait toujours Odette, du moins en supposant qu'il
fréquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a priori, soulevait
moins d'objections de principe de la part de son intelligence), il se voyait
dans l'avenir continuant à rencontrer chaque soir Odette ; cela ne
revenait peut-être pas tout à fait au même que l'aimer toujours, mais pour le
moment, pendant qu'il aimait, croire qu'il ne cesserait pas un jour de la voir,
c'est tout ce qu'il demandait. « Quel charmant milieu, se disait-il. Comme
c'est au fond la vraie vie qu'on mène là ! Comme on y est plus intelligent,
plus artiste que dans le monde ! Comme Mme Verdurin, malgré
de petites exagérations un peu risibles, a un amour sincère de la peinture, de
la musique, quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire plaisir aux
artistes ! Elle se fait une idée inexacte des gens du monde ; mais
avec cela que le monde n'en a pas une plus fausse encore des milieux artistes !
Peut-être n'ai-je pas de grands besoins intellectuels à assouvir dans la
conversation, mais je me plais parfaitement bien avec Cottard, quoiqu'il fasse
des calembours ineptes. Et quant au peintre, si sa prétention est déplaisante
quand il cherche à étonner, en revanche c'est une des plus belles intelligences
que j'aie connues. Et puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu'on veut
sans contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait par
jour dans ce salon-là ! Décidément, sauf quelques rares exceptions, je n'irai
plus jamais que dans ce milieu. C'est là que j'aurai de plus en plus mes
habitudes et ma vie. »
Et comme les qualités qu'il croyait intrinsèques aux
Verdurin n'étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu'avait goûtés chez eux
son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus profondes, plus
vitales, quand ces plaisirs l'étaient aussi. Comme Mme Verdurin
donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour lui le bonheur ;
comme, tel soir où il se sentait anxieux parce qu'Odette avait causé avec un
invité plus qu'avec un autre, et où, irrité contre elle, il ne voulait pas
prendre l'initiative de lui demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin
lui apportait la paix et la joie en disant spontanément : « Odette, vous
allez ramener M. Swann, n'est-ce pas ? » – comme, cet été qui
venait et où il s'était d'abord demandé avec inquiétude si Odette ne s'absenterait
pas sans lui, s'il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mme Verdurin
allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la campagne, – Swann, laissant
à son insu la reconnaissance et l'intérêt s'infiltrer dans son intelligence et
influer sur ses idées, allait jusqu'à proclamer que Mme Verdurin
était une grande âme. De quelques gens exquis ou éminents que tel de ses
anciens camarades de l'école du Louvre lui parlât : « Je préfère cent
fois les Verdurin », lui répondait-il. Et, avec une solennité qui était
nouvelle chez lui : « Ce sont des êtres magnanimes, et la magnanimité
est, au fond, la seule chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il
n'y a que deux classes d'êtres : les magnanimes et les autres ; et je
suis arrivé à un âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui
on veut aimer, et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu'on aime et, pour
réparer le temps qu'on a gâché avec les autres, ne plus les quitter jusqu'à sa
mort. Eh bien ! » ajoutait-il avec cette légère émotion qu'on éprouve
quand, même sans bien s'en rendre compte, on dit une chose, non parce qu'elle
est vraie, mais parce qu'on a plaisir à la dire et qu'on l'écoute dans sa
propre voix comme si elle venait d'ailleurs que de nous-mêmes, « le sort
en est jeté, j'ai choisi d'aimer les seuls cœurs magnanimes et de ne plus vivre
que dans la magnanimité. Tu me demandes si Mme Verdurin est
véritablement intelligente. Je t'assure qu'elle m'a donné les preuves d'une
noblesse de cœur, d'une hauteur d'âme où, que veux-tu, on n'atteint pas sans
une hauteur égale de pensée. Certes elle a la profonde intelligence des arts. Mais
ce n'est peut-être pas là qu'elle est le plus admirable ; et telle petite
action ingénieusement, exquisement bonne, qu'elle a accomplie pour moi, telle
géniale attention, tel geste familièrement sublime, révèlent une compréhension
plus profonde de l'existence que tous les traités de philosophie. »
Il aurait pourtant pu se dire qu'il y avait des anciens amis
de ses parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse
aussi épris d'art, qu'il connaissait d'autres êtres d'un grand cœur, et que, pourtant,
depuis qu'il avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne
les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne connaissaient pas Odette, et, s'ils l'avaient
connue, ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi il n'y avait sans doute pas, dans tout le milieu
Verdurin, un seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et
pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non
seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa
femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop particulière et
dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la confidente
quotidienne : sans doute la discrétion même avec laquelle il usait de l'hospitalité
des Verdurin, s'abstenant souvent de venir dîner pour une raison qu'ils ne
soupçonnaient pas et à la place de laquelle ils voyaient le désir de ne pas
manquer une invitation chez des « ennuyeux », sans doute aussi, et
malgré toutes les précautions qu'il avait prises pour la leur cacher, la
découverte progressive qu'ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout
cela contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en était
autre. C'est qu'ils avaient très vite senti en lui un espace réservé, impénétrable,
où il continuait à professer silencieusement pour lui-même que la princesse de
Sagan n'était pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard n'étaient pas
drôles, enfin, et bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se
révoltât contre leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l'y
convertir entièrement, comme ils n'en avaient jamais rencontré une pareille
chez personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels d'ailleurs,
dans le fond de son cœur, il préférait mille fois les Verdurin et tout le petit
noyau), s'il avait consenti, pour le bon exemple, à les renier en présence des
fidèles. Mais c'est une abjuration qu'ils comprirent qu'on ne pourrait pas lui
arracher.
Quelle différence avec un « nouveau » qu'Odette
leur avait demandé d'inviter, quoiqu'elle ne l'eût rencontré que peu de fois, et
sur lequel ils fondaient beaucoup d'espoir, le comte de Forcheville ! (Il
se trouva qu'il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui remplit d'étonnement
les fidèles : le vieil archiviste avait des manières si humbles qu'ils l'avaient
toujours cru d'un rang social inférieur au leur et ne s'attendaient pas à
apprendre qu'il appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.) Sans
doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l'était pas ;
sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurin
au-dessus de tous les autres. Mais il n'avait pas cette délicatesse de nature
qui empêchait Swann de s'associer aux critiques trop manifestement fausses que
dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu'il connaissait. Quant
aux tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains jours,
aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui
les aimait l'un et l'autre, trouvait facilement des excuses mais n'avait pas le
courage et l'hypocrisie d'applaudir, Forcheville était au contraire d'un niveau
intellectuel qui lui permettait d'être abasourdi, émerveillé par les unes, sans
d'ailleurs les comprendre, et de se délecter aux autres. Et justement le
premier dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville mit en lumière
toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de
Swann.
061
Il y avait à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur
de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin
aux eaux et, si ses fonctions universitaires et ses travaux d'érudition n'avaient
pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu souvent
chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de la vie qui, unie
à un certain scepticisme relatif à l'objet de leurs études, donne dans n'importe
quelle profession, à certains hommes intelligents, médecins qui ne croient pas
à la médecine, professeurs de lycée qui ne croient pas au thème latin, la
réputation d'esprits larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait chez Mme Verdurin
de chercher ses comparaisons dans ce qu'il y avait de plus actuel quand il
parlait de philosophie et d'histoire, d'abord parce qu'il croyait qu'elles ne
sont qu'une préparation à la vie et qu'il s'imaginait trouver en action dans le
petit clan ce qu'il n'avait connu jusqu'ici que dans les livres, puis peut-être
aussi parce que, s'étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le
respect de certains sujets, il croyait dépouiller l'universitaire en prenant
avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que
parce qu'il l'était resté.
Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville,
placé à la droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le « nouveau »
de grands frais de toilette, lui disait : « C'est original, cette
robe blanche », le docteur qui n'avait cessé de l'observer, tant il était
curieux de savoir comment était fait ce qu'il appelait un « de », et
qui cherchait une occasion d'attirer son attention et d'entrer plus en contact
avec lui, saisit au vol le mot « blanche » et, sans lever le nez de
son assiette, dit : « blanche ? Blanche de Castille ? »,
puis sans bouger la tête lança furtivement de droite et de gauche des regards
incertains et souriants. Tandis que Swann, par l'effort douloureux et vain qu'il
fit pour sourire, témoigna qu'il jugeait ce calembour stupide, Forcheville
avait montré à la fois qu'il en goûtait la finesse et qu'il savait vivre, en
contenant dans de justes limites une gaieté dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.
« Qu'est-ce que vous dites d'un savant comme cela ?
avait-elle demandé à Forcheville. Il n'y a pas moyen de causer sérieusement
deux minutes avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre
hôpital ? avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas
être ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu'il va falloir que je demande à
m'y faire admettre.
— Je crois avoir entendu que le docteur parlait de
cette vieille chipie de Blanche de Castille, si j'ose m'exprimer ainsi. N'est-il
pas vrai, Madame ? » demanda Brichot à Mme Verdurin
qui, pâmant, les yeux fermés, précipita sa figure dans ses mains d'où s'échappèrent
des cris étouffés. « Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes
respectueuses s'il y en a autour de cette table, sub rosa… Je reconnais
d'ailleurs que notre ineffable république athénienne – ô combien ! – pourrait
honorer en cette capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à
poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, si fait », reprit-il de sa voix
bien timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une objection de M. Verdurin.
« La Chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester la
sûreté d'information ne laisse aucun doute à cet égard. Nulle ne pourrait être
mieux choisie comme patronne par un prolétariat laïcisateur que cette mère d'un
saint à qui elle en fit d'ailleurs voir de saumâtres, comme dit Suger et autres
saint Bernard ; car avec elle chacun en prenait pour son grade.
— Quel est ce monsieur ? » demanda
Forcheville à Mme Verdurin, « il a l'air d'être de
première force.
— Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot ?
il est célèbre dans toute l'Europe.
— Ah ! c'est Bréchot, s'écria Forcheville qui n'avait
pas bien entendu, vous m'en direz tant », ajouta-t-il tout en attachant
sur l'homme célèbre des yeux écarquillés. « C'est toujours intéressant de
dîner avec un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez là avec des
convives de choix. On ne s'ennuie pas chez vous.
— Oh ! vous savez, ce qu'il y a surtout, dit
modestement Mme Verdurin, c'est qu'ils se sentent en confiance.
Ils parlent de ce qu'ils veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi
Brichot, ce soir, ce n'est rien : je l'ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant,
à se mettre à genoux devant ; eh bien ! chez les autres, ce n'est
plus le même homme, il n'a plus d'esprit, il faut lui arracher les mots, il est
même ennuyeux.
— C'est curieux ! » dit Forcheville étonné.
Un genre d'esprit comme celui de Brichot aurait été tenu
pour stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien qu'il
soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du professeur, vigoureuse
et bien nourrie, aurait probablement pu être enviée par bien des gens du monde
que Swann trouvait spirituels. Mais ceux-ci avaient fini par lui inculquer si
bien leurs goûts et leurs répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie
mondaine et même en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du
domaine de l'intelligence : la conversation, que Swann ne put trouver les
plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à écœurer. Puis
il était choqué dans l'habitude qu'il avait des bonnes manières, par le ton
rude et militaire qu'affectait, en s'adressant à chacun, l'universitaire
cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout perdu, ce soir-là, de son
indulgence en voyant l'amabilité que Mme Verdurin déployait
pour ce Forcheville qu'Odette avait eu la singulière idée d'amener. Un peu
gênée vis-à-vis de Swann, elle lui avait demandé en arrivant :
« Comment trouvez-vous mon invité ? »
Et lui, s'apercevant pour la première fois que Forcheville
qu'il connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez
bel homme, avait répondu : « Immonde ! » Certes, il n'avait
pas l'idée d'être jaloux d'Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que
d'habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l'histoire de la mère de
Blanche de Castille qui « avait été avec Henri Plantagenet des années
avant de l'épouser », voulut s'en faire demander la suite par Swann en lui
disant : « N'est-ce pas, monsieur Swann ? » sur le ton
martial qu'on prend pour se mettre à la portée d'un paysan ou pour donner du
cœur à un troupier, Swann coupa l'effet de Brichot à la grande fureur de la
maîtresse de la maison, en répondant qu'on voulût bien l'excuser de s'intéresser
si peu à Blanche de Castille, mais qu'il avait quelque chose à demander au
peintre. Celui-ci, en effet, était allé dans l'après-midi visiter l'exposition
d'un artiste, ami de Mme Verdurin, qui était mort récemment, et
Swann aurait voulu savoir par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y
avait dans ces dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans
les précédentes.
« À ce point de vue-là c'était extraordinaire, mais
cela ne semblait pas d'un art, comme on dit, très “élevé”, dit Swann en
souriant.
— Élevé… à la hauteur d'une institution », interrompit
Cottard en levant les bras avec une gravité simulée.
Toute la table éclata de rire.
« Quand je vous disais qu'on ne peut pas garder son
sérieux avec lui, dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où
on s'y attend le moins, il vous sort une calembredaine. »
Mais elle remarqua que seul Swann ne s'était pas déridé. Du
reste il n'était pas très content que Cottard fît rire de lui devant
Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d'une façon intéressante à
Swann, ce qu'il eût probablement fait s'il eût été seul avec lui, préféra se
faire admirer des convives en plaçant un morceau sur l'habileté du maître
disparu.
« Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c'était
fait, j'ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! on ne pourrait pas
dire si c'est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du
bronze, avec du soleil, avec du caca !
— Et un font douze », s'écria trop tard le docteur
dont personne ne comprit l'interruption.
« Ça a l'air fait avec rien, reprit le peintre, pas
plus moyen de découvrir le truc que dans La Ronde ou Les Régentes
et c'est encore plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais
non, je vous jure. »
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu'ils
puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer, et
en riant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à force de beauté :
« Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe
la respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi
c'est fait, c'en est sorcier, c'est de la rouerie, c'est du miracle (éclatant
tout à fait de rire) : c'en est malhonnête ! » Et s'arrêtant, redressant
gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu'il tâcha de rendre
harmonieuse, il ajouta : « Et c'est si loyal ! »
Sauf au moment où il avait dit : « plus fort que La
Ronde », blasphème qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin
qui tenait La Ronde pour le plus grand chef-d'œuvre de l'univers avec la
Neuvième et la Samothrace, et à : « fait avec du caca »,
qui avait fait jeter à Forcheville un coup d'œil circulaire sur la table pour
voir si le mot passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et
conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le peintre
des regards fascinés par l'admiration.
« Ce qu'il m'amuse quand il s'emballe comme ça », s'écria,
quand il eut terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût
jugement si intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la
première fois. « Et toi, qu'est-ce que tu as à rester comme cela, bouche
bée comme une grande bête ? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu'il
parle bien ; on dirait que c'est la première fois qu'il vous entend. Si
vous l'aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il nous
récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.
— Mais non, c'est pas de la blague, dit le peintre, enchanté
de son succès, vous avez l'air de croire que je fais le boniment, que c'est du
chiqué ; je vous y mènerai voir, vous direz si j'ai exagéré, je vous fiche
mon billet que vous revenez plus emballée que moi !
— Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous
voulons seulement que vous mangiez, et que mon mari mange aussi ; redonnez
de la sole normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous
ne sommes pas si pressés, vous servez comme s'il y avait le feu, attendez donc
un peu pour donner la salade. »
062
Mme Cottard qui était modeste et parlait peu,
savait pourtant ne pas manquer d'assurance quand une heureuse inspiration lui
avait fait trouver un mot juste. Elle sentait qu'il aurait du succès, cela la
mettait en confiance, et ce qu'elle en faisait était moins pour briller que
pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas échapper
le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
« Ce n'est pas de la salade japonaise ? »
dit-elle à mi-voix en se tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de l'à-propos et de la hardiesse qu'il y
avait à faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et
retentissante pièce de Dumas, elle éclata d'un rire charmant d'ingénue, peu
bruyant, mais si irrésistible qu'elle resta quelques instants sans pouvoir le
maîtriser. « Qui est cette dame ? Elle a de l'esprit », dit
Forcheville.
« Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous
dîner vendredi.
— Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit
Mme Cottard à Swann, mais je n'ai pas encore vu cette fameuse Francillon
dont tout le monde parle. Le docteur y est déjà allé (je me rappelle même qu'il
m'a dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et j'avoue
que je n'ai pas trouvé raisonnable qu'il louât des places pour y retourner avec
moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette jamais sa soirée, c'est
toujours si bien joué, mais comme nous avons des amis très aimables » (Mme Cottard
prononçait rarement un nom propre et se contentait de dire « des amis à
nous », « une de mes amies », par « distinction », sur
un ton factice, et avec l'air d'importance d'une personne qui ne nomme que qui
elle veut) « qui ont souvent des loges et ont la bonne idée de nous
emmener à toutes les nouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre
de voir Francillon un peu plus tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me
former une opinion. Je dois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car,
dans tous les salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de
cette malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu fatigué »,
ajouta-t-elle en voyant que Swann n'avait pas l'air aussi intéressé qu'elle
aurait cru par une si brûlante actualité. « Il faut avouer pourtant que
cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j'ai une de
mes amies qui est très originale, quoique très jolie femme, très entourée, très
lancée, et qui prétend qu'elle a fait faire chez elle cette salade japonaise, mais
en faisant mettre tout ce qu'Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait
invité quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n'étais pas des
élues. Mais elle nous l'a raconté tantôt, à son jour ; il paraît que c'était
détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la
manière de raconter », dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.
Et supposant que c'était peut-être parce qu'il n'aimait pas Francillon :
« Du reste, je crois que j'aurai une déception. Je ne
crois pas que cela vaille Serge Panine, l'idole de Mme de Crécy.
Voilà au moins des sujets qui ont du fond, qui font réfléchir ; mais donner
une recette de salade sur la scène du Théâtre-Français ! Tandis que Serge
Panine ! Du reste, c'est comme tout ce qui vient de la plume de
Georges Ohnet, c'est toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le
Maître de Forges que je préférerais encore à Serge Panine.
— Pardonnez-moi, lui dit Swann d'un air ironique, mais
j'avoue que mon manque d'admiration est à peu près égal pour ces deux chefs-d'œuvre.
— Vraiment, qu'est-ce que vous leur reprochez ? Est-ce
un parti pris ? Trouvez-vous peut-être que c'est un peu triste ? D'ailleurs,
comme je dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les
pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver
détestable ce que j'aime le mieux. »
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann.
En effet, tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville
avait exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu'il avait
appelé le petit « speech » du peintre.
« Monsieur a une facilité de parole, une mémoire ! »
avait-il dit à Mme Verdurin quand le peintre eut terminé,
« comme j'en ai rarement rencontré. Bigre ! je voudrais bien en avoir
autant. Il ferait un excellent prédicateur. On peut dire qu'avec M. Bréchot,
vous avez là deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine, celui-ci
ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus naturellement, c'est
moins recherché. Quoi qu'il ait, chemin faisant, quelques mots un peu réalistes,
mais c'est le goût du jour, je n'ai pas souvent vu tenir le crachoir avec une
pareille dextérité, comme nous disions au régiment, où pourtant j'avais un
camarade que justement Monsieur me rappelait un peu. À propos de n'importe quoi,
je ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser pendant
des heures, non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est stupide ; mais
à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous voudrez, et il nous
envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous n'auriez jamais pensé. Du
reste Swann était dans le même régiment ; il a dû le connaître.
— Vous voyez souvent M. Swann ? demanda Mme Verdurin.
— Mais non », répondit M. de Forcheville,
et comme pour se rapprocher plus aisément d'Odette il désirait être agréable à
Swann, voulant saisir cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles
relations, mais d'en parler en homme du monde, sur un ton de critique cordiale
et n'avoir pas l'air de l'en féliciter comme d'un succès inespéré :
« N'est-ce pas, Swann ? je ne vous vois jamais. D'ailleurs, comment
faire pour le voir ? Cet animal-là est tout le temps fourré chez les La
Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça !… » Imputation d'autant
plus fausse d'ailleurs que depuis un an Swann n'allait plus guère que chez les
Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu'ils ne connaissaient pas était
accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin, craignant la
pénible impression que ces noms d'« ennuyeux », surtout lancés ainsi
sans tact à la face de tous les fidèles, avaient dû produire sur sa femme, jeta
sur elle à la dérobée un regard plein d'inquiète sollicitude. Il vit alors que
dans sa résolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la
nouvelle qui venait de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais
d'avoir été sourde, comme nous l'affectons quand un ami fautif essaye de
glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l'air d'admettre
que de l'avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce devant nous le nom
défendu d'un ingrat, Mme Verdurin, pour que son silence n'eût
pas l'air d'un consentement, mais du silence ignorant des choses inanimées, avait
soudain dépouillé son visage de toute vie, de toute motilité ; son front
bombé n'était plus qu'une belle étude de ronde bosse où le nom de ces La
Trémoïlle chez qui était toujours fourré Swann, n'avait pu pénétrer ; son
nez légèrement froncé laissait voir une échancrure qui semblait calquée sur la
vie. On eût dit que sa bouche entrouverte allait parler. Ce n'était plus qu'une
cire perdue, qu'un masque de plâtre, qu'une maquette pour un monument, qu'un
buste pour le Palais de l'industrie, devant lequel le public s'arrêterait
certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant l'imprescriptible
dignité des Verdurin opposée à celle des La Trémoïlle et des Laumes qu'ils
valent certes ainsi que tous les ennuyeux de la terre, était arrivé à donner
une majesté presque papale à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais
le marbre finit par s'animer et fit entendre qu'il fallait ne pas être dégoûté
pour aller chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le mari si
ignorant qu'il disait collidor pour corridor.
« On me paierait bien cher que je ne laisserais pas
entrer ça chez moi… » conclut Mme Verdurin, en regardant
Swann d'un air impérieux.
Sans doute elle n'espérait pas qu'il se soumettrait jusqu'à
imiter la sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait de s'écrier :
« Voyez-vous ça ? Ce qui m'étonne, c'est qu'ils
trouvent encore des personnes qui consentent à leur causer ! il me semble
que j'aurais peur : un mauvais coup est si vite reçu ! Comment y
a-t-il encore du peuple assez brute pour leur courir après ? »
Mais que ne répondait-il du moins comme Forcheville :
« Dame, c'est une duchesse ; il y a des gens que
ça impressionne encore », ce qui avait permis au moins à Mme Verdurin
de répliquer : « Grand bien leur fasse ! » Au lieu de cela,
Swann se contenta de rire d'un air qui signifiait qu'il ne pouvait même pas
prendre au sérieux une pareille extravagance. M. Verdurin, continuant à
jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec tristesse et comprenait
trop bien qu'elle éprouvait la colère d'un grand inquisiteur qui ne parvient
pas à extirper l'hérésie, et pour tâcher d'amener Swann à une rétractation, comme
le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une lâcheté aux yeux de
ceux à l'encontre de qui il s'exerce, M. Verdurin l'interpella :
« Dites donc franchement votre pensée, nous n'irons pas
le leur répéter. »
À quoi Swann répondit :
« Mais ce n'est pas du tout par peur de la duchesse (si
c'est des La Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime
aller chez elle. Je ne vous dis pas qu'elle soit “profonde” (il prononça
profonde, comme si ç'avait été un mot ridicule, car son langage gardait la
trace d'habitudes d'esprit qu'une certaine rénovation, marquée par l'amour de
la musique, lui avait momentanément fait perdre – il exprimait parfois ses
opinions avec chaleur –) mais, très sincèrement, elle est intelligente et son
mari est un véritable lettré. Ce sont des gens charmants. »
Si bien que Mme Verdurin, sentant que par ce
seul infidèle elle serait empêchée de réaliser l'unité morale du petit noyau, ne
put pas s'empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien
ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur :
« Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le
dites pas.
— Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit
Forcheville qui voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu'entendez-vous par
intelligence ?
— Voilà ! s'écria Odette, voilà les grandes choses
dont je lui demande de me parler, mais il ne veut jamais.
— Mais si… protesta Swann.
— Cette blague ! dit Odette.
— Blague à tabac ? demanda le docteur.
— Pour vous, reprit Forcheville, l'intelligence, est-ce
le bagout du monde, les personnes qui savent s'insinuer ?
— Finissez votre entremets qu'on puisse enlever votre
assiette », dit Mme Verdurin d'un ton aigre en s'adressant
à Saniette, lequel absorbé dans des réflexions, avait cessé de manger. Et
peut-être un peu honteuse du ton qu'elle avait pris : « Cela ne fait
rien, vous avez votre temps, mais si je vous le dis, c'est pour les autres, parce
que cela empêche de servir.
— Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une
définition bien curieuse de l'intelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon…
— Écoutez ! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin,
il va nous dire la définition de l'intelligence par Fénelon, c'est intéressant,
on n'a pas toujours l'occasion d'apprendre cela. »
Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci
ne répondit pas et en se dérobant fit manquer la brillante joute que Mme Verdurin
se réjouissait d'offrir à Forcheville.
« Naturellement, c'est comme avec moi, dit Odette d'un
ton boudeur, je ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule qu'il ne
trouve pas à la hauteur.
— Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin
nous a montrés comme si peu recommandables, demanda Brichot, en articulant avec
force, descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné
avouait être heureuse de connaître parce que cela faisait bien pour ses paysans ?
Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui pour elle devait
primer celle-là, car gendelettre dans l'âme, elle faisait passer la copie avant
tout. Or dans le journal qu'elle envoyait régulièrement à sa fille, c'est Mme de la
Trémouaille, bien documentée par ses grandes alliances, qui faisait la
politique étrangère.
— Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille »,
dit à tout hasard Mme Verdurin.
063
Saniette qui, depuis qu'il avait rendu précipitamment au
maître d'hôtel son assiette encore pleine, s'était replongé dans un silence
méditatif, en sortit enfin pour raconter en riant l'histoire d'un dîner qu'il
avait fait avec le duc de La Trémoïlle et d'où il résultait que celui-ci ne
savait pas que George Sand était le pseudonyme d'une femme. Swann, qui avait de
la sympathie pour Saniette, crut devoir lui donner sur la culture du duc des
détails montrant qu'une telle ignorance de la part de celui-ci était matériellement
impossible ; mais tout d'un coup il s'arrêta, il venait de comprendre que
Saniette n'avait pas besoin de ces preuves et savait que l'histoire était
fausse, pour la raison qu'il venait de l'inventer il y avait un moment. Cet
excellent homme souffrait d'être trouvé si ennuyeux par les Verdurin ; et
ayant conscience d'avoir été plus terne encore à ce dîner que d'habitude, il n'avait
voulu le laisser finir sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l'air
si malheureux de voir manqué l'effet sur lequel il avait compté et répondit d'un
ton si lâche à Swann pour que celui-ci ne s'acharnât pas à une réfutation
désormais inutile : « C'est bon, c'est bon ; en tous cas, même
si je me trompe, ce n'est pas un crime, je pense », que Swann aurait voulu
pouvoir dire que l'histoire était vraie et délicieuse. Le docteur qui les avait
écoutés eut l'idée que c'était le cas de dire : Se non è vero, mais
il n'était pas assez sûr des mots et craignit de s'embrouiller.
Après le dîner, Forcheville alla de lui-même vers le docteur.
« Elle n'a pas dû être mal, Mme Verdurin,
et puis c'est une femme avec qui on peut causer, pour moi tout est là. Évidemment
elle commence à avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy,
voilà une petite femme qui a l'air intelligente, ah ! saperlipopette, on
voit tout de suite qu'elle a l'œil américain, celle-là ! Nous parlons de Mme de Crécy »,
dit-il à M. Verdurin qui s'approchait, la pipe à la bouche. « Je me
figure que comme corps de femme…
— J'aimerais mieux l'avoir dans mon lit que le tonnerre »,
dit précipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain que
Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie dont il
craignait que ne revînt pas l'à-propos si la conversation changeait de cours, et
qu'il débita avec cet excès de spontanéité et d'assurance qui cherche à masquer
la froideur et l'émoi inséparables d'une récitation. Forcheville la connaissait,
il la comprit et s'en amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa
gaieté, car il avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que
celui dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. À peine avait-il
commencé à faire le mouvement de tête et d'épaules de quelqu'un qui s'esclaffe
qu'aussitôt il se mettait à tousser comme si, en riant trop fort, il avait
avalé la fumée de sa pipe. Et la gardant toujours au coin de sa bouche, il
prolongeait indéfiniment le simulacre de suffocation et d'hilarité. Ainsi lui
et Mme Verdurin qui, en face, écoutant le peintre qui lui
racontait une histoire, fermait les yeux avant de précipiter son visage dans
ses mains, avaient l'air de deux masques de théâtre qui figuraient différemment
la gaieté.
M. Verdurin avait d'ailleurs fait sagement en ne
retirant pas sa pipe de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de s'éloigner
un instant fit à mi-voix une plaisanterie qu'il avait apprise depuis peu et qu'il
renouvelait chaque fois qu'il avait à aller au même endroit : « Il
faut que j'aille entretenir un instant le duc d'Aumale », de sorte que la
quinte de M. Verdurin recommença.
« Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois
bien que tu vas t'étouffer à te retenir de rire comme ça », lui dit Mme Verdurin
qui venait offrir des liqueurs.
« Quel homme charmant que votre mari, il a de l'esprit
comme quatre, déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un
vieux troupier comme moi, ça ne refuse jamais la goutte.
— M. de Forcheville trouve Odette charmante, dit
M. Verdurin à sa femme.
— Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec
vous. Nous allons combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous
savez, il met un peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner, naturellement,
nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle saison qui vient, nous
allons souvent dîner en plein air. Cela ne vous ennuie pas, les petits dîners
au Bois ? Bien, bien, ce sera très gentil. Est-ce que vous n'allez pas
travailler de votre métier, vous ! » cria-t-elle au petit pianiste, afin
de faire montre, devant un nouveau de l'importance de Forcheville, à la fois de
son esprit et de son pouvoir tyrannique sur les fidèles.
« M. de Forcheville était en train de me dire
du mal de toi », dit Mme Cottard à son mari quand il
rentra au salon.
Et lui, poursuivant l'idée de la noblesse de Forcheville qui
l'occupait depuis le commencement du dîner, lui dit :
« Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus ;
les Putbus étaient aux Croisades, n'est-ce pas ? Ils ont, en Poméranie, un
lac qui est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de
l'arthrite sèche, c'est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme Verdurin,
je crois. »
Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment
après, seul avec Mme Cottard, de compléter le jugement
favorable qu'il avait porté sur son mari :
« Et puis il est intéressant, on voit qu'il connaît du
monde. Dame, ça sait tant de choses, les médecins !
— Je vais jouer la phrase de la sonate pour M. Swann,
dit le pianiste.
— Ah ! bigre ! ce n'est pas au moins le “Serpent
à Sonates” ? » demanda M. de Forcheville pour faire de l'effet.
Mais le docteur Cottard, qui n'avait jamais entendu ce
calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville.
Il s'approcha vivement pour la rectifier :
« Mais non, ce n'est pas serpent à sonates qu'on dit, c'est
serpent à sonnettes », dit-il d'un ton zélé, impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
« Avouez qu'il est drôle, Docteur ?
— Oh ! je le connais depuis si longtemps », répondit
Cottard.
Mais ils se turent ; sous l'agitation des trémolos de
violon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là – et
comme dans un pays de montagne, derrière l'immobilité apparente et vertigineuse
d'une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d'une
promeneuse – la petite phrase venait d'apparaître, lointaine, gracieuse, protégée
par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore. Et Swann, en
son cœur, s'adressa à elle comme à une confidente de son amour, comme à une
amie d'Odette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce
Forcheville.
« Ah ! vous arrivez tard », dit Mme Verdurin
à un fidèle qu'elle n'avait invité qu'en « cure-dents », « nous
avons eu “un” Brichot incomparable, d'une éloquence ! Mais il est parti. N'est-ce
pas, monsieur Swann ? Je crois que c'est la première fois que vous vous
rencontriez avec lui », dit-elle pour lui faire remarquer que c'était à
elle qu'il devait de le connaître. « N'est-ce pas, il a été délicieux, notre
Brichot ? »
Swann s'inclina poliment.
« Non ? il ne vous a pas intéressé ? lui
demanda sèchement Mme Verdurin.
— Mais si, Madame, beaucoup, j'ai été ravi. Il est
peut-être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais
parfois un peu d'hésitations et de douceur, mais on sent qu'il sait tant de
choses et il a l'air d'un bien brave homme. »
Tout le monde se retira fort tard. Les premiers mots de
Cottard à sa femme furent :
« J'ai rarement vu Mme Verdurin aussi
en verve que ce soir.
— Qu'est-ce que c'est exactement que cette Mme Verdurin,
un demi-castor ? » dit Forcheville au peintre à qui il proposa de
revenir avec lui.
Odette le vit s'éloigner avec regret, elle n'osa pas ne pas
revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui
demanda s'il devait entrer chez elle, elle lui dit : « Bien entendu »,
en haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent partis,
Mme Verdurin dit à son mari :
« As-tu remarqué comme Swann a ri d'un rire niais quand
nous avons parlé de Mme La Trémoïlle ? »
Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville
avaient plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour
montrer qu'ils n'étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait d'imiter
leur fierté, mais n'avait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se
traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler l'emportant sur son
intransigeance républicaine, elle disait encore les de La Trémoïlle ou plutôt
par une abréviation en usage dans les paroles des chansons de café-concert et
les légendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les d'La Trémoïlle, mais
elle se rattrapait en disant : « Madame La Trémoïlle. » « La
Duchesse, comme dit Swann », ajouta-t-elle ironiquement avec un
sourire qui prouvait qu'elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son
compte une dénomination aussi naïve et ridicule.
« Je te dirai que je l'ai trouvé extrêmement bête. »
Et M. Verdurin lui répondit :
« Il n'est pas franc, c'est un monsieur cauteleux, toujours
entre le zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle
différence avec Forcheville ! Voilà au moins un homme qui vous dit
carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. Ce n'est
pas comme l'autre qui n'est jamais ni figue ni raisin. Du reste Odette a l'air
de préférer joliment le Forcheville, et je lui donne raison. Et puis enfin, puisque
Swann veut nous la faire à l'homme du monde, au champion des duchesses, au
moins l'autre a son titre ; il est toujours comte de Forcheville », ajouta-t-il
d'un air délicat, comme si, au courant de l'histoire de ce comté, il en
soupesait minutieusement la valeur particulière.
« Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu'il
a cru devoir lancer contre Brichot quelques insinuations venimeuses et assez
ridicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot était aimé dans la maison, c'était
une manière de nous atteindre, de bêcher notre dîner. On sent le bon petit
camarade qui vous débinera en sortant.
— Mais je te l'ai dit, répondit M. Verdurin, c'est
le raté, le petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand. »
064
En réalité il n'y avait pas un fidèle qui ne fût plus
malveillant que Swann ; mais tous ils avaient la précaution d'assaisonner
leurs médisances de plaisanteries connues, d'une petite pointe d'émotion et de
cordialité ; tandis que la moindre réserve que se permettait Swann, dépouillée
des formules de convention telles que : « Ce n'est pas du mal que
nous disons » et auxquelles il dédaignait de s'abaisser, paraissait une
perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse révolte parce
qu'ils n'ont pas d'abord flatté les goûts du public et ne lui ont pas servi les
lieux communs auxquels il est habitué ; c'est de la même manière que Swann
indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, c'était la nouveauté de
son langage qui faisait croire à la noirceur de ses intentions.
Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez
les Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de son
amour.
Il n'avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus
souvent, que le soir ; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en
allant chez elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser d'occuper sa pensée et
à tous moments il cherchait à trouver une occasion d'y intervenir, mais d'une
façon agréable pour elle. Si, à la devanture d'un fleuriste ou d'un joaillier, la
vue d'un arbuste ou d'un bijou le charmait, aussitôt il pensait à les envoyer à
Odette, imaginant le plaisir qu'ils lui avaient procuré ressenti par elle, venant
accroître la tendresse qu'elle avait pour lui, et les faisait porter
immédiatement rue La Pérouse, pour ne pas retarder l'instant où, comme elle
recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près d'elle. Il
voulait surtout qu'elle les reçût avant de sortir pour que la reconnaissance qu'elle
éprouverait lui valût un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les
Verdurin, ou même, qui sait ? si le fournisseur faisait assez diligence, peut-être
une lettre qu'elle lui enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle en personne
chez lui, en une visite supplémentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il
expérimentait sur la nature d'Odette les réactions du dépit, il cherchait par
celles de la gratitude à tirer d'elle des parcelles intimes de sentiment qu'elle
ne lui avait pas révélées encore.
Souvent elle avait des embarras d'argent et, pressée par une
dette, le priait de lui venir en aide. Il en était heureux comme de tout ce qui
pouvait donner à Odette une grande idée de l'amour qu'il avait pour elle, ou simplement
une grande idée de son influence, de l'utilité dont il pouvait lui être. Sans
doute si on lui avait dit au début : « c'est ta situation qui lui
plaît », et maintenant : « c'est pour ta fortune qu'elle t'aime »,
il ne l'aurait pas cru, et n'aurait pas été d'ailleurs très mécontent qu'on se
la figurât tenant à lui – qu'on les sentît unis l'un à l'autre – par quelque
chose d'aussi fort que le snobisme ou l'argent. Mais, même s'il avait pensé que
c'était vrai, peut-être n'eût-il pas souffert de découvrir à l'amour d'Odette
pour lui cet étai plus durable que l'agrément ou les qualités qu'elle pouvait
lui trouver : l'intérêt, l'intérêt qui empêcherait de venir jamais le jour
où elle aurait pu être tentée de cesser de le voir. Pour l'instant, en la
comblant de présents, en lui rendant des services, il pouvait se reposer sur
des avantages extérieurs à sa personne, à son intelligence, du soin épuisant de
lui plaire par lui-même. Et cette volupté d'être amoureux, de ne vivre que d'amour,
de la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la
payait, en dilettante de sensations immatérielles, lui en augmentait la valeur
– comme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de
ses vagues sont délicieux, s'en convaincre ainsi que de la rare qualité de
leurs goûts désintéressés, en louant cent francs par jour la chambre d'hôtel
qui leur permet de les goûter.
Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore
au souvenir du temps où on lui avait parlé d'Odette comme d'une femme
entretenue, et où une fois de plus il s'amusait à opposer cette
personnification étrange : la femme entretenue – chatoyant amalgame d'éléments
inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de
fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux – et cette Odette sur le
visage de qui il avait vu passer les mêmes sentiments de pitié pour un
malheureux, de révolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu'il
avait vu éprouver autrefois par sa propre mère, par ses amis, cette Odette dont
les propos avaient si souvent trait aux choses qu'il connaissait le mieux
lui-même, à ses collections, à sa chambre, à son vieux domestique, au banquier
chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette dernière image du banquier
lui rappela qu'il aurait à y prendre de l'argent. En effet, si ce mois-ci il
venait moins largement à l'aide d'Odette dans ses difficultés matérielles qu'il
n'avait fait le mois dernier où il lui avait donné cinq mille francs, et s'il
ne lui offrait pas une rivière de diamants qu'elle désirait, il ne
renouvellerait pas en elle cette admiration qu'elle avait pour sa générosité, cette
reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et même il risquerait de lui faire
croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les manifestations
devenir moins grandes, avait diminué. Alors, tout d'un coup, il se demanda si
cela, ce n'était pas précisément l'« entretenir » (comme si, en effet,
cette notion d'entretenir pouvait être extraite d'éléments non pas mystérieux
ni pervers, mais appartenant au fond quotidien et privé de sa vie, tels que ce
billet de mille francs, domestique et familier, déchiré et recollé, que son
valet de chambre, après lui avoir payé les comptes du mois et le terme, avait
serré dans le tiroir du vieux bureau où Swann l'avait repris pour l'envoyer
avec quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer à Odette, depuis
qu'il la connaissait (car il ne soupçonna pas un instant qu'elle eût jamais pu
recevoir d'argent de personne avant lui), ce mot qu'il avait cru si
inconciliable avec elle, de « femme entretenue ». Il ne put
approfondir cette idée, car un accès d'une paresse d'esprit qui était chez lui
congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute
lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut
installé partout l'éclairage électrique, on put couper l'électricité dans une
maison. Sa pensée tâtonna un instant dans l'obscurité, il retira ses lunettes, en
essuya les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que
quand il se retrouva en présence d'une idée toute différente, à savoir qu'il
faudrait tâcher d'envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au
lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.
065
Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l'heure
de retrouver Odette chez les Verdurin ou plutôt dans un des restaurants d'été
qu'ils affectionnaient au Bois et surtout à Saint-Cloud, il allait dîner dans
quelqu'une de ces maisons élégantes dont il était jadis le convive habituel. Il
ne voulait pas perdre contact avec des gens qui – savait-on ? – pourraient
peut-être un jour être utiles à Odette et grâce auxquels, en attendant, il
réussissait souvent à lui être agréable. Puis l'habitude qu'il avait eue
longtemps du monde, du luxe, lui en avait donné, en même temps que le dédain, le
besoin, de sorte qu'à partir du moment où les réduits les plus modestes lui
étaient apparus exactement sur le même pied que les plus princières demeures, ses
sens étaient tellement accoutumés aux secondes qu'il eût éprouvé quelque
malaise à se trouver dans les premiers. Il avait la même considération – à un
degré d'identité qu'ils n'auraient pu croire – pour des petits bourgeois qui
faisaient danser au cinquième étage d'un escalier D, palier à gauche, que pour
la princesse de Parme qui donnait les plus belles fêtes de Paris ; mais il
n'avait pas la sensation d'être au bal en se tenant avec les pères dans la
chambre à coucher de la maîtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts
de serviettes, des lits, transformés en vestiaires, sur le couvre-pied desquels
s'entassaient les pardessus et les chapeaux, lui donnait la même sensation d'étouffement
que peut causer aujourd'hui à des gens habitués à vingt ans d'électricité l'odeur
d'une lampe qui charbonne ou d'une veilleuse qui file. Le jour où il dînait en
ville, il faisait atteler pour sept heures et demie ; il s'habillait tout
en songeant à Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pensée
constante d'Odette donnait aux moments où il était loin d'elle le même charme
particulier qu'à ceux où elle était là. Il montait en voiture, mais il sentait
que cette pensée y avait sauté en même temps et s'installait sur ses genoux
comme une bête aimée qu'on emmène partout et qu'il garderait avec lui à table, à
l'insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle, et, éprouvant une
sorte de langueur, se laissait aller à un léger frémissement qui crispait son
cou et son nez, et était nouveau chez lui, tout en fixant à sa boutonnière le
bouquet d'ancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps, surtout
depuis qu'Odette avait présenté Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimé
aller se reposer un peu à la campagne. Mais il n'aurait pas eu le courage de
quitter Paris un seul jour pendant qu'Odette y était. L'air était chaud ; c'étaient
les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau traverser une ville de
pierre pour se rendre en quelque hôtel clos, ce qui était sans cesse devant ses
yeux, c'était un parc qu'il possédait près de Combray, où, dès quatre heures, avant
d'arriver au plant d'asperges, grâce au vent qui vient des champs de Méséglise,
on pouvait goûter sous une charmille autant de fraîcheur qu'au bord de l'étang
cerné de myosotis et de glaïeuls, et où, quand il dînait, enlacées par son
jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les roses.
Après dîner, si le rendez-vous au Bois ou à Saint-Cloud
était de bonne heure, il partait si vite en sortant de table – surtout si la
pluie menaçait de tomber et de faire rentrer plus tôt les « fidèles »
– qu'une fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dîné tard et que Swann
avait quittée avant qu'on servît le café pour rejoindre les Verdurin dans l'île
du Bois) dit :
« Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une
maladie de la vessie, on l'excuserait de filer ainsi. Mais tout de même il se
moque du monde. »
Il se disait que le charme du printemps qu'il ne pouvait pas
aller goûter à Combray, il le trouverait du moins dans l'île des Cygnes ou à
Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser qu'à Odette, il ne savait même pas
s'il avait senti l'odeur des feuilles, s'il y avait eu du clair de lune. Il
était accueilli par la petite phrase de la sonate jouée dans le jardin sur le
piano du restaurant. S'il n'y en avait pas là, les Verdurin prenaient une
grande peine pour en faire descendre un d'une chambre ou d'une salle à manger :
ce n'est pas que Swann fût rentré en faveur auprès d'eux, au contraire. Mais l'idée
d'organiser un plaisir ingénieux pour quelqu'un, même pour quelqu'un qu'ils n'aimaient
pas, développait chez eux, pendant les moments nécessaires à ces préparatifs, des
sentiments éphémères et occasionnels de sympathie et de cordialité. Parfois il
se disait que c'était un nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se
contraignait à faire attention aux arbres, au ciel. Mais l'agitation où le
mettait la présence d'Odette, et aussi un léger malaise fébrile qui ne le
quittait guère depuis quelque temps, le privait du calme et du bien-être qui
sont le fond indispensable aux impressions que peut donner la nature.
066
Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, comme
pendant le dîner il venait de dire que le lendemain il avait un banquet d'anciens
camarades, Odette lui avait répondu en pleine table, devant Forcheville, qui
était maintenant un des fidèles, devant le peintre, devant Cottard :
« Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous
verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard. »
Bien que Swann n'eût encore jamais pris bien sérieusement
ombrage de l'amitié d'Odette pour tel ou tel fidèle, il éprouvait une douceur
profonde à l'entendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur,
leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation privilégiée qu'il avait chez
elle et la préférence pour lui qui y était impliquée. Certes Swann avait
souvent pensé qu'Odette n'était à aucun degré une femme remarquable, et la
suprématie qu'il exerçait sur un être qui lui était si inférieur n'avait rien qui
dût lui paraître si flatteur à voir proclamer à la face des « fidèles »,
mais depuis qu'il s'était aperçu qu'à beaucoup d'hommes Odette semblait une
femme ravissante et désirable, le charme qu'avait pour eux son corps avait
éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les
moindres parties de son cœur. Et il avait commencé d'attacher un prix
inestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il l'asseyait sur ses
genoux, lui faisait dire ce qu'elle pensait d'une chose, d'une autre, où il
recensait les seuls biens à la possession desquels il tînt maintenant sur terre.
Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec
effusion, cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissance qu'il
lui témoignait, l'échelle des plaisirs qu'elle pouvait lui causer, et dont le
suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et l'y
rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.
Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse,
il n'avait à sa disposition que sa victoria ; un ami lui proposa de le
reconduire chez lui en coupé, et comme Odette, par le fait qu'elle lui avait
demandé de venir, lui avait donné la certitude qu'elle n'attendait personne, c'est
l'esprit tranquille et le cœur content que, plutôt que de partir ainsi dans la
pluie, il serait rentré chez lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait qu'il
n'avait pas l'air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la
fin de la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où il
l'aurait particulièrement désiré.
Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s'excusait
de n'avoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien tard, l'orage
l'avait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu'elle
ne le garderait pas plus d'une demi-heure, qu'à minuit elle le renverrait ;
et, peu après, elle se sentit fatiguée et désira s'endormir.
« Alors, pas de catleyas ce soir ? lui dit-il, moi
qui espérais un bon petit catleya. »
Et d'un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit :
« Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois
bien que je suis souffrante !
— Cela t'aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n'insiste
pas. »
Elle le pria d'éteindre la lumière avant de s'en aller, il
referma lui-même les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentré chez
lui, l'idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu'un ce
soir, qu'elle avait seulement simulé la fatigue et qu'elle ne lui avait demandé
d'éteindre que pour qu'il crût qu'elle allait s'endormir, qu'aussitôt qu'il
avait été parti, elle avait rallumé, et fait entrer celui qui devait passer la
nuit auprès d'elle. Il regarda l'heure. Il y avait à peu près une heure et demie
qu'il l'avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près
de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait,
derrière, son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa
chambre à coucher pour qu'elle vînt lui ouvrir ; il descendit de voiture, tout
était désert et noir dans ce quartier, il n'eut que quelques pas à faire à pied
et déboucha presque devant chez elle. Parmi l'obscurité de toutes les fenêtres
éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d'où débordait – entre
les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée – la lumière qui
remplissait la chambre et qui, tant d'autres soirs, du plus loin qu'il l'apercevait
en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est
là qui t'attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant :
« elle est là avec celui qu'elle attendait ». Il voulait savoir qui ;
il se glissa le long du mur jusqu'à la fenêtre, mais entre les lames obliques
des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le
silence de la nuit le murmure d'une conversation. Certes, il souffrait de voir
cette lumière dans l'atmosphère d'or de laquelle se mouvait derrière le châssis
le couple invisible et détesté, d'entendre ce murmure qui révélait la présence
de celui qui était venu après son départ, la fausseté d'Odette, le bonheur qu'elle
était en train de goûter avec lui.
Et pourtant il était content d'être venu : le tourment
qui l'avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de
son vague, maintenant que l'autre vie d'Odette, dont il avait eu, à ce
moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein
par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le
voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait
frapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi
du moins, Odette apprendrait qu'il avait su, qu'il avait vu la lumière et
entendu la causerie, et lui, qui tout à l'heure, se la représentait comme se
riant avec l'autre de ses illusions, maintenant, c'était eux qu'il voyait, confiants
dans leur erreur, trompés en somme par lui qu'ils croyaient bien loin d'ici et
qui, lui, savait déjà qu'il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu'il
ressentait en ce moment de presque agréable, c'était autre chose aussi que l'apaisement
d'un doute et d'une douleur : un plaisir de l'intelligence. Si, depuis qu'il
était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de l'intérêt
délicieux qu'il leur trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient
éclairées par le souvenir d'Odette, maintenant, c'était une autre faculté de sa
studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais d'une
vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa
lumière que d'elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d'un
prix infini et presque d'une beauté désintéressée, les actions d'Odette, ses
relations, ses projets, son passé. À toute autre époque de sa vie, les petits
faits et gestes quotidiens d'une personne avaient toujours paru sans valeur à
Swann si on lui en faisait le commérage, il le trouvait insignifiant, et, tandis
qu'il l'écoutait, ce n'était que sa plus vulgaire attention qui y était
intéressée ; c'était pour lui un des moments où il se sentait le plus
médiocre. Mais dans cette étrange période de l'amour, l'individuel prend
quelque chose de si profond, que cette curiosité qu'il sentait s'éveiller en
lui à l'égard des moindres occupations d'une femme, c'était celle qu'il avait
eue autrefois pour l'Histoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu'ici, espionner
devant une fenêtre, qui sait ? demain, peut-être faire parler habilement
les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait
plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des
témoignages et l'interprétation des monuments, que des méthodes d'investigation
scientifique d'une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la
recherche de la vérité.
Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment
de honte en pensant qu'Odette allait savoir qu'il avait eu des soupçons, qu'il
était revenu, qu'il s'était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l'horreur
qu'elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu'il allait faire
était bien maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis qu'en ce
moment encore, tant qu'il n'avait pas frappé, peut-être, même en le trompant, l'aimait-elle.
Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l'impatience
d'un plaisir immédiat ! Mais le désir de connaître la vérité était plus
fort et lui sembla plus noble. Il savait que la réalité de circonstances qu'il
eût donné sa vie pour restituer exactement, était lisible derrière cette
fenêtre striée de lumière, comme sous la couverture enluminée d'or d'un de ces
manuscrits précieux à la richesse artistique elle-même desquels le savant qui
les consulte ne peut rester indifférent. Il éprouvait une volupté à connaître
la vérité qui le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d'une
matière translucide, si chaude et si belle. Et puis l'avantage qu'il se sentait
– qu'il avait tant besoin de se sentir – sur eux, était peut-être moins de
savoir, que de pouvoir leur montrer qu'il savait. Il se haussa sur la pointe
des pieds. Il frappa. On n'avait pas entendu, il refrappa plus fort, la
conversation s'arrêta. Une voix d'homme dont il chercha à distinguer auquel de
ceux des amis d'Odette qu'il connaissait elle pouvait appartenir demanda :
« Qui est là ? »
Il n'était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une
fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n'y avait plus
moyen de reculer et, puisqu'elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l'air
trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d'un air
négligent et gai :
« Ne vous dérangez pas, je passais par là, j'ai vu de
la lumière, j'ai voulu savoir si vous n'étiez plus souffrante. »
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la
fenêtre, l'un tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre
inconnue. Ayant l'habitude, quand il venait chez Odette très tard, de
reconnaître sa fenêtre à ce que c'était la seule éclairée entre les fenêtres
toutes pareilles, il s'était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui
appartenait à la maison voisine. Il s'éloigna en s'excusant et rentra chez lui,
heureux que la satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu'après
avoir simulé depuis si longtemps vis-à-vis d'Odette une sorte d'indifférence, il
ne lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu'il l'aimait trop, qui, entre
deux amants, dispense, à tout jamais, d'aimer assez, celui qui la reçoit.
067
Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n'y songeait plus. Mais, par
moments, un mouvement de sa pensée venait en rencontrer le souvenir qu'elle n'avait
pas aperçu, le heurtait, l'enfonçait plus avant, et Swann avait ressenti une
douleur brusque et profonde. Comme si ç'avait été une douleur physique, les
pensées de Swann ne pouvaient pas l'amoindrir ; mais du moins la douleur
physique, parce qu'elle est indépendante de la pensée, la pensée peut s'arrêter
sur elle, constater qu'elle a diminué, qu'elle a momentanément cessé. Mais
cette douleur-là, la pensée, rien qu'en se la rappelant, la recréait. Vouloir n'y
pas penser, c'était y penser encore, en souffrir encore. Et quand, causant avec
des amis, il oubliait son mal, tout d'un coup un mot qu'on lui disait le
faisait changer de visage, comme un blessé dont un maladroit vient de toucher
sans précaution le membre douloureux. Quand il quittait Odette, il était
heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires qu'elle avait eus, railleurs
en parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tête qu'elle
avait détachée de son axe pour l'incliner, la laisser tomber, presque malgré
elle, sur ses lèvres, comme elle avait fait la première fois en voiture, les
regards mourants qu'elle lui avait jetés pendant qu'elle était dans ses bras, tout
en contractant frileusement contre l'épaule sa tête inclinée.
Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était l'ombre de
son amour, se complétait du double de ce nouveau sourire qu'elle lui avait
adressé le soir même – et qui, inverse maintenant, raillait Swann et se
chargeait d'amour pour un autre –, de cette inclinaison de sa tête mais
renversée vers d'autres lèvres, et, données à un autre, de toutes les marques
de tendresse qu'elle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux qu'il
emportait de chez elle étaient comme autant d'esquisses, de « projets »
pareils à ceux que vous soumet un décorateur, et qui permettaient à Swann de se
faire une idée des attitudes ardentes ou pâmées qu'elle pouvait avoir avec d'autres.
De sorte qu'il en arrivait à regretter chaque plaisir qu'il goûtait près d'elle,
chaque caresse inventée et dont il avait eu l'imprudence de lui signaler la
douceur, chaque grâce qu'il lui découvrait, car il savait qu'un instant après, elles
allaient enrichir d'instruments nouveaux son supplice.
Celui-ci était rendu plus cruel encore quand revenait à
Swann le souvenir d'un bref regard qu'il avait surpris, il y avait quelques
jours, et pour la première fois, dans les yeux d'Odette. C'était après dîner, chez
les Verdurin. Soit que Forcheville, sentant que Saniette, son beau-frère, n'était
pas en faveur chez eux, eût voulu le prendre comme tête de Turc et briller
devant eux à ses dépens, soit qu'il eût été irrité par un mot maladroit que
celui-ci venait de lui dire et qui, d'ailleurs, passa inaperçu pour les
assistants qui ne savaient pas quelle allusion désobligeante il pouvait
renfermer, bien contre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune, soit
enfin qu'il cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la
maison quelqu'un qui le connaissait trop bien et qu'il savait trop délicat pour
qu'il ne se sentît pas gêné à certains moments rien que de sa présence, Forcheville
répondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossièreté, se mettant
à l'insulter, s'enhardissant, au fur et à mesure qu'il vociférait, de l'effroi,
de la douleur, des supplications de l'autre, que le malheureux, après avoir
demandé à Mme Verdurin s'il devait rester, et n'ayant pas reçu
de réponse, s'était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait
assisté impassible à cette scène, mais quand la porte se fut refermée sur
Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans l'expression
habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver, dans la bassesse, de
plain-pied avec Forcheville, elle avait brillanté ses prunelles d'un sourire
sournois de félicitations pour l'audace qu'il avait eue, d'ironie pour celui
qui en avait été victime ; elle lui avait jeté un regard de complicité
dans le mal, qui voulait si bien dire : « Voilà une exécution, ou je
ne m'y connais pas. Avez-vous vu son air penaud ? il en pleurait », que
Forcheville, quand ses yeux rencontrèrent ce regard, dégrisé soudain de la
colère ou de la simulation de colère dont il était encore chaud, sourit et
répondit :
« Il n'avait qu'à être aimable, il serait encore ici, une
bonne correction peut être utile à tout âge. »
Un jour que Swann était sorti au milieu de l'après-midi pour
faire une visite, n'ayant pas trouvé la personne qu'il voulait rencontrer, il
eut l'idée d'entrer chez Odette à cette heure où il n'allait jamais chez elle, mais
où il savait qu'elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire
des lettres avant l'heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un peu sans
la déranger. Le concierge lui dit qu'il croyait qu'elle était là ; il
sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher, mais on n'ouvrit pas. Anxieux,
irrité, il alla dans la petite rue où donnait l'autre face de l'hôtel, se mit
devant la fenêtre de la chambre d'Odette ; les rideaux l'empêchaient de
rien voir, il frappa avec force aux carreaux, appela ; personne n'ouvrit. Il
vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant qu'après tout, il s'était
peut-être trompé en croyant entendre des pas ; mais il en resta si
préoccupé qu'il ne pouvait penser à autre chose. Une heure après, il revint. Il
la trouva ; elle lui dit qu'elle était chez elle tantôt quand il avait
sonné, mais dormait ; la sonnette l'avait éveillée, elle avait deviné que
c'était Swann, elle avait couru après lui, mais il était déjà parti. Elle avait
bien entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un
de ces fragments d'un fait exact que les menteurs pris de court se consolent de
faire entrer dans la composition du fait faux qu'ils inventent, croyant y faire
sa part et y dérober sa ressemblance à la Vérité. Certes quand Odette venait de
faire quelque chose qu'elle ne voulait pas révéler, elle le cachait bien au
fond d'elle-même. Mais dès qu'elle se trouvait en présence de celui à qui elle
voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées s'effondraient, ses
facultés d'invention et de raisonnement étaient paralysées, elle ne trouvait
plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose, et elle
rencontrait à sa portée précisément la chose qu'elle avait voulu dissimuler et
qui, étant vraie, était seule restée là. Elle en détachait un petit morceau, sans
importance par lui-même, se disant qu'après tout c'était mieux ainsi puisque c'était
un détail véritable qui n'offrait pas les mêmes dangers qu'un détail faux.
« Ça du moins, c'est vrai, se disait-elle, c'est toujours autant de gagné,
il peut s'informer, il reconnaîtra que c'est vrai, ce n'est toujours pas ça qui
me trahira. » Elle se trompait, c'était cela qui la trahissait, elle ne se
rendait pas compte que ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient s'emboîter
que dans les détails contigus du fait vrai dont elle l'avait arbitrairement
détaché et qui, quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le
placerait, révéleraient toujours par la matière excédente et les vides non
remplis, que ce n'était pas d'entre ceux-là qu'il venait. « Elle avoue qu'elle
m'avait entendu sonner, puis frapper, et qu'elle avait cru que c'était moi, qu'elle
avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne s'arrange pas avec le
fait qu'elle n'ait pas fait ouvrir. »
Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il
pensait que, livrée à elle-même, Odette produirait peut-être quelque mensonge
qui serait un faible indice de la vérité ; elle parlait ; il ne l'interrompait
pas, il recueillait avec une piété avide et douloureuse ces mots qu'elle lui
disait et qu'il sentait (justement parce qu'elle la cachait derrière eux tout
en lui parlant) garder vaguement, comme le voile sacré, l'empreinte, dessiner l'incertain
modelé, de cette réalité infiniment précieuse et hélas ! introuvable :
– ce qu'elle faisait tantôt à trois heures, quand il était venu – de laquelle
il ne posséderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges, et
qui n'existait plus que dans le souvenir recéleur de cet être qui la
contemplait sans savoir l'apprécier, mais ne la lui livrerait pas. Certes il se
doutait bien par moments qu'en elles-mêmes les actions quotidiennes d'Odette n'étaient
pas passionnément intéressantes, et que les relations qu'elle pouvait avoir
avec d'autres hommes n'exhalaient pas naturellement, d'une façon universelle et
pour tout être pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fièvre du
suicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse n'existaient
qu'en lui comme une maladie, et que, quand celle-ci serait guérie, les actes d'Odette,
les baisers qu'elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de
tant d'autres femmes. Mais que la curiosité douloureuse que Swann y portait
maintenant n'eût sa cause qu'en lui, n'était pas pour lui faire trouver
déraisonnable de considérer cette curiosité comme importante et de mettre tout
en œuvre pour lui donner satisfaction. C'est que Swann arrivait à un âge dont
la philosophie – favorisée par celle de l'époque, par celle aussi du milieu où
Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il
était convenu qu'on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on
ne trouvait de réel et d'incontestable que les goûts de chacun – n'est déjà
plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque médicale, d'hommes
qui au lieu d'extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dégager
de leurs années déjà écoulées un résidu fixe d'habitudes, de passions qu'ils
puissent considérer en eux comme caractéristiques et permanentes et auxquelles,
délibérément, ils veilleront d'abord que le genre d'existence qu'ils adoptent
puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de faire dans sa vie la part de
la souffrance qu'il éprouvait à ignorer ce qu'avait fait Odette, aussi bien que
la part de la recrudescence qu'un climat humide causait à son eczéma ; de
prévoir dans son budget une disponibilité importante pour obtenir sur l'emploi
des journées d'Odette des renseignements sans lesquels il se sentirait
malheureux, aussi bien qu'il en réservait pour d'autres goûts dont il savait qu'il
pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu'il fût amoureux, comme celui des
collections et de la bonne cuisine.
068
Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui
demanda de rester encore et le retint même vivement, en lui prenant le bras, au
moment où il allait ouvrir la porte pour sortir. Mais il n'y prit pas garde, car,
dans la multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent
une conversation, il est inévitable que nous passions, sans y rien remarquer
qui éveille notre attention, près de ceux qui cachent une vérité que nos
soupçons cherchent au hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux
sous lesquels il n'y a rien. Elle lui redisait tout le temps : « Quel
malheur que toi, qui ne viens jamais l'après-midi, pour une fois que cela t'arrive,
je ne t'aie pas vu. » Il savait bien qu'elle n'était pas assez amoureuse
de lui pour avoir un regret si vif d'avoir manqué sa visite, mais comme elle
était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l'avait
contrarié, il trouva tout naturel qu'elle le fût cette fois de l'avoir privé de
ce plaisir de passer une heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais
pour lui. C'était pourtant une chose assez peu importante pour que l'air
douloureux qu'elle continuait d'avoir finît par l'étonner. Elle rappelait ainsi
plus encore qu'il ne le trouvait d'habitude, les figures de femmes du peintre
de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navré qui semble
succomber sous le poids d'une douleur trop lourde pour elles, simplement quand
elles laissent l'enfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent Moïse verser
de l'eau dans une auge. Il lui avait déjà vu une fois une telle tristesse, mais
ne savait plus quand. Et tout d'un coup, il se rappela : c'était quand
Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin le lendemain de ce
dîner où elle n'était pas venue sous prétexte qu'elle était malade et en
réalité pour rester avec Swann. Certes, eût-elle été la plus scrupuleuse des
femmes qu'elle n'aurait pu avoir de remords d'un mensonge aussi innocent. Mais
ceux que faisait couramment Odette l'étaient moins et servaient à empêcher des
découvertes qui auraient pu lui créer, avec les uns ou avec les autres, de
terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu
armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait envie de pleurer, par
fatigue, comme certains enfants qui n'ont pas dormi. Puis elle savait que son
mensonge lésait d'ordinaire gravement l'homme à qui elle le faisait, et à la
merci duquel elle allait peut-être tomber si elle mentait mal. Alors elle se
sentait à la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait à faire un
mensonge insignifiant et mondain, par association de sensations et de souvenirs,
elle éprouvait le malaise d'un surmenage et le regret d'une méchanceté.
Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à Swann
pour qu'elle eût ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient
fléchir sous l'effort qu'elle s'imposait, et demander grâce ? Il eut l'idée
que ce n'était pas seulement la vérité sur l'incident de l'après-midi qu'elle s'efforçait
de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-être de non encore
survenu et de tout prochain, et qui pourrait l'éclairer sur cette vérité. À ce
moment, il entendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais
ses paroles n'étaient qu'un gémissement : son regret de ne pas avoir vu
Swann dans l'après-midi, de ne pas lui avoir ouvert, était devenu un véritable
désespoir.
On entendit la porte d'entrée se refermer et le bruit d'une
voiture, comme si repartait une personne – celle probablement que Swann ne
devait pas rencontrer – à qui on avait dit qu'Odette était sortie. Alors en
songeant que rien qu'en venant à une heure où il n'en avait pas l'habitude, il
s'était trouvé déranger tant de choses qu'elle ne voulait pas qu'il sût, il
éprouva un sentiment de découragement, presque de détresse. Mais comme il
aimait Odette, comme il avait l'habitude de tourner vers elle toutes ses
pensées, la pitié qu'il eût pu s'inspirer à lui-même, ce fut pour elle qu'il la
ressentit, et il murmura : « Pauvre chérie ! » Quand il la
quitta, elle prit plusieurs lettres qu'elle avait sur sa table et lui demanda s'il
ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les emporta et, une fois rentré, s'aperçut
qu'il avait gardé les lettres sur lui. Il retourna jusqu'à la poste, les tira
de sa poche et avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles
étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait
dans sa main. Il se disait : « Si je voyais ce qu'il y a dedans, je
saurais comment elle l'appelle, comment elle lui parle, s'il y a quelque chose
entre eux. Peut-être même qu'en ne la regardant pas, je commets une
indélicatesse à l'égard d'Odette, car c'est la seule manière de me délivrer d'un
soupçon peut-être calomnieux pour elle, destiné en tous cas à la faire souffrir
et que rien ne pourrait plus détruire, une fois la lettre partie. »
Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé
sur lui cette dernière lettre. Il alluma une bougie et en approcha l'enveloppe
qu'il n'avait pas osé ouvrir. D'abord il ne put rien lire, mais l'enveloppe
était mince, et en la faisant adhérer à la carte dure qui y était incluse, il
put à travers sa transparence lire les derniers mots. C'était une formule finale
très froide. Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre adressée à
Forcheville, c'eût été Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il
aurait pu voir des mots autrement tendres ! Il maintint immobile la carte
qui dansait dans l'enveloppe plus grande qu'elle, puis, la faisant glisser avec
le pouce, en amena successivement les différentes lignes sous la partie de l'enveloppe
qui n'était pas doublée, la seule à travers laquelle on pouvait lire.
Malgré cela il ne distinguait pas bien. D'ailleurs cela ne
faisait rien, car il en avait assez vu pour se rendre compte qu'il s'agissait d'un
petit événement sans importance et qui ne touchait nullement à des relations
amoureuses ; c'était quelque chose qui se rapportait à un oncle d'Odette. Swann
avait bien lu au commencement de la ligne : « J'ai eu raison », mais
ne comprenait pas ce qu'Odette avait eu raison de faire, quand soudain, un mot
qu'il n'avait pas pu déchiffrer d'abord apparut et éclaira le sens de la phrase
tout entière : « J'ai eu raison d'ouvrir, c'était mon oncle. » D'ouvrir !
alors Forcheville était là tantôt quand Swann avait sonné et elle l'avait fait
partir, d'où le bruit qu'il avait entendu.
Alors il lut toute la lettre ; à la fin elle s'excusait
d'avoir agi aussi sans façon avec lui et lui disait qu'il avait oublié ses
cigarettes chez elle, la même phrase qu'elle avait écrite à Swann une des
premières fois qu'il était venu. Mais pour Swann elle avait ajouté :
« puissiez-vous y avoir laissé votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le
reprendre ». Pour Forcheville rien de tel : aucune allusion qui pût
faire supposer une intrigue entre eux. À vrai dire d'ailleurs, Forcheville
était en tout ceci plus trompé que lui puisque Odette lui écrivait pour lui
faire croire que le visiteur était son oncle. En somme c'était lui, Swann, l'homme
à qui elle attachait de l'importance et pour qui elle avait congédié l'autre. Et
pourtant, s'il n'y avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi n'avoir pas
ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit : « J'ai bien fait d'ouvrir,
c'était mon oncle » ? si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là, comment
Forcheville pourrait-il même s'expliquer qu'elle eût pu ne pas ouvrir ? Swann
restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe qu'Odette
lui avait remise sans crainte, tant était absolue la confiance qu'elle avait en
sa délicatesse, mais à travers le vitrage transparent de laquelle se dévoilait
à lui, avec le secret d'un incident qu'il n'aurait jamais cru possible de
connaître, un peu de la vie d'Odette, comme dans une étroite section lumineuse
pratiquée à même l'inconnu. Puis sa jalousie s'en réjouissait, comme si cette
jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de tout ce qui la
nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même. Maintenant elle avait un aliment et
Swann allait pouvoir commencer à s'inquiéter chaque jour des visites qu'Odette
avait reçues vers cinq heures, à chercher à apprendre où se trouvait
Forcheville à cette heure-là. Car la tendresse de Swann continuait à garder le
même caractère que lui avait imprimé dès le début à la fois l'ignorance où il
était de l'emploi des journées d'Odette et la paresse cérébrale qui l'empêchait
de suppléer à l'ignorance par l'imagination. Il ne fut pas jaloux d'abord de
toute la vie d'Odette, mais des seuls moments où une circonstance, peut-être
mal interprétée, l'avait amené à supposer qu'Odette avait pu le tromper. Sa
jalousie, comme une pieuvre qui jette une première, puis une seconde, puis une
troisième amarre, s'attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis
à un autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses
souffrances. Elles n'étaient que le souvenir, la perpétuation d'une souffrance
qui lui était venue du dehors.
Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de
Forcheville, l'emmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait qu'elle
était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans l'hôtel et qu'elle-même
les désirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les
assemblées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des hommes comme
si elle l'eût cruellement blessé. Et comment n'aurait-il pas été misanthrope
quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette ? Et ainsi
sa jalousie, plus encore que n'avait fait le goût voluptueux et riant qu'il
avait eu d'abord pour Odette, altérait le caractère de Swann et changeait du
tout au tout, aux yeux des autres, l'aspect même des signes extérieurs par
lesquels ce caractère se manifestait.
069
Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par
Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois.
Au moment où on se préparait à partir, il remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin
et plusieurs des invités et crut comprendre qu'on rappelait au pianiste de
venir le lendemain à une partie à Chatou ; or, lui, Swann, n'y était pas
invité.
Les Verdurin n'avaient parlé qu'à demi-voix et en termes
vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s'écria :
« Il ne faudra aucune lumière et qu'il joue la sonate Clair
de lune dans l'obscurité pour mieux voir s'éclairer les choses. »
Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux
pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de
garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une
nullité intense du regard, où l'immobile signe d'intelligence du complice se
dissimule sous les sourires de l'ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s'aperçoivent
d'une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à
celui qui en est l'objet. Odette eut soudain l'air d'une désespérée qui renonce
à lutter contre les difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait
anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce
restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des
explications, obtenir qu'elle n'allât pas le lendemain à Chatou ou qu'elle l'y fît
inviter, et apaiser dans ses bras l'angoisse qu'il ressentait. Enfin on demanda
les voitures. Mme Verdurin dit à Swann : « Alors, adieu,
à bientôt, n'est-ce pas ? » tâchant par l'amabilité du regard et la
contrainte du sourire de l'empêcher de penser qu'elle ne lui disait pas, comme
elle eût toujours fait jusqu'ici : « À demain à Chatou, à après-demain
chez moi. »
M. et Mme Verdurin firent monter avec
eux Forcheville, la voiture de Swann s'était rangée derrière la leur dont il
attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.
« Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin,
nous avons une petite place pour vous à côté de M. de Forcheville.
— Oui, Madame, répondit Odette.
— Comment, mais je croyais que je vous reconduisais »,
s'écria Swann, disant sans dissimulation les mots nécessaires, car la portière
était ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans
elle dans l'état où il était.
« Mais Mme Verdurin m'a demandé…
— Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l'avons
laissée assez de fois, dit Mme Verdurin.
— Mais c'est que j'avais une chose importante à dire à
Madame.
— Eh bien ! vous la lui écrirez…
— Adieu », lui dit Odette en lui tendant la main.
Il essaya de sourire mais il avait l'air atterré.
« As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant
avec nous ? dit Mme Verdurin à son mari quand ils furent
rentrés. J'ai cru qu'il allait me manger, parce que nous ramenions Odette. C'est
d'une inconvenance, vraiment ! Alors, qu'il dise tout de suite que nous
tenons une maison de rendez-vous ! Je ne comprends pas qu'Odette supporte
des manières pareilles. Il a absolument l'air de dire : vous m'appartenez.
Je dirai ma manière de penser à Odette, j'espère qu'elle comprendra. »
Et elle ajouta encore, un instant après, avec colère :
« Non, mais voyez-vous, cette sale bête ! » employant sans s'en
rendre compte, et peut-être en obéissant au même besoin obscur de se justifier
– comme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas mourir – les mots qu'arrachent
les derniers sursauts d'un animal inoffensif qui agonise, au paysan qui est en
train de l'écraser.
Et quand la voiture de Mme Verdurin fut
partie et que celle de Swann s'avança, son cocher le regardant lui demanda s'il
n'était pas malade ou s'il n'était pas arrivé de malheur.
Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par
le Bois, qu'il rentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu
factice qu'il avait pris jusqu'ici quand il détaillait les charmes du petit
noyau et exaltait la magnanimité des Verdurin. Mais de même que les propos, les
sourires, les baisers d'Odette lui devenaient aussi odieux qu'il les avait
trouvés doux, s'ils étaient adressés à d'autres que lui, de même, le salon des
Verdurin, qui tout à l'heure encore lui semblait amusant, respirant un goût
vrai pour l'art et même une sorte de noblesse morale, maintenant que c'était un
autre que lui qu'Odette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait
ses ridicules, sa sottise, son ignominie.
Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à
Chatou. « D'abord cette idée d'aller à Chatou ! Comme des merciers
qui viennent de fermer leur boutique ! Vraiment ces gens sont sublimes de
bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister réellement, ils doivent sortir du
théâtre de Labiche ! »
Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. « Est-ce
assez grotesque, cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui
se croiraient perdus, ma parole, s'ils ne se retrouvaient pas tous demain à
Chatou ! » Hélas ! il y aurait aussi le peintre, le peintre
qui aimait à « faire des mariages », qui inviterait Forcheville à venir
avec Odette à son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillée
pour cette partie de campagne, « car elle est si vulgaire et surtout, la
pauvre petite, elle est tellement bête !!! »
Il entendait les plaisanteries que ferait Mme Verdurin
après dîner, les plaisanteries qui, quel que fût l'ennuyeux qu'elles eussent
pour cible, l'avaient toujours amusé parce qu'il voyait Odette en rire, en rire
avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que c'était peut-être de lui qu'on
allait faire rire Odette. « Quelle gaieté fétide ! » disait-il
en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu'il avait lui-même
la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col
de sa chemise. « Et comment une créature dont le visage est fait à l'image
de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ?
Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se
laisser offusquer par de tels relents. C'est vraiment incroyable de penser qu'un
être humain peut ne pas comprendre qu'en se permettant un sourire à l'égard d'un
semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu'à une fange d'où
il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J'habite
à trop de milliers de mètres d'altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et
clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les
plaisanteries d'une Verdurin », s'écria-t-il, en relevant la tête, en
redressant fièrement son corps en arrière. « Dieu m'est témoin que j'ai
sincèrement voulu tirer Odette de là, et l'élever dans une atmosphère plus
noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à
bout », se dit-il, comme si cette mission d'arracher Odette à une
atmosphère de sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et
comme s'il ne se l'était pas donnée seulement depuis qu'il pensait que ces
sarcasmes l'avaient peut-être lui-même pour objet et tentaient de détacher
Odette de lui.
Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de
lune et les mines de Mme Verdurin s'effrayant du mal que la
musique de Beethoven allait faire à ses nerfs : « Idiote, menteuse !
s'écria-t-il, et ça croit aimer l'Art ! » Elle dirait à Odette,
après lui avoir insinué adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme
elle avait fait si souvent pour lui : « Vous allez faire une petite
place à côté de vous à M. de Forcheville. » « Dans l'obscurité !
maquerelle, entremetteuse ! » « Entremetteuse », c'était le
nom qu'il donnait aussi à la musique qui les convierait à se taire, à rêver
ensemble, à se regarder, à se prendre la main. Il trouvait du bon à la sévérité
contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française.
En somme la vie qu'on menait chez les Verdurin et qu'il
avait appelée si souvent « la vraie vie » lui semblait la pire de
toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. « C'est vraiment, disait-il,
ce qu'il y a de plus bas dans l'échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul
doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin ! Au fond, comme les
gens du monde, dont on peut médire, mais qui tout de même sont autre chose que
ces bandes de voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les
connaître, d'y salir même le bout de leurs doigts ! Quelle divination dans
ce Noli me tangere du faubourg Saint-Germain ! » Il avait
quitté depuis bien longtemps les allées du Bois, il était presque arrivé chez
lui, que, pas encore dégrisé de sa douleur et de la verve d'insincérité dont
les intonations menteuses, la sonorité artificielle de sa propre voix lui
versaient d'instant en instant plus abondamment l'ivresse, il continuait encore
à pérorer tout haut dans le silence de la nuit : « Les gens du monde
ont leurs défauts que personne ne reconnaît mieux que moi, mais enfin ce sont
tout de même des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme
élégante que j'ai connue était loin d'être parfaite, mais enfin il y avait tout
de même chez elle un fond de délicatesse, une loyauté dans les procédés qui l'auraient
rendue, quoi qu'il arrivât, incapable d'une félonie et qui suffisent à mettre
des abîmes entre elle et une mégère comme la Verdurin. Verdurin ! quel nom !
Ah ! on peut dire qu'ils sont complets, qu'ils sont beaux dans leur genre !
Dieu merci, il n'était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité avec
cette infamie, avec ces ordures. »
Mais, comme les vertus qu'il attribuait tantôt encore aux
Verdurin n'auraient pas suffi, même s'ils les avaient vraiment possédées, mais
s'ils n'avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette
ivresse où il s'attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à
travers d'autres personnes, ne pouvait lui venir que d'Odette, – de même, l'immoralité,
eût-elle été réelle, qu'il trouvait aujourd'hui aux Verdurin aurait été
impuissante, s'ils n'avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à
déchaîner son indignation et à lui faire flétrir « leur infamie ». Et
sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se
refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et la
joie d'en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme s'ils
étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée. Celle-ci,
en effet, pendant qu'il se livrait à ces invectives, était probablement, sans
qu'il s'en aperçût, occupée d'un objet tout à fait différent, car une fois
arrivé chez lui, à peine eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se
frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en s'écriant d'une voix
naturelle cette fois : « Je crois que j'ai trouvé le moyen de me
faire inviter demain au dîner de Chatou ! » Mais le moyen devait être
mauvais, car Swann ne fut pas invité : le docteur Cottard qui, appelé en
province pour un cas grave, n'avait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours
et n'avait pu aller à Chatou, dit, le lendemain de ce dîner, en se mettant à
table chez eux :
« Mais, est-ce que nous ne verrons pas M. Swann, ce
soir ? Il est bien ce qu'on appelle un ami personnel du…
— Mais j'espère bien que non ! s'écria Mme Verdurin,
Dieu nous en préserve, il est assommant, bête et mal élevé. »
Cottard à ces mots manifesta en même temps son étonnement et
sa soumission, comme devant une vérité contraire à tout ce qu'il avait cru
jusque-là, mais d'une évidence irrésistible ; et, baissant d'un air ému et
peureux son nez dans son assiette, il se contenta de répondre : « Ah !
ah ! ah ! ah ! ah ! » en traversant à reculons, dans
sa retraite repliée en bon ordre jusqu'au fond de lui-même, le long d'une gamme
descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann
chez les Verdurin.
070
Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un
obstacle à leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de
leur amour : « Nous nous verrons en tous cas demain soir, il y a un
souper chez les Verdurin », mais : « Nous ne pourrons pas nous
voir demain soir, il y a un souper chez les Verdurin. » Ou bien les Verdurin
devaient l'emmener à l'Opéra-Comique voir Une nuit de Cléopâtre et Swann
lisait dans les yeux d'Odette cet effroi qu'il lui demandât de n'y pas aller, que
naguère il n'aurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de sa
maîtresse, et qui maintenant l'exaspérait. « Ce n'est pas de la colère, pourtant,
se disait-il à lui-même, que j'éprouve en voyant l'envie qu'elle a d'aller
picorer dans cette musique stercoraire. C'est du chagrin, non pas certes pour
moi, mais pour elle ; du chagrin de voir qu'après avoir vécu plus de six
mois en contact quotidien avec moi, elle n'a pas su devenir assez une autre
pour éliminer spontanément Victor Massé ! Surtout pour ne pas être arrivée
à comprendre qu'il y a des soirs où un être d'une essence un peu délicate doit
savoir renoncer à un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire
“je n'irai pas”, ne fût-ce que par intelligence, puisque c'est sur sa réponse
qu'on classera une fois pour toutes sa qualité d'âme. » Et s'étant
persuadé à lui-même que c'était seulement en effet pour pouvoir porter un
jugement plus favorable sur la valeur spirituelle d'Odette qu'il désirait que
ce soir-là elle restât avec lui au lieu d'aller à l'Opéra-Comique, il lui
tenait le même raisonnement, au même degré d'insincérité qu'à soi-même, et même
à un degré de plus, car alors il obéissait aussi au désir de la prendre par l'amour-propre.
« Je te jure », lui disait-il, quelques instants
avant qu'elle partît pour le théâtre, « qu'en te demandant de ne pas
sortir, tous mes souhaits, si j'étais égoïste seraient pour que tu me refuses, car
j'ai mille choses à faire ce soir et je me trouverai moi-même pris au piège et
bien ennuyé si contre toute attente tu me réponds que tu n'iras pas. Mais mes
occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut
venir un jour où, me voyant à jamais détaché de toi, tu auras le droit de me
reprocher de ne pas t'avoir avertie dans les minutes décisives où je sentais
que j'allais porter sur toi un de ces jugements sévères auxquels l'amour ne
résiste pas longtemps. Vois-tu, Une nuit de Cléopâtre (quel titre !)
n'est rien dans la circonstance. Ce qu'il faut savoir, c'est si vraiment tu es
cet être qui est au dernier rang de l'esprit, et même du charme, l'être
méprisable qui n'est pas capable de renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela,
comment pourrait-on t'aimer, car tu n'es même pas une personne, une créature
définie, imparfaite, mais du moins perfectible ? Tu es une eau informe qui
coule selon la pente qu'on lui offre, un poisson sans mémoire et sans réflexion
qui, tant qu'il vivra dans son aquarium, se heurtera cent fois par jour contre
le vitrage qu'il continuera à prendre pour de l'eau. Comprends-tu que ta
réponse, je ne dis pas aura pour effet que je cesserai de t'aimer immédiatement,
bien entendu, mais te rendra moins séduisante à mes yeux quand je comprendrai
que tu n'es pas une personne, que tu es au-dessous de toutes les choses et ne
sais te placer au-dessus d'aucune ? Évidemment j'aurais mieux aimé te
demander comme une chose sans importance, de renoncer à Une nuit de
Cléopâtre (puisque tu m'obliges à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans
l'espoir que tu irais cependant. Mais, décidé à tenir un tel compte, à tirer de
telles conséquences de ta réponse, j'ai trouvé plus loyal de t'en prévenir. »
Odette depuis un moment donnait des signes d'émotion et d'incertitude.
À défaut du sens de ce discours, elle comprenait qu'il pouvait rentrer dans le
genre commun des « laïus » et scènes de reproches ou de supplications,
dont l'habitude qu'elle avait des hommes lui permettait, sans s'attacher aux
détails des mots, de conclure qu'ils ne les prononceraient pas s'ils n'étaient
pas amoureux, que du moment qu'ils étaient amoureux, il était inutile de leur
obéir, qu'ils ne le seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté Swann
avec le plus grand calme si elle n'avait vu que l'heure passait et que pour peu
qu'il parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avec un
sourire tendre, obstiné et confus, « finir par manquer l'Ouverture ! ».
D'autres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait
qu'il cesserait de l'aimer, c'est qu'elle ne voulût pas renoncer à mentir.
« Même au simple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne
comprends-tu donc pas combien tu perds de ta séduction en t'abaissant à mentir ?
Par un aveu, combien de fautes tu pourrais racheter ! Vraiment tu es bien
moins intelligente que je ne croyais ! » Mais c'est en vain que Swann
lui exposait ainsi toutes les raisons qu'elle avait de ne pas mentir ; elles
auraient pu ruiner chez Odette un système général du mensonge ; mais
Odette n'en possédait pas ; elle se contentait seulement, dans chaque cas
où elle voulait que Swann ignorât quelque chose qu'elle avait fait, de ne pas
le lui dire. Ainsi le mensonge était pour elle un expédient d'ordre particulier ;
et ce qui seul pouvait décider si elle devait s'en servir ou avouer la vérité, c'était
une raison d'ordre particulier aussi, la chance plus ou moins grande qu'il y
avait pour que Swann pût découvrir qu'elle n'avait pas dit la vérité.
Physiquement, elle traversait une mauvaise phase : elle
épaississait ; et le charme expressif et dolent, les regards étonnés et
rêveurs qu'elle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa première
jeunesse. De sorte qu'elle était devenue si chère à Swann au moment pour ainsi
dire où il la trouvait précisément bien moins jolie. Il la regardait longuement
pour tâcher de ressaisir le charme qu'il lui avait connu, et ne le retrouvait
pas. Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle, c'était toujours Odette
qui vivait, toujours la même volonté fugace, insaisissable et sournoise, suffisait
à Swann pour qu'il continuât de mettre la même passion à chercher à la capter. Puis
il regardait des photographies d'il y avait deux ans, il se rappelait comme
elle avait été délicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal
pour elle.
Quand les Verdurin l'emmenaient à Saint-Germain, à Chatou, à
Meulan, souvent, si c'était dans la belle saison, ils proposaient, sur place, de
rester à coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin
cherchait à apaiser les scrupules du pianiste dont la tante était restée à
Paris.
« Elle sera enchantée d'être débarrassée de vous pour
un jour. Et comment s'inquiéterait-elle, elle vous sait avec nous ; d'ailleurs
je prends tout sous mon bonnet. »
Mais si elle n'y réussissait pas, M. Verdurin partait
en campagne, trouvait un bureau de télégraphe ou un messager et s'informait de
ceux des fidèles qui avaient quelqu'un à faire prévenir. Mais Odette le
remerciait et disait qu'elle n'avait de dépêche à faire pour personne, car elle
avait dit à Swann une fois pour toutes qu'en lui en envoyant une aux yeux de
tous, elle se compromettrait. Parfois c'était pour plusieurs jours qu'elle s'absentait,
les Verdurin l'emmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou à Compiègne admirer, sur
le conseil du peintre, des couchers de soleil en forêt, et on poussait jusqu'au
château de Pierrefonds.
« Penser qu'elle pourrait visiter de vrais monuments
avec moi qui ai étudié l'architecture pendant dix ans et qui suis tout le temps
supplié de mener à Beauvais ou à Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute
valeur et ne le ferais que pour elle, et qu'à la place elle va avec les
dernières des brutes s'extasier successivement devant les déjections de
Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc ! Il me semble qu'il n'y
a pas besoin d'être artiste pour cela et que, même sans flair particulièrement
fin, on ne choisit pas d'aller villégiaturer dans des latrines pour être plus à
portée de respirer des excréments. »
Mais quand elle était partie pour Dreux ou pour Pierrefonds
– hélas, sans lui permettre d'y aller, comme par hasard, de son côté, car « cela
ferait un effet déplorable », disait-elle – il se plongeait dans le plus
enivrant des romans d'amour, l'indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait
les moyens de la rejoindre, l'après-midi, le soir, ce matin même ! Le
moyen ? presque davantage : l'autorisation. Car enfin l'indicateur et
les trains eux-mêmes n'étaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir
au public, par voie d'imprimés, qu'à huit heures du matin partait un train qui
arrivait à Pierrefonds à dix heures, c'est donc qu'aller à Pierrefonds était un
acte licite, pour lequel la permission d'Odette était superflue ; et c'était
aussi un acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le désir de rencontrer
Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas l'accomplissaient chaque
jour, en assez grand nombre pour que cela valût la peine de faire chauffer des
locomotives.
En somme elle ne pouvait tout de même pas l'empêcher d'aller
à Pierrefonds s'il en avait envie ! Or justement, il sentait qu'il en
avait envie, et que s'il n'avait pas connu Odette, certainement il y serait
allé. Il y avait longtemps qu'il voulait se faire une idée plus précise des
travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps qu'il faisait, il
éprouvait l'impérieux désir d'une promenade dans la forêt de Compiègne.
Ce n'était vraiment pas de chance qu'elle lui défendît le
seul endroit qui le tentait aujourd'hui. Aujourd'hui ! S'il y allait
malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourd'hui même ! Mais
alors que, si elle eût retrouvé à Pierrefonds quelque indifférent, elle lui eût
dit joyeusement : « Tiens, vous ici ! », et lui aurait
demandé d'aller la voir à l'hôtel où elle était descendue avec les Verdurin, au
contraire si elle l'y rencontrait, lui, Swann, elle serait froissée, elle se
dirait qu'elle était suivie, elle l'aimerait moins, peut-être se
détournerait-elle avec colère en l'apercevant. « Alors, je n'ai plus le
droit de voyager ! » lui dirait-elle au retour, tandis qu'en somme c'était
lui qui n'avait plus le droit de voyager !
071
Il avait eu un moment l'idée, pour pouvoir aller à Compiègne
et à Pierrefonds sans avoir l'air que ce fût pour rencontrer Odette, de s'y
faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un
château dans le voisinage. Celui-ci, à qui il avait fait part de son projet
sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et s'émerveillait que
Swann, pour la première fois depuis quinze ans, consentît enfin à venir voir sa
propriété et, puisqu'il ne voulait pas s'y arrêter, lui avait-il dit, lui
promît du moins de faire ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs
jours. Swann s'imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même
avant d'y voir Odette, même s'il ne réussissait pas à l'y voir, quel bonheur il
aurait à mettre le pied sur cette terre où, ne sachant pas l'endroit exact, à
tel moment, de sa présence, il sentirait palpiter partout la possibilité de sa
brusque apparition : dans la cour du château, devenu beau pour lui parce
que c'était à cause d'elle qu'il était allé le voir ; dans toutes les rues
de la ville, qui lui semblait romanesque ; sur chaque route de la forêt, rosée
par un couchant profond et tendre ; – asiles innombrables et alternatifs, où
venait simultanément se réfugier, dans l'incertaine ubiquité de ses espérances,
son cœur heureux, vagabond et multiplié. « Surtout, dirait-il à M. de Forestelle,
prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin ; je viens d'apprendre
qu'ils sont justement aujourd'hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir
à Paris, ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un
pas les uns sans les autres. » Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une
fois là-bas il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à
manger de tous les hôtels de Compiègne sans se décider à s'asseoir dans aucune
de celles où pourtant on n'avait pas vu trace de Verdurin, ayant l'air de
rechercher ce qu'il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu'il l'aurait
trouvé, car s'il avait rencontré le petit groupe, il s'en serait écarté avec
affectation, content d'avoir vu Odette et qu'elle l'eût vu, surtout qu'elle l'eût
vu ne se souciant pas d'elle. Mais non, elle devinerait bien que c'était pour
elle qu'il était là. Et quand M. de Forestelle venait le chercher
pour partir, il lui disait : « Hélas ! non, je ne peux pas aller
aujourd'hui à Pierrefonds, Odette y est justement. » Et Swann était
heureux malgré tout de sentir que, si seul de tous les mortels il n'avait pas
le droit en ce jour d'aller à Pierrefonds, c'était parce qu'il était en effet
pour Odette quelqu'un de différent des autres, son amant, et que cette
restriction apportée pour lui au droit universel de libre circulation, n'était
qu'une des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui était si cher. Décidément
il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre
son retour. Il passait ses journées penché sur une carte de la forêt de
Compiègne comme si ç'avait été la carte du Tendre, s'entourait de photographies
du château de Pierrefonds. Dès que venait le jour où il était possible qu'elle
revînt, il rouvrait l'indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre et,
si elle s'était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de
peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas pour le cas où, revenue par le
dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au
milieu de la nuit. Justement il entendait sonner à la porte cochère, il lui
semblait qu'on tardait à ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se mettait à
la fenêtre pour appeler Odette si c'était elle, car malgré les recommandations
qu'il était descendu faire plus de dix fois lui-même, on était capable de lui
dire qu'il n'était pas là. C'était un domestique qui rentrait. Il remarquait le
vol incessant des voitures qui passaient, auquel il n'avait jamais fait
attention autrefois. Il écoutait chacune venir au loin, s'approcher, dépasser
sa porte sans s'être arrêtée et porter plus loin un message qui n'était pas
pour lui. Il attendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant
avancé leur retour, Odette était à Paris depuis midi ; elle n'avait pas eu
l'idée de l'en prévenir ; ne sachant que faire, elle avait été passer sa
soirée seule au théâtre et il y avait longtemps qu'elle était rentrée se
coucher et dormait.
C'est qu'elle n'avait même pas pensé à lui. Et de tels moments
où elle oubliait jusqu'à l'existence de Swann étaient plus utiles à Odette, servaient
mieux à lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swann vivait
dans cette agitation douloureuse qui avait déjà été assez puissante pour faire
éclore son amour le soir où il n'avait pas trouvé Odette chez les Verdurin et l'avait
cherchée toute la soirée. Et il n'avait pas, comme j'eus à Combray dans mon
enfance, des journées heureuses pendant lesquelles s'oublient les souffrances
qui renaîtront le soir. Les journées, Swann les passait sans Odette ; et
par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir ainsi seule
dans Paris était aussi imprudent que de poser un écrin plein de bijoux au
milieu de la rue. Alors il s'indignait contre tous les passants comme contre
autant de voleurs. Mais leur visage collectif et informe échappant à son
imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pensée de Swann, lequel,
se passant la main sur les yeux, s'écriait : « À la grâce de Dieu »,
comme ceux qui après s'être acharnés à étreindre le problème de la réalité du
monde extérieur ou de l'immortalité de l'âme accordent la détente d'un acte de
foi à leur cerveau lassé. Mais toujours la pensée de l'absente était
indissolublement mêlée aux actes les plus simples de la vie de Swann – déjeuner,
recevoir son courrier, sortir, se coucher – par la tristesse même qu'il avait à
les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le Beau que dans l'église
de Brou, à cause du regret qu'elle avait de lui, Marguerite d'Autriche
entrelaça partout aux siennes. Certains jours au lieu de rester chez lui, il
allait prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait
apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant il n'allait plus que pour
une de ces raisons, à la fois mystiques et saugrenues, qu'on appelle
romanesques ; c'est que ce restaurant (lequel existe encore) portait le
même nom que la rue habitée par Odette : Lapérouse. Quelquefois, quand
elle avait fait un court déplacement, ce n'est qu'après plusieurs jours qu'elle
songeait à lui faire savoir qu'elle était revenue à Paris. Et elle lui disait
tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la précaution de se couvrir
à tout hasard d'un petit morceau emprunté à la vérité, qu'elle venait d'y
rentrer à l'instant même par le train du matin. Ces paroles étaient mensongères ;
du moins pour Odette elles étaient mensongères, inconsistantes, n'ayant pas, comme
si elles avaient été vraies, un point d'appui dans le souvenir de son arrivée à
la gare ; même elle était empêchée de se les représenter au moment où elle
les prononçait, par l'image contradictoire de ce qu'elle avait fait de tout
différent au moment où elle prétendait être descendue du train. Mais dans l'esprit
de Swann au contraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient
s'incruster et prendre l'inamovibilité d'une vérité si indubitable que si un
ami lui disait être venu par ce train et ne pas avoir vu Odette il était
persuadé que c'était l'ami qui se trompait de jour ou d'heure, puisque son dire
ne se conciliait pas avec les paroles d'Odette. Celles-ci ne lui eussent paru
mensongères que s'il s'était d'abord défié qu'elles le fussent. Pour qu'il crût
qu'elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. C'était d'ailleurs
aussi une condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait
suspect. L'entendait-il citer un nom, c'était certainement celui d'un de ses
amants ; une fois cette supposition forgée, il passait des semaines à se
désoler ; il s'aboucha même une fois avec une agence de renseignements
pour savoir l'adresse, l'emploi du temps de l'inconnu qui ne le laisserait
respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre
que c'était un oncle d'Odette mort depuis vingt ans.
Bien qu'elle ne lui permît pas en général de la rejoindre
dans des lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une
soirée où il était invité comme elle – chez Forcheville, chez le peintre, ou à
un bal de charité dans un ministère – il se trouvât en même temps qu'elle. Il
la voyait mais n'osait pas rester de peur de l'irriter en ayant l'air d'épier
les plaisirs qu'elle prenait avec d'autres et qui – tandis qu'il rentrait
solitaire, qu'il allait se coucher anxieux comme je devais l'être moi-même
quelques années plus tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à
Combray – lui semblaient illimités parce qu'il n'en avait pas vu la fin. Et une
fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu'on serait tenté, si
elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de l'inquiétude
brusquement arrêtée, d'appeler des joies calmes, parce qu'elles consistent en
un apaisement : il était allé passer un instant à un raout chez le peintre
et s'apprêtait à le quitter ; il y laissait Odette muée en une brillante
étrangère, au milieu d'hommes à qui ses regards et sa gaieté, qui n'étaient pas
pour lui, semblaient parler de quelque volupté qui serait goûtée là ou ailleurs
(peut-être au « Bal des Incohérents » où il tremblait qu'elle n'allât
ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l'union charnelle même
parce qu'il l'imaginait plus difficilement ; il était déjà prêt à passer
la porte de l'atelier quand il s'entendait rappeler par ces mots (qui en
retranchant de la fête cette fin qui l'épouvantait, la lui rendaient
rétrospectivement innocente, faisaient du retour d'Odette une chose non plus
inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille
à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dépouillaient Odette
elle-même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n'était qu'un
déguisement qu'elle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en vue de
mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots qu'Odette
lui jetait, comme il était déjà sur le seuil : « Vous ne voudriez pas
m'attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me
ramèneriez chez moi. »
072
Il est vrai qu'un jour Forcheville avait demandé à être
ramené en même temps, mais comme arrivé devant la porte d'Odette il avait
sollicité la permission d'entrer aussi, Odette lui avait répondu en montrant
Swann : « Ah ! cela dépend de ce monsieur-là, demandez-lui. Enfin,
entrez un moment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous préviens
qu'il aime causer tranquillement avec moi, et qu'il n'aime pas beaucoup qu'il y
ait des visites quand il vient. Ah ! si vous connaissiez cet être-là
autant que je le connais ! n'est-ce pas, my love, il n'y a que moi
qui vous connaisse bien ? »
Et Swann était peut-être encore plus touché de la voir ainsi
lui adresser en présence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse,
de prédilection, mais encore certaines critiques comme : « Je suis
sûre que vous n'avez pas encore répondu à vos amis pour votre dîner de dimanche.
N'y allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poli », ou :
« Avez-vous laissé seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir l'avancer
un peu demain ? Quel paresseux ! Je vous ferai travailler, moi ! »,
qui prouvaient qu'Odette se tenait au courant de ses invitations dans le monde
et de ses études d'art, qu'ils avaient bien une vie à eux deux. Et en disant
cela elle lui adressait un sourire au fond duquel il la sentait toute à lui.
Alors à ces moments-là, pendant qu'elle leur faisait de l'orangeade,
tout d'un coup, comme quand un réflecteur mal réglé d'abord promène autour d'un
objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se
replier et s'anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes qu'il se
faisait d'Odette s'évanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann
avait devant lui. Il avait le brusque soupçon que cette heure passée chez
Odette, sous la lampe, n'était peut-être pas une heure factice, à son usage à
lui (destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelle il
pensait sans cesse sans pouvoir bien se la représenter, une heure de la vraie
vie d'Odette, de la vie d'Odette quand lui n'était pas là), avec des
accessoires de théâtre et des fruits de carton, mais était peut-être une heure
pour de bon de la vie d'Odette ; que s'il n'avait pas été là, elle eût
avancé à Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un breuvage inconnu,
mais précisément cette orangeade ; que le monde habité par Odette n'était
pas cet autre monde effroyable et surnaturel où il passait son temps à la
situer et qui n'existait peut-être que dans son imagination, mais l'univers
réel, ne dégageant aucune tristesse spéciale, comprenant cette table où il allait
pouvoir écrire et cette boisson à laquelle il lui serait permis de goûter, tous
ces objets qu'il contemplait avec autant de curiosité et d'admiration que de
gratitude, car si en absorbant ses rêves ils l'en avaient délivré, eux en
revanche s'en étaient enrichis, ils lui en montraient la réalisation palpable, et
ils intéressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards en
même temps qu'ils tranquillisaient son cœur. Ah ! si le destin avait
permis qu'il pût n'avoir qu'une seule demeure avec Odette et que chez elle il
fût chez lui, si en demandant au domestique ce qu'il y avait à déjeuner, c'eût
été le menu d'Odette qu'il avait appris en réponse, si quand Odette voulait
aller le matin se promener avenue du Bois de Boulogne, son devoir de bon mari l'avait
obligé, n'eût-il pas envie de sortir, à l'accompagner, portant son manteau
quand elle avait trop chaud, et le soir après le dîner si elle avait envie de
rester chez elle en déshabillé, s'il avait été forcé de rester là près d'elle, à
faire ce qu'elle voudrait ; alors combien tous les Riens de la vie de
Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce qu'ils auraient en même
temps fait partie de la vie d'Odette auraient pris, même les plus familiers – et
comme cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rêve, qui
matérialisaient tant de désir – une sorte de douceur surabondante et de densité
mystérieuse.
Pourtant il se doutait bien que ce qu'il regrettait ainsi c'était
un calme, une paix qui n'auraient pas été pour son amour une atmosphère
favorable. Quand Odette cesserait d'être pour lui une créature toujours absente,
regrettée, imaginaire quand le sentiment qu'il aurait pour elle ne serait plus
ce même trouble mystérieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de l'affection,
de la reconnaissance quand s'établiraient entre eux des rapports normaux qui
mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la
vie d'Odette lui paraîtraient peu intéressants en eux-mêmes – comme il avait
déjà eu plusieurs fois le soupçon qu'ils étaient, par exemple le jour où il
avait lu à travers l'enveloppe la lettre adressée à Forcheville. Considérant
son mal avec autant de sagacité que s'il se l'était inoculé pour en faire l'étude,
il se disait que quand il serait guéri ce que pourrait faire Odette lui serait
indifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire il redoutait à l'égal
de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu'il
était actuellement.
073
Après ces tranquilles soirées les soupçons de Swann étaient
calmés ; il bénissait Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait
envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille
avaient excité ou sa gratitude, ou le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme
d'amour qui avait besoin de se dépenser.
Mais à d'autres moments sa douleur le reprenait, il s'imaginait
qu'Odette était la maîtresse de Forcheville et que quand tous deux l'avaient vu,
du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou où il n'avait
pas été invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu'avait remarqué
jusqu'à son cocher, de revenir avec lui, puis s'en retourner de son côté, seul
et vaincu, elle avait dû avoir pour le désigner à Forcheville et lui dire :
« Hein ! ce qu'il rage ! » les mêmes regards, brillants, malicieux,
abaissés et sournois, que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les
Verdurin.
Alors Swann la détestait. « Mais aussi, je suis trop
bête, se disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera
tout de même bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car
je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas, renonçons
provisoirement aux gentillesses supplémentaires ! Penser que pas plus tard
qu'hier, comme elle disait avoir envie d'assister à la saison de Bayreuth, j'ai
eu la bêtise de lui proposer de louer un des jolis châteaux du roi de Bavière
pour nous deux dans les environs. Et d'ailleurs elle n'a pas paru plus ravie
que cela, elle n'a encore dit ni oui ni non ; espérons qu'elle refusera, grand
Dieu ! Entendre du Wagner pendant quinze jours avec elle qui s'en soucie
comme un poisson d'une pomme, ce serait gai ! » Et sa haine, tout
comme son amour, ayant besoin de se manifester et d'agir, il se plaisait à
pousser de plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, grâce aux
perfidies qu'il prêtait à Odette, il la détestait davantage et pourrait si – ce
qu'il cherchait à se figurer – elles se trouvaient être vraies, avoir une
occasion de la punir et d'assouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi
jusqu'à supposer qu'il allait recevoir une lettre d'elle où elle lui
demanderait de l'argent pour louer ce château près de Bayreuth, mais en le
prévenant qu'il n'y pourrait pas venir, parce qu'elle avait promis à
Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah ! comme il eût aimé qu'elle
pût avoir cette audace ! Quelle joie il aurait à refuser, à rédiger la
réponse vengeresse dont il se complaisait à choisir, à énoncer tout haut les termes,
comme s'il avait reçu la lettre en réalité !
Or, c'est ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit
que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir d'assister à ces
représentations de Wagner et que, s'il voulait bien lui envoyer cet argent, elle
aurait enfin, après avoir été si souvent reçue chez eux, le plaisir de les
inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il était sous-entendu
que leur présence excluait la sienne.
Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot
la veille sans oser espérer qu'elle pourrait servir jamais, il avait la joie de
la lui faire porter. Hélas ! il sentait bien qu'avec l'argent qu'elle
avait, ou qu'elle trouverait facilement, elle pourrait tout de même louer à
Bayreuth puisqu'elle en avait envie, elle qui n'était pas capable de faire de
différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus
chichement. Pas moyen, comme s'il lui eût envoyé cette fois quelques billets de
mille francs, d'organiser chaque soir, dans un château, de ces soupers fins
après lesquels elle se serait peut-être passé la fantaisie – qu'il était
possible qu'elle n'eût jamais eue encore – de tomber dans les bras de
Forcheville. Et puis du moins, ce voyage détesté, ce n'était pas lui, Swann, qui
le paierait ! – Ah ! s'il avait pu l'empêcher ! si elle avait pu
se fouler le pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui l'emmènerait
à la gare avait consenti, à n'importe quel prix, à la conduire dans un lieu où
elle fût restée quelque temps séquestrée, cette femme perfide, aux yeux
émaillés par un sourire de complicité adressé à Forcheville, qu'Odette était
pour Swann depuis quarante-huit heures !
Mais elle ne l'était jamais pour très longtemps ; au
bout de quelques jours le regard luisant et fourbe perdait de son éclat et de
sa duplicité, cette image d'une Odette exécrée disant à Forcheville :
« Ce qu'il rage ! » commençait à pâlir, à s'effacer. Alors, progressivement
reparaissait et s'élevait en brillant doucement, le visage de l'autre Odette, de
celle qui adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un sourire où il n'y
avait pour Swann que de la tendresse, quand elle disait : « Ne restez
pas longtemps, car ce monsieur-là n'aime pas beaucoup que j'aie des visites
quand il a envie d'être auprès de moi. Ah ! si vous connaissiez cet
être-là autant que je le connais ! », ce même sourire qu'elle avait
pour remercier Swann de quelque trait de sa délicatesse qu'elle prisait si fort,
de quelque conseil qu'elle lui avait demandé dans une de ces circonstances
graves où elle n'avait confiance qu'en lui.
Alors, à cette Odette-là, il se demandait comment il avait
pu écrire cette lettre outrageante dont sans doute jusqu'ici elle ne l'eût pas
cru capable, et qui avait dû le faire descendre du rang élevé, unique, que par
sa bonté, sa loyauté, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir
moins cher, car c'était pour ces qualités-là, qu'elle ne trouvait ni à
Forcheville ni à aucun autre, qu'elle l'aimait. C'était à cause d'elles qu'Odette
lui témoignait si souvent une gentillesse qu'il comptait pour rien au moment où
il était jaloux, parce qu'elle n'était pas une marque de désir, et prouvait
même plutôt de l'affection que de l'amour, mais dont il recommençait à sentir l'importance
au fur et à mesure que la détente spontanée de ses soupçons, souvent accentuée
par la distraction que lui apportait une lecture d'art ou la conversation d'un
ami, rendait sa passion moins exigeante de réciprocités.
Maintenant qu'après cette oscillation, Odette était
naturellement revenue à la place d'où la jalousie de Swann l'avait un moment
écartée, dans l'angle où il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de
tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi, qu'il ne pouvait s'empêcher
d'avancer les lèvres vers elle comme si elle avait été là et qu'il eût pu l'embrasser ;
et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que
si elle venait de l'avoir réellement et si ce n'eût pas été seulement son
imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir.
Comme il avait dû lui faire de la peine ! Certes il
trouvait des raisons valables à son ressentiment contre elle, mais elles n'auraient
pas suffi à le lui faire éprouver s'il ne l'avait pas autant aimée. N'avait-il
pas eu des griefs aussi graves contre d'autres femmes, auxquelles il eût
néanmoins volontiers rendu service aujourd'hui, étant contre elles sans colère
parce qu'il ne les aimait plus ? S'il devait jamais un jour se trouver
dans le même état d'indifférence vis-à-vis d'Odette, il comprendrait que c'était
sa jalousie seule qui lui avait fait trouver quelque chose d'atroce, d'impardonnable,
à ce désir, au fond si naturel, provenant d'un peu d'enfantillage et aussi d'une
certaine délicatesse d'âme, de pouvoir à son tour, puisqu'une occasion s'en
présentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer à la maîtresse de maison.
Il revenait à ce point de vue – opposé à celui de son amour
et de sa jalousie et auquel il se plaçait quelquefois par une sorte d'équité
intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilités – d'où il
essayait de juger Odette comme s'il ne l'avait pas aimée, comme si elle était
pour lui une femme comme les autres, comme si la vie d'Odette n'avait pas été, dès
qu'il n'était plus là, différente, tramée en cachette de lui, ourdie contre lui.
Pourquoi croire qu'elle goûterait là-bas avec Forcheville ou
avec d'autres des plaisirs enivrants qu'elle n'avait pas connus auprès de lui
et que seule sa jalousie forgeait de toutes pièces ? À Bayreuth comme à Paris,
s'il arrivait que Forcheville pensât à lui, ce n'eût pu être que comme à quelqu'un
qui comptait beaucoup dans la vie d'Odette, à qui il était obligé de céder la
place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle
triomphaient d'être là-bas malgré lui, c'est lui qui l'aurait voulu en
cherchant inutilement à l'empêcher d'y aller, tandis que s'il avait approuvé
son projet, d'ailleurs défendable, elle aurait eu l'air d'être là-bas d'après
son avis, elle s'y serait sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir qu'elle
aurait éprouvé à recevoir ces gens qui l'avaient tant reçue, c'est à Swann qu'elle
en aurait su gré.
Et – au lieu qu'elle allait partir brouillée avec lui, sans
l'avoir revu – s'il lui envoyait cet argent, s'il l'encourageait à ce voyage et
s'occupait de le lui rendre agréable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante,
et il aurait cette joie de la voir qu'il n'avait pas goûtée depuis près d'une
semaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la
représenter sans horreur, qu'il revoyait de la bonté dans son sourire, et que
le désir de l'enlever à tout autre n'était plus ajouté par la jalousie à son
amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait
la personne d'Odette, pour le plaisir qu'il avait à admirer comme un spectacle
ou à interroger comme un phénomène, le lever d'un de ses regards, la formation
d'un de ses sourires, l'émission d'une intonation de sa voix. Et ce plaisir
différent de tous les autres avait fini par créer en lui un besoin d'elle et qu'elle
seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presque aussi
désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, qu'un autre besoin qui
caractérisait cette période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à
la dépression des années antérieures avait succédé une sorte de trop-plein
spirituel, sans qu'il sût davantage à quoi il devait cet enrichissement
inespéré de sa vie intérieure qu'une personne de santé délicate qui à partir d'un
certain moment se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps s'acheminer
vers une complète guérison : cet autre besoin qui se développait aussi en
dehors du monde réel, c'était celui d'entendre, de connaître de la musique.
074
Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu'il avait
fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse,
de la pitié pour Odette. Elle était redevenue l'Odette charmante et bonne. Il
avait des remords d'avoir été dur pour elle. Il voulait qu'elle vînt près de lui
et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir la
reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire.
Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi
tendre et soumis qu'avant, lui demander une réconciliation, prenait-elle l'habitude
de ne plus craindre de lui déplaire et même de l'irriter et lui refusait-elle, quand
cela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère
vis-à-vis d'elle pendant la brouille, quand il lui avait dit qu'il ne lui
enverrait pas d'argent et chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne
savait-elle pas davantage combien il l'était, vis-à-vis sinon d'elle, du moins
de lui-même, en d'autres cas où dans l'intérêt de l'avenir de leur liaison, pour
montrer à Odette qu'il était capable de se passer d'elle, qu'une rupture
restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps sans aller chez
elle.
Parfois c'était après quelques jours où elle ne lui avait
pas causé de souci nouveau ; et comme, des visites prochaines qu'il lui
ferait, il savait qu'il ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus
probablement quelque chagrin qui mettait fin au calme où il se trouvait, il lui
écrivait qu'étant très occupé il ne pourrait la voir aucun des jours qu'il lui
avait dit. Or une lettre d'elle, se croisant avec la sienne, le priait
précisément de déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi ; ses
soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l'état nouveau
d'agitation où il se trouvait, l'engagement qu'il avait pris dans l'état
antérieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous
les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écrit la première, si elle
répondait seulement, en y acquiesçant, à sa demande d'une courte séparation, cela
suffisait pour qu'il ne pût plus rester sans la voir. Car, contrairement au
calcul de Swann, le consentement d'Odette avait tout changé en lui. Comme tous
ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s'il cessait un
moment de la posséder il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant
tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l'absence d'une
chose, ce n'est pas que cela, ce n'est pas un simple manque partiel, c'est un
bouleversement de tout le reste, c'est un état nouveau qu'on ne peut prévoir
dans l'ancien.
Mais d'autres fois au contraire – Odette était sur le point
de partir en voyage – c'était après quelque petite querelle dont il choisissait
le prétexte, qu'il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant
son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice, d'une
grande brouille qu'elle croirait peut-être définitive, à une séparation dont la
plus longue part était inévitable du fait du voyage et qu'il faisait commencer
seulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée de n'avoir
reçu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait
facile de se déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de
son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur interposée
des trois semaines de séparation acceptée, c'était avec plaisir qu'il
considérait l'idée qu'il reverrait Odette à son retour ; mais c'était
aussi avec si peu d'impatience, qu'il commençait à se demander s'il ne
doublerait pas volontiers la durée d'une abstinence si facile. Elle ne datait
encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui qu'il avait
souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans l'avoir comme maintenant
prémédité. Et pourtant voici qu'une légère contrariété ou un malaise physique –
en l'incitant à considérer le moment présent comme un moment exceptionnel, en
dehors de la règle, où la sagesse même admettrait d'accueillir l'apaisement qu'apporte
un plaisir et de donner congé, jusqu'à la reprise utile de l'effort, à la
volonté – suspendait l'action de celle-ci qui cessait d'exercer sa compression ;
ou, moins que cela, le souvenir d'un renseignement qu'il avait oublié de
demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire
repeindre sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si c'était des
actions ordinaires ou privilégiées qu'elle désirait acquérir (c'était très joli
de lui montrer qu'il pouvait rester sans la voir, mais si après ça la peinture
était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien
avancé), voici que comme un caoutchouc tendu qu'on lâche ou comme l'air dans
une machine pneumatique qu'on entrouvre, l'idée de la revoir, des lointains où
elle était maintenue, revenait d'un bond dans le champ du présent et des
possibilités immédiates.
Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d'ailleurs
si irrésistible que Swann avait eu bien moins de peine à sentir s'approcher un
à un les quinze jours qu'il devait rester séparé d'Odette, qu'il n'en avait à
attendre les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui
allait l'emmener chez elle et qu'il passait dans des transports d'impatience et
de joie où il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette
idée de la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment où il la croyait
si loin, était de nouveau près de lui dans sa plus proche conscience. C'est qu'elle
ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de chercher sans plus tarder
à lui résister, qui n'existait plus chez Swann depuis que, s'étant prouvé à
lui-même – il le croyait du moins – qu'il en était si aisément capable, il ne
voyait plus aucun inconvénient à ajourner un essai de séparation qu'il était
certain maintenant de mettre à exécution dès qu'il le voudrait. C'est aussi que
cette idée de la revoir revenait parée pour lui d'une nouveauté, d'une
séduction, douée d'une virulence que l'habitude avait émoussées, mais qui s'étaient
retrempées dans cette privation non de trois jours mais de quinze (car la durée
d'un renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et
de ce qui jusque-là eût été un plaisir attendu qu'on sacrifie aisément, avait
fait un bonheur inespéré contre lequel on est sans force. C'est enfin qu'elle y
revenait embellie par l'ignorance où était Swann de ce qu'Odette avait pu
penser, faire peut-être, en voyant qu'il ne lui avait pas donné signe de vie, si
bien que ce qu'il allait trouver c'était la révélation passionnante d'une
Odette presque inconnue.
Mais elle, de même qu'elle avait cru que son refus d'argent
n'était qu'une feinte, ne voyait qu'un prétexte dans le renseignement que Swann
venait lui demander sur la voiture à repeindre ou la valeur à acheter. Car elle
ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises qu'il traversait et, dans
l'idée qu'elle s'en faisait, elle omettait d'en comprendre le mécanisme, ne
croyant qu'à ce qu'elle connaissait d'avance, à la nécessaire, à l'infaillible
et toujours identique terminaison. Idée incomplète – d'autant plus profonde
peut-être – si on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute trouvé
qu'il était incompris d'Odette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuadés
qu'ils ont été arrêtés, l'un par un événement extérieur au moment où il allait
se délivrer de son habitude invétérée, l'autre par une indisposition
accidentelle au moment où il allait être enfin rétabli, se sentent incompris du
médecin qui n'attache pas la même importance qu'eux à ces prétendues
contingences, simples déguisements selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles
à ses malades, par le vice et l'état morbide qui, en réalité, n'ont pas cessé
de peser incurablement sur eux tandis qu'ils berçaient des rêves de sagesse ou
de guérison. Et de fait, l'amour de Swann en était arrivé à ce degré où le
médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se
demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son mal, est encore
raisonnable ou même possible.
075
Certes l'étendue de cet amour, Swann n'en avait pas une
conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer, il lui arrivait parfois qu'il
semblât diminué, presque réduit à rien ; par exemple, le peu de goût, presque
le dégoût que lui avaient inspiré, avant qu'il aimât Odette, ses traits
expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains jours. « Vraiment
il y a progrès sensible, se disait-il le lendemain ; à voir exactement les
choses, je n'avais presque aucun plaisir hier à être dans son lit : c'est
curieux, je la trouvais même laide. » Et certes, il était sincère, mais
son amour s'étendait bien au-delà des régions du désir physique. La personne
même d'Odette n'y tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait
sur sa table la photographie d'Odette, ou quand elle venait le voir, il avait
peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux
et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement :
« C'est elle », comme si tout d'un coup on nous montrait extériorisée
devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à
ce que nous souffrons. « Elle », il essayait de se demander ce que c'était ;
car c'est une ressemblance de l'amour et de la mort, plutôt que celles, si
vagues, que l'on redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la
peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité. Et cette maladie
qu'était l'amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement
mêlé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé,
à son sommeil, à sa vie, même à ce qu'il désirait pour après sa mort, il ne
faisait tellement plus qu'un avec lui, qu'on n'aurait pas pu l'arracher de lui
sans le détruire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en
chirurgie, son amour n'était plus opérable.
Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les
intérêts, que quand par hasard il retournait dans le monde en se disant que ses
relations, comme une monture élégante qu'elle n'aurait pas d'ailleurs su
estimer très exactement, pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix aux
yeux d'Odette (et ç'aurait peut-être été vrai en effet si elles n'avaient été
avilies par cet amour même, qui pour Odette dépréciait toutes les choses qu'il
touchait par le fait qu'il semblait les proclamer moins précieuses), il y
éprouvait, à côté de la détresse d'être dans des lieux, au milieu de gens qu'elle
ne connaissait pas, le plaisir désintéressé qu'il aurait pris à un roman ou à
un tableau où sont peints les divertissements d'une classe oisive, comme, chez
lui, il se complaisait à considérer le fonctionnement de sa vie domestique, l'élégance
de sa garde-robe et de sa livrée, le bon placement de ses valeurs, de la même
façon qu'à lire dans Saint-Simon, qui était un de ses auteurs favoris, la
mécanique des journées, le menu des repas de Mme de Maintenon,
ou l'avarice avisée et le grand train de Lulli. Et dans la faible mesure où ce
détachement n'était pas absolu, la raison de ce plaisir nouveau que goûtait
Swann, c'était de pouvoir émigrer un moment dans les rares parties de lui-même
restées presque étrangères à son amour, à son chagrin. À cet égard cette
personnalité, que lui attribuait ma grand-tante, de « fils Swann », distincte
de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann, était celle où il se
plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pour l'anniversaire de la princesse
de Parme (et parce qu'elle pouvait souvent être indirectement agréable à Odette
en lui faisant avoir des places pour des galas, des jubilés), il avait voulu
lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait
chargé une cousine de sa mère qui, ravie de faire une commission pour lui, lui
avait écrit, en lui rendant compte, qu'elle n'avait pas pris tous les fruits au
même endroit, mais les raisins chez Crapote dont c'est la spécialité, les
fraises chez Jauret, les poires chez Chevet où elles étaient plus belles, etc.,
« chaque fruit visité et examiné un par un par moi ». Et en effet, par
les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum des fraises et
du moelleux des poires. Mais surtout le « chaque fruit visité et examiné
un par un par moi » avait été un apaisement à sa souffrance, en emmenant
sa conscience dans une région où il se rendait rarement, bien qu'elle lui
appartînt comme héritier d'une famille de riche et bonne bourgeoisie où s'étaient
conservés héréditairement, tout prêts à être mis à son service dès qu'il le
souhaitait, la connaissance des « bonnes adresses » et l'art de
savoir bien faire une commande.
Certes, il avait trop longtemps oublié qu'il était le « fils
Swann » pour ne pas ressentir, quand il le redevenait un moment, un
plaisir plus vif que ceux qu'il eût pu éprouver le reste du temps et sur
lesquels il était blasé ; et si l'amabilité des bourgeois, pour lesquels
il restait surtout cela, était moins vive que celle de l'aristocratie (mais
plus flatteuse d'ailleurs, car chez eux du moins elle ne se sépare jamais de la
considération), une lettre d'altesse, quelques divertissements princiers qu'elle
lui proposât, ne pouvait lui être aussi agréable que celle qui lui demandait d'être
témoin, ou seulement d'assister à un mariage dans la famille de vieux amis de
ses parents, dont les uns avaient continué à le voir – comme mon grand-père qui,
l'année précédente, l'avait invité au mariage de ma mère – et dont certains
autres le connaissaient personnellement à peine mais se croyaient des devoirs
de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.
Mais, par les intimités déjà anciennes qu'il avait parmi eux,
les gens du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa
maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, à considérer ses
brillantes amitiés, le même appui hors de lui-même, le même confort, qu'à
regarder les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de table, qui
lui venaient des siens. Et la pensée que s'il tombait chez lui frappé d'une
attaque ce serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le
duc de Luxembourg et le baron de Charlus que son valet de chambre courrait
chercher, lui apportait la même consolation qu'à notre vieille Françoise de
savoir qu'elle serait ensevelie dans des draps fins à elle, marqués, non
reprisés (ou si finement que cela ne donnait qu'une plus haute idée du soin de
l'ouvrière), linceul de l'image fréquente duquel elle tirait une certaine
satisfaction, sinon de bien-être, au moins d'amour-propre. Mais surtout, comme
dans toutes celles de ses actions et de ses pensées qui se rapportaient à
Odette, Swann était constamment dominé et dirigé par le sentiment inavoué qu'il
lui était, peut-être pas moins cher, mais moins agréable à voir que quiconque, que
le plus ennuyeux fidèle des Verdurin, – quand il se reportait à un monde pour
qui il était l'homme exquis par excellence, qu'on faisait tout pour attirer, qu'on
se désolait de ne pas voir, il recommençait à croire à l'existence d'une vie
plus heureuse, presque à en éprouver l'appétit, comme il arrive à un malade
alité depuis des mois, à la diète, et qui aperçoit dans un journal le menu d'un
déjeuner officiel ou l'annonce d'une croisière en Sicile.
S'il était obligé de donner des excuses aux gens du monde
pour ne pas leur faire de visites, c'était de lui en faire qu'il cherchait à s'excuser
auprès d'Odette. Encore les payait-il (se demandant à la fin du mois, pour peu
qu'il eût un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si c'était
assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prétexte,
un présent à lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin,
M. de Charlus qu'il avait rencontré allant chez elle et qui avait
exigé qu'il l'accompagnât. Et à défaut d'aucun, il priait M. de Charlus
de courir chez elle, de lui dire comme spontanément, au cours de la
conversation, qu'il se rappelait avoir à parler à Swann, qu'elle voulût bien
lui faire demander de passer tout de suite chez elle ; mais le plus
souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir
que son moyen n'avait pas réussi. De sorte que si elle faisait maintenant de
fréquentes absences, même à Paris, quand elle y restait, elle le voyait peu, et
elle qui, quand elle l'aimait, lui disait : « Je suis toujours libre »
et « Qu'est-ce que l'opinion des autres peut me faire ? », maintenant,
chaque fois qu'il voulait la voir, elle invoquait les convenances ou prétextait
des occupations. Quand il parlait d'aller à une fête de charité, à un
vernissage, à une première où elle serait, elle lui disait qu'il voulait
afficher leur liaison, qu'il la traitait comme une fille. C'est au point que
pour tâcher de n'être pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savait qu'elle
connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait été
lui-même l'ami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de
Bellechasse afin de lui demander d'user de son influence sur Odette. Comme elle
prenait toujours, quand elle parlait à Swann de mon oncle, des airs poétiques, disant :
« Ah ! lui, ce n'est pas comme toi, c'est une si belle chose, si
grande, si jolie, que son amitié pour moi ! Ce n'est pas lui qui me
considérerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux
publics », Swann fut embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait se
hausser pour parler d'elle à mon oncle. Il posa d'abord l'excellence a
priori d'Odette, l'axiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de
ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de l'expérience.
« Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus de
toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est Odette. Mais vous savez ce
que c'est que la vie de Paris. Tout le monde ne connaît pas Odette sous le jour
où nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue
un rôle un peu ridicule ; elle ne peut même pas admettre que je la
rencontre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne
pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu'elle s'exagère le
tort qu'un salut de moi lui cause ? »
076
Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir
Odette qui ne l'en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver
partout où cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à Swann qu'elle
venait d'avoir une déception en voyant que mon oncle était pareil à tous les
hommes : il venait d'essayer de la prendre de force. Elle calma Swann qui
au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de lui
serrer la main quand il le rencontra. Il regretta d'autant plus cette brouille
avec mon oncle Adolphe qu'il avait espéré, s'il l'avait revu quelquefois et
avait pu causer en toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains
bruits relatifs à la vie qu'Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle
Adolphe y passait l'hiver. Et Swann pensait que c'était même peut-être là qu'il
avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu'un devant lui, relativement
à un homme qui aurait été l'amant d'Odette, avait bouleversé Swann. Mais les
choses qu'il aurait, avant de les connaître, trouvé le plus affreux d'apprendre
et le plus impossible de croire, une fois qu'il les savait, elles étaient
incorporées à tout jamais à sa tristesse, il les admettait, il n'aurait plus pu
comprendre qu'elles n'eussent pas été. Seulement chacune opérait sur l'idée qu'il
se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il crut même comprendre
une fois que cette légèreté des mœurs d'Odette qu'il n'eût pas soupçonnée, était
assez connue, et qu'à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois,
elle avait eu une sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à
se rapprocher de certains viveurs ; mais ceux-ci savaient qu'il
connaissait Odette ; et puis il avait peur de les faire penser de nouveau
à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là rien n'aurait pu
paraître aussi fastidieux que tout ce qui se rapportait à la vie cosmopolite de
Bade ou de Nice, apprenant qu'Odette avait peut-être fait autrefois la fête
dans ces villes de plaisir, sans qu'il dût jamais arriver à savoir si c'était
seulement pour satisfaire à des besoins d'argent que grâce à lui elle n'avait
plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait avec
une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers l'abîme sans fond où
étaient allées s'engloutir ces années du début du Septennat pendant lesquelles
on passait l'hiver sur la promenade des Anglais, l'été sous les tilleuls de
Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique comme
celle que leur eût prêtée un poète ; et il eût mis à reconstituer les
petits faits de la chronique de la Côte d'Azur d'alors, si elle avait pu l'aider
à comprendre quelque chose du sourire ou des regards – pourtant si honnêtes et
si simples – d'Odette, plus de passion que l'esthéticien qui interroge les
documents subsistant de la Florence du XVe siècle pour tâcher d'entrer
plus avant dans l'âme de Primavera, de la bella Vanna, ou de la Vénus, de
Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait ; elle
lui disait : « Comme tu as l'air triste ! » Il n'y avait
pas bien longtemps encore, de l'idée qu'elle était une créature bonne, analogue
aux meilleures qu'il eût connues, il avait passé à l'idée qu'elle était une
femme entretenue ; inversement il lui était arrivé depuis de revenir de l'Odette
de Crécy, peut-être trop connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d'une
expression parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait :
« Qu'est-ce que cela veut dire qu'à Nice tout le monde sache qui est
Odette de Crécy ? Ces réputations-là, même vraies, sont faites avec les
idées des autres » ; il pensait que cette légende – fût-elle
authentique – était extérieure à Odette, n'était pas en elle comme une
personnalité irréductible et malfaisante ; que la créature qui avait pu
être amenée à mal faire, c'était une femme aux bons yeux, au cœur plein de
pitié pour la souffrance, au corps docile qu'il avait tenu, qu'il avait serré
dans ses bras et manié, une femme qu'il pourrait arriver un jour à posséder
toute, s'il réussissait à se rendre indispensable à elle. Elle était là, souvent
fatiguée, le visage vidé pour un instant de la préoccupation fébrile et joyeuse
des choses inconnues qui faisaient souffrir Swann ; elle écartait ses
cheveux avec ses mains ; son front, sa figure paraissaient plus larges ;
alors, tout d'un coup, quelque pensée simplement humaine, quelque bon sentiment
comme il en existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou
de repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait de ses yeux comme
un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s'éclairait comme une campagne
grise, couverte de nuages qui soudain s'écartent, pour sa transfiguration, au
moment du soleil couchant. La vie qui était en Odette à ce moment-là, l'avenir
même qu'elle semblait rêveusement regarder, Swann aurait pu les partager avec
elle ; aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laissé de résidu. Si
rares qu'ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par le souvenir
Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or
une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard (comme on le
verra dans la deuxième partie de cet ouvrage) des sacrifices que l'autre Odette
n'eût pas obtenus. Mais que ces moments étaient rares, et que maintenant il la
voyait peu ! Même pour leur rendez-vous du soir, elle ne lui disait qu'à
la dernière minute si elle pourrait le lui accorder, car, comptant qu'elle le
trouverait toujours libre, elle voulait d'abord être certaine que personne d'autre
ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu'elle était obligée d'attendre
une réponse de la plus haute importance pour elle, et même si après qu'elle
avait fait venir Swann des amis demandaient à Odette, quand la soirée était
déjà commencée, de les rejoindre au théâtre ou à souper, elle faisait un bond
joyeux et s'habillait à la hâte. Au fur et à mesure qu'elle avançait dans sa
toilette, chaque mouvement qu'elle faisait rapprochait Swann du moment où il
faudrait la quitter, où elle s'enfuirait d'un élan irrésistible ; et quand,
enfin prête, plongeant une dernière fois dans son miroir ses regards tendus et
éclairés par l'attention, elle remettait un peu de rouge à ses lèvres, fixait
une mèche sur son front et demandait son manteau de soirée bleu ciel avec des
glands d'or, Swann avait l'air si triste qu'elle ne pouvait réprimer un geste d'impatience
et disait : « Voilà comme tu me remercies de t'avoir gardé jusqu'à la
dernière minute. Moi qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C'est bon
à savoir pour une autre fois ! » Parfois, au risque de la fâcher, il
se promettait de chercher à savoir où elle était allée, il rêvait d'une
alliance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner. D'ailleurs
quand il savait avec qui elle passait la soirée, il était bien rare qu'il ne
pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui quelqu'un qui connaissait, fût-ce
indirectement, l'homme avec qui elle était sortie et pouvait facilement en
obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis qu'il écrivait à un de ses amis
pour lui demander de chercher à éclaircir tel ou tel point, il éprouvait le
repos de cesser de se poser ses questions sans réponses et de transférer à un
autre la fatigue d'interroger. Il est vrai que Swann n'était guère plus avancé
quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas toujours d'empêcher,
mais du moins les choses que nous savons, nous les tenons, sinon entre nos
mains, du moins dans notre pensée où nous les disposons à notre gré, ce qui
nous donne l'illusion d'une sorte de pouvoir sur elles. Il était heureux toutes
les fois où M. de Charlus était avec Odette. Entre M. de Charlus
et elle, Swann savait qu'il ne pouvait rien se passer, que quand M. de Charlus
sortait avec elle c'était par amitié pour lui et qu'il ne ferait pas difficulté
à lui raconter ce qu'elle avait fait. Quelquefois elle avait déclaré si
catégoriquement à Swann qu'il lui était impossible de le voir un certain soir, elle
avait l'air de tenir tant à une sortie, que Swann attachait une véritable importance
à ce que M. de Charlus fût libre de l'accompagner. Le lendemain, sans
oser poser beaucoup de questions à M. de Charlus, il le contraignait,
en ayant l'air de ne pas bien comprendre ses premières réponses, à lui en
donner de nouvelles, après chacune desquelles il se sentait plus soulagé, car
il apprenait bien vite qu'Odette avait occupé sa soirée aux plaisirs les plus
innocents. « Mais comment, mon petit Mémé, je ne comprends pas bien…, ce n'est
pas en sortant de chez elle que vous êtes allés au musée Grévin ? Vous
étiez allés ailleurs d'abord. Non ? Oh ! que c'est drôle ! Vous
ne savez pas comme vous m'amusez, mon petit Mémé. Mais quelle drôle d'idée elle
a eue d'aller ensuite au Chat Noir, c'est bien une idée d'elle… Non ? c'est
vous. C'est curieux. Après tout ce n'est pas une mauvaise idée, elle devait y
connaître beaucoup de monde ? Non ? elle n'a parlé à personne ? C'est
extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux tout seuls ?
Je vois d'ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime bien. »
Swann se sentait soulagé. Pour lui à qui il était arrivé, en causant avec des
indifférents qu'il écoutait à peine, d'entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci
par exemple : « J'ai vu hier Mme de Crécy, elle
était avec un monsieur que je ne connais pas »), phrases qui aussitôt dans
le cœur de Swann passaient à l'état solide, s'y durcissaient comme une
incrustation, le déchiraient, n'en bougeaient plus, qu'ils étaient doux au
contraire ces mots : « Elle ne connaissait personne, elle n'a parlé à
personne », comme ils circulaient aisément en lui, qu'ils étaient fluides,
faciles, respirables ! Et pourtant au bout d'un instant il se disait qu'Odette
devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs qu'elle
préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui
faisait pourtant de la peine comme une trahison.
077
Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui
aurait suffi pour calmer l'angoisse qu'il éprouvait alors, et contre laquelle
la présence d'Odette, la douceur d'être auprès d'elle était le seul spécifique
(un spécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien des remèdes, mais du
moins calmait momentanément la souffrance), il lui aurait suffi, si Odette l'avait
seulement permis, de rester chez elle tant qu'elle ne serait pas là, de l'attendre
jusqu'à cette heure du retour dans l'apaisement de laquelle seraient venues se
confondre les heures qu'un prestige, un maléfice lui avaient fait croire
différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas ; il revenait chez lui ;
il se forçait en chemin à former divers projets, il cessait de songer à Odette ;
même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler en lui des pensées assez
joyeuses ; c'est le cœur plein de l'espoir d'aller le lendemain voir
quelque chef-d'œuvre qu'il se mettait au lit et éteignait sa lumière ; mais,
dès que, pour se préparer à dormir, il cessait d'exercer sur lui-même une
contrainte dont il n'avait même pas conscience tant elle était devenue
habituelle, au même instant un frisson glacé refluait en lui et il se mettait à
sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, s'essuyait les yeux, se
disait en riant : « C'est charmant, je deviens névropathe. »
Puis il ne pouvait penser sans une grande lassitude que le lendemain il
faudrait recommencer de chercher à savoir ce qu'Odette avait fait, à mettre en
jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d'une activité sans
trêve, sans variété, sans résultats, lui était si cruelle qu'un jour, apercevant
une grosseur sur son ventre, il ressentit une véritable joie à la pensée qu'il
avait peut-être une tumeur mortelle, qu'il n'allait plus avoir à s'occuper de
rien, que c'était la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet, jusqu'à
la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui arriva souvent sans se
l'avouer de désirer la mort, c'était pour échapper moins à l'acuité de ses
souffrances qu'à la monotonie de son effort.
Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu'à l'époque où il ne
l'aimerait plus, où elle n'aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait
enfin apprendre d'elle si le jour où il était allé la voir dans l'après-midi, elle
était ou non couchée avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le
soupçon qu'elle aimait quelqu'un d'autre le détournait de se poser cette
question relative à Forcheville, la lui rendait presque indifférente, comme ces
formes nouvelles d'un même état maladif qui semblent momentanément nous avoir
délivrés des précédentes. Même il y avait des jours où il n'était tourmenté par
aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au réveil, il
sentait à la même place la même douleur dont, la veille pendant la journée, il
avait comme dilué la sensation dans le torrent des impressions différentes. Mais
elle n'avait pas bougé de place. Et même, c'était l'acuité de cette douleur qui
avait réveillé Swann.
Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces
choses si importantes qui l'occupaient tant chaque jour (bien qu'il eût assez
vécu pour savoir qu'il n'y en a jamais d'autres que les plaisirs), il ne
pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau
fonctionnait à vide ; alors il passait son doigt sur ses paupières
fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait
entièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet inconnu certaines
occupations qui réapparaissaient de temps en temps, vaguement rattachées par
elle à quelque obligation envers des parents éloignés ou des amis d'autrefois, qui,
parce qu'ils étaient les seuls qu'elle lui citait souvent comme l'empêchant de
le voir, paraissaient à Swann former le cadre fixe, nécessaire, de la vie d'Odette.
À cause du ton dont elle lui disait de temps à autre « Le jour où je vais
avec mon amie à l'Hippodrome », si, s'étant senti malade et ayant pensé :
« Peut-être Odette voudrait bien passer chez moi », il se rappelait
brusquement que c'était justement ce jour-là, il se disait : « Ah !
non, ce n'est pas la peine de lui demander de venir, j'aurais dû y penser plus
tôt, c'est le jour où elle va avec son amie à l'Hippodrome. Réservons-nous pour
ce qui est possible ; c'est inutile de s'user à proposer des choses
inacceptables et refusées d'avance. » Et ce devoir qui incombait à Odette
d'aller à l'Hippodrome et devant lequel Swann s'inclinait ainsi ne lui
paraissait pas seulement inéluctable ; mais ce caractère de nécessité dont
il était empreint semblait rendre plausible et légitime tout ce qui de près ou
de loin se rapportait à lui. Si, Odette dans la rue ayant reçu d'un passant un
salut qui avait éveillé la jalousie de Swann, elle répondait aux questions de
celui-ci en rattachant l'existence de l'inconnu à un des deux ou trois grands
devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait : « C'est
un monsieur qui était dans la loge de mon amie avec qui je vais à l'Hippodrome »,
cette explication calmait les soupçons de Swann, qui en effet trouvait
inévitable que l'amie eût d'autres invités qu'Odette dans sa loge à l'Hippodrome,
mais n'avait jamais cherché ou réussi à se les figurer. Ah ! comme il eût
aimé la connaître, l'amie qui allait à l'Hippodrome, et qu'elle l'y emmenât
avec Odette ! Comme il aurait donné toutes ses relations pour n'importe
quelle personne qu'avait l'habitude de voir Odette, fût-ce une manucure ou une
demoiselle de magasin ! Il eût fait pour elles plus de frais que pour des
reines. Ne lui auraient-elles pas fourni, dans ce qu'elles contenaient de la
vie d'Odette, le seul calmant efficace pour ses souffrances ? Comme il
aurait couru avec joie passer les journées chez telle de ces petites gens avec
lesquelles Odette gardait des relations, soit par intérêt, soit par simplicité
véritable ! Comme il eût volontiers élu domicile à jamais au cinquième
étage de telle maison sordide et enviée où Odette ne l'emmenait pas et où, s'il
y avait habité avec la petite couturière retirée dont il eût volontiers fait
semblant d'être l'amant, il aurait presque chaque jour reçu sa visite ! Dans
ces quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce,
mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre indéfiniment !
078
Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle
voyait s'approcher d'elle quelqu'un qu'il ne connaissait pas, qu'il pût
remarquer sur le visage d'Odette cette tristesse qu'elle avait eue le jour où
il était venu pour la voir pendant que Forcheville était là. Mais c'était rare ;
car les jours où, malgré tout ce qu'elle avait à faire et la crainte de ce que
penserait le monde, elle arrivait à voir Swann, ce qui dominait maintenant dans
son attitude était l'assurance : grand contraste, peut-être revanche
inconsciente ou réaction naturelle de l'émotion craintive qu'aux premiers temps
où elle l'avait connu, elle éprouvait auprès de lui, et même loin de lui, quand
elle commençait une lettre par ces mots : « Mon ami, ma main tremble
si fort que je peux à peine écrire » (elle le prétendait du moins et un
peu de cet émoi devait être sincère pour qu'elle désirât d'en feindre davantage).
Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux qu'on
aime. Quand notre bonheur n'est plus dans leurs mains, de quel calme, de quelle
aisance, de quelle hardiesse on jouit auprès d'eux ! En lui parlant, en
lui écrivant, elle n'avait plus de ces mots par lesquels elle cherchait à se
donner l'illusion qu'il lui appartenait, faisant naître les occasions de dire « mon »,
« mien », quand il s'agissait de lui : « Vous êtes mon bien,
c'est le parfum de notre amitié, je le garde », de lui parler de l'avenir,
de la mort même, comme d'une seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à
tout ce qu'il disait, elle répondait avec admiration : « Vous, vous
ne serez jamais comme tout le monde » ; elle regardait sa longue tête
un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient :
« Il n'est pas régulièrement beau, si vous voulez, mais il est chic :
ce toupet, ce monocle, ce sourire ! », et, plus curieuse peut-être de
connaître ce qu'il était que désireuse d'être sa maîtresse, elle disait :
« Si je pouvais savoir ce qu'il y a dans cette tête-là ! »
Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d'un
ton parfois irrité, parfois indulgent : « Ah ! tu ne seras donc
jamais comme tout le monde ! » Elle regardait cette tête qui n'était
qu'un peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en
vertu de cette même aptitude qui permet de découvrir les intentions d'un
morceau symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances d'un enfant
quand on connaît sa parenté : « Il n'est pas positivement laid si
vous voulez, mais il est ridicule ; ce monocle, ce toupet, ce sourire ! »,
réalisant dans leur imagination suggestionnée la démarcation immatérielle qui
sépare à quelques mois de distance une tête d'amant de cœur et une tête de cocu),
elle disait : « Ah ! si je pouvais changer, rendre raisonnable
ce qu'il y a dans cette tête-là. » Toujours prêt à croire ce qu'il
souhaitait, si seulement les manières d'être d'Odette avec lui laissaient place
au doute, il se jetait avidement sur cette parole : « Tu le peux si
tu le veux », lui disait-il.
Et il tâchait de lui montrer que l'apaiser, le diriger, le
faire travailler, serait une noble tâche à laquelle ne demandaient qu'à se
vouer d'autres femmes qu'elle, entre les mains desquelles il est vrai d'ajouter
que la noble tâche ne lui eût paru plus qu'une indiscrète et insupportable
usurpation de sa liberté. « Si elle ne m'aimait pas un peu, se disait-il, elle
ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudra qu'elle
me voie davantage. » Ainsi trouvait-il dans ce reproche qu'elle lui
faisait, comme une preuve d'intérêt, d'amour peut-être ; et en effet, elle
lui en donnait maintenant si peu qu'il était obligé de considérer comme telles
les défenses qu'elle lui faisait d'une chose ou d'une autre. Un jour, elle lui
déclara qu'elle n'aimait pas son cocher, qu'il lui montait peut-être la tête
contre elle, qu'en tous cas il n'était pas avec lui de l'exactitude et de la
déférence qu'elle voulait. Elle sentait qu'il désirait lui entendre dire :
« Ne le prends plus pour venir chez moi », comme il aurait désiré un
baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit ; il fut
attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la
douceur de pouvoir parler d'elle ouvertement (car les moindres propos qu'il
tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient en
qu